«Messentrekkers» de Karel De Sadeleer: un puzzle de métaphores singulières et d’expressions grandiloquentes
Dans un monologue grandiloquent, truffé de métaphores et de réflexions sur la vie et la littérature, Karel De Sadeleer raconte l’histoire d’Ali, citoyen suisse aux racines palestiniennes. Messentrekkers
(Les tireurs de couteau) est un premier roman ambitieux et courageux qui témoigne d’une imagination fertile et d’une maîtrise originale de la langue.
Interrogé en 2002 à l’occasion du Salon du livre sur ses habitudes de lecture, Karel De Sadeleer, étudiant de vingt ans en licence de langues germaniques, témoigne déjà d’un regard très personnel sur la littérature. Ainsi compare-t-il la lecture, dans le quotidien De Morgen, à la réalisation d’un puzzle: ce n’est pas le puzzle fini qui importe, mais bien l’assemblage. «C’est le plus amusant», affirme-t-il à l’époque. Et d’ajouter: «Je pars du principe que chaque livre est écrit avec une ingéniosité certaine. Cette ingéniosité se reflète dans le style, le choix des mots, la structure du livre.»
À en juger par son premier roman, paru aux éditions het balanseer fin 2020, sa vision de la littérature n’a guère changé en vingt ans: Messentrekkers est un puzzle qui occupera le lecteur pendant plusieurs heures, et le résultat final n’importera pas tant que le chemin, qui le fera passer par des métaphores singulières, un usage de la langue délicieusement exubérant, des digressions au sujet de l’Histoire et de la littérature, le tout emballé dans un monologue impétueux d’un homme qui a parfois du mal à suivre ses propres pensées.
Messentrekkers donne la parole à Ali Haniyeh, Suisse d’origine palestinienne, qui a fini par s’échouer à Gand. Il y passe ses journées sur une terrasse, à écouter les filles de la table à côté (toujours des filles, jamais de garçons). Epiant les rues de Gand, il voit le leader palestinien Mahmoud Abbas traverser la ville d’Artevelde sur un vélo pour dame violet. Cet événement suffit à Ali pour entamer une histoire qui ne s’arrêtera que 420 pages et deux ans plus tard, dans un final grandiose dans lequel Ali lui-même et Abbas interprètent les rôles principaux, cela sans vous donner l’impression d’avoir quitté la terrasse, ni que cette histoire se termine réellement.
Sur cette terrasse, nous écoutons donc la vie d’Ali. Après sa fuite de Palestine, son père est devenu fossoyeur à Genève. Alors qu’il creuse la tombe de l’écrivain argentin exilé Jorge Luis Borges, son paternel est attaqué par un inconnu au couteau, un «attentat» qui ne sera jamais élucidé. Cette anecdote fournit à elle seule la matière de plusieurs histoires et réflexions sur la littérature, dont le narrateur n’a pas toujours une haute opinion. Ni d’ailleurs de la devise sur la tombe de Borges: «N’ayez pas peur.» «Ce n’est pas une leçon de vie, écrivain, c’est de la merde en branche, niveau conseil stylistique», juge Ali. Ceux qui lisent trop attrapent d’ailleurs une bosse de lecture. Plus tard, nous apprenons aussi comment le petit Ali s’est enfui à Gand avec sa mère. Et comment Ali est retourné seul en Suisse, puis a trouvé temporairement un job comme chauffeur de taxi à Berlin.
Le monologue d’Ali est une succession de purs non-sens et de pensées profondes, certaines plus que d’autres, racontés avec un grand sens du timing et de l’humour
Au cours de ce monologue, nous faisons connaissance avec ses amis, qui répondent aux noms de Beyeler, Rheinsberger ou Ravelstein, tous à consonance juive, ce qui n’est pas une coïncidence. De Sadeleer a un penchant pour la littérature populaire juive, qui transparaît également dans Messentrekkers.
Le monologue d’Ali est une succession de purs non-sens et de pensées profondes, certaines plus que d’autres, racontés avec un grand sens du timing et de l’humour. Celui qui, après l’apparition de Mahmoud Abbas au premier paragraphe, s’attend à une histoire de la Palestine sera déçu; ceci est une histoire du monde nomade qui part littéralement dans tous les sens. Non, avec De Sadeleer, l’ennui ne vous guette pas.
Nous avons là un récit tonitruant, bourré de phrases ronflantes et d’images originales et saisissantes
Et oui, bien sûr, dans un premier roman de plus de quatre cents pages, une métaphore ou deux peuvent manquer leur effet. Et l’obsession d’Ali pour le sexe des filles et leur influence sur celui des garçons est, par l’effet d’une légère exagération, parfois un peu adolescentielle. De Sadeleer aurait pu killer quelques darlings par-ci par-là, mais pour un premier roman, nous fermerons volontiers un œil sur ces égarements.
Nous avons là un récit tonitruant, bourré de phrases ronflantes et d’images originales et saisissantes, comme celle de la gare de Dampoort, «où la pluie prend parfois le train pour Bruxelles-Central». Messentrekkers est un livre rempli de miroirs, car il y a peut-être plusieurs Ali, et sans doute aussi plusieurs Abbas.
C’est une histoire qui montre que la peur, malgré la devise de Borges, est en réalité au cœur de toute chose. Une histoire sur le problème universel qui consiste à se mettre dans la merde et à s’en sortir. C’est l’histoire d’une imagination fantasque qui s’emballe, et de la façon dont les suppositions et les réflexions peuvent se changer en avalanche pour vous ensevelir. Parce que toutes ces explications inventées sur la vie rongent l’os de vos souvenirs jusqu’à vous rendre tout doucement fou.
Karel De Sadeleer, Messentrekkers, het balanseer, 2020, 432 p.
Extrait de Menssentrekkers de Karel De Sadeleer
p. 53-55
Qui est cet Arafat alors, dit-elle en vrillant son auriculaire dans son oreille, façon tire-bouchon, se foutant presque le feu du bout de sa cigarette, qu’elle tenait entre l’index et le majeur, non pas aux cils, mais aux petits cheveux de bébé qu’elle avait au-dessus des tempes.
Arafat est celui que Mahmoud Abbas devrait être, dis-je, mais Mahmoud Abbas n’est pas Arafat, parce qu’il n’en est pas capable.
Être un leader pour le peuple entier, dit la fille.
Oui, dis-je, être un leader pour le peuple entier. Pour les marchands de légumes de Jénine, pour les porteurs d’eau de Zubaydat, pour les petites putes de Naplouse, pour les lanceurs de pierres de Gaza, pour les instits à la retraite de l’école du village d’Al-Eizariya et pour les infirmières de Khan Younis.
Et Arafat aussi alors, on dit qu’il s’est bien graissé les pattes quand le peuple était occupé ailleurs, dit la fille.
C’est juste, dis-je. D’abord, il a regardé ce qu’il y avait dans les caisses – du moins c’est ce que disent des voix dans le peuple – et puis il a trifouillé dedans jusqu’à en avoir les doigts crochus.
De l’auriculaire qu’elle venait de se vriller dans l’oreille – pour en extraire une pâte cuivrée, ou une question qui se reposait dans l’intérieur douillet de son oreille interne – elle se frottait à présent la lèvre supérieure.
Du moins, dis-je, c’est ce que le peuple dit et écrit.
Le peuple dit et écrit souvent une chose et son contraire, dit la fille.
C’est vrai, dis-je, et si une chose n’est pas que l’argent palestinien disparaît déjà depuis des années dans les poches palestiniennes des costumes sur mesure palestiniens de leaders palestiniens, alors c’est son contraire.
L’argent n’a rien à faire dans les poches des leaders palestiniens, dit la fille, et même si elle avait raison, même si elle me donnait raison, même si la raison tourbillonnait au-dessus de la terrasse comme un tas de feuilles voltige autour de l’œil d’un ouragan immature en automne, je sentais tout de même que la conversation n’allait nulle part, comme si elle était coincée, autour d’un œil, par exemple, l’œil d’un ouragan immature qui se lève soudain et tout aussi soudainement se calme, fatigué ou dégoûté de ce qu’il provoquera, et quand bien même la conversation irait quelque part, à des heures de nous, peut-être même jusqu’au lendemain matin, je serais fin saoul, comme une chaloupe dans une tempête en mer –la nuit une mer et la terrasse un ressac branlant contre lequel elle envoie se fracasser des chaloupes.
C’est vrai, répondis-je quand même, dans l’espoir que cela mette rapidement un terme à la conversation, l’argent n’a rien à faire dans leurs poches, mais en attendant il y est. Et c’est comme ça que le peuple palestinien a le courage dans les chaussettes pendant qu’il manifeste contre les colons du pays, qui se fait découper comme un gâteau en morceaux de plus en plus petits.
Un gâteau, dit la fille.
Un gâteau, dis-je.
Quel genre de gâteau dans ce cas? demanda-t-elle.
Quand quelqu’un me demande quel genre de gâteau, répondis-je, génoise crème fraîche, par exemple, ou un gâteau à la banane ou un gros cake aux fruits garni de morceaux de kakis et de quartiers d’orange, alors je dis que ce n’est pas un gâteau qui atterrirait sur une table de fête flamande. Non, je dis alors, c’est un gâteau intifada, cuit à l’occasion de la bar-mitsvah des enfants de Dieu. Ou mieux: deux gâteaux intifada. Le premier tombait lourdement sur l’estomac des enfants de Dieu, j’ai l’impression. Le deuxième est arrivé plus tard. Il n’était pas moins lourd, mais il a été avalé en plus petits morceaux, comme on donne du gâteau à un mioche qui fête son cinquième anniversaire et a encore toutes ses dents de lait.
À ce moment-là, un gamin surgit sur la terrasse. Il était assez vieux pour la rue, je le devinais à sa petite moustache. Il donna un bécot au petit chou et, comme si c’était un signal, elle leva son cul, son gros cul, dit quelque chose qui ressemblait à «au revoir», et ils s’en allèrent.