Michaël Olbrechts, un talent de conteur au service de rêves de liberté et de nature
Michaël Olbrechts a percé auprès du public néerlandophone avec Galápagos, une bande dessinée nominée pour le plus grand prix littéraire flamand, De Boon, et récemment parue en français. Avec son nouveau livre Stoker, il perfectionne sa méthode pour faire revivre le passé en se concentrant sur le petit homme dans le grand décor.
Michaël Olbrechts (né en 1987) a fait ses débuts il y a dix ans dans la maison d’édition louvaniste Oogachtend qui appartenait alors à l’un de ses professeurs. À l’époque, Johan Stuyck offrait aux anciens élèves prometteurs une tribune professionnelle pour leurs projets de fin d’études, que ceux-ci aient été étoffés ou pas. Il est rare que ces premières publications dégagent autant de maturité que De allerlaatste tijger (Le tout dernier tigre, 2014).
Le récit se construit à partir d’un voyage en voiture inspiré de faits vécus par l’auteur, qui se déroule en 1996. Une famille flamande de quatre enfants se rend en voiture chez l’arrière-grand-mère aux Pays-Bas. Comme les enfants connaissent à peine celle à qui ils vont rendre visite, le père raconte la vie de leur aïeule pendant le long trajet.
© Michaël Olbrechts
Il s’avère que l’arrière-grand-mère a grandi en Indonésie. Outre l’histoire familiale et les tragédies personnelles qui l’accompagnent, le livre présente également la décolonisation de l’Indonésie. Jusqu’à De allerlaatste tijger, le lectorat de bandes dessinées avait peu été confronté à l’histoire (dé)coloniale indonésienne, si ce n’est que dans l’œuvre du Néerlandais Peter van Dongen, notamment dans Rampokan, paru en français chez Dupuis. Comme dans les livres ultérieurs d’Olbrechts, le mélange d’histoire personnelle et de grande histoire est remarquable, combiné à un flair narratif naturel. Son livre n’est ni un jeu sans intérêt ni un véhicule pour montrer sa maîtrise du médium, comme c’est le cas pour un certain nombre de ses collègues diplômés, mais une histoire ambitieuse qui s’étend sur quatre générations et parcourt tout le globe. Le premier livre d’Olbrechts touche une corde sensible. Outre des critiques encourageantes, il lui vaut le Silvester Debuutprijs, un prix spécifique pour un premier album de bande dessinée en néerlandais.
Amour pour l'espèce humaine
Le successeur Vierenveertig na Ronny (44 après Ronny, 2016) s’avère beaucoup moins exotique que De allerlaatste tijger, mais en même temps plus ambitieux. Une fois de plus, les traits sympathiques et les couleurs automnales intenses d’Olbrechts permettent à quatre générations d’interagir, mais cette fois dans un contexte typiquement flamand. Le comique prend souvent le pas sur le tragique dans l’histoire de Louis, un grand-père dont les facultés mentales sont déclinantes. Sa famille décide de le placer en maison de repos parce qu’il a besoin de trop de soins pour continuer à vivre chez lui. Pendant un dernier week-end, toute la famille s’efforce d’offrir à Louis des moments reconnaissables, y compris un groupe de personnes chargées de reconstituer une scène représentant la moisson de 1936.
Le regard affectueux que porte Olbrechts sur les fêtes familiales flamandes typiques s’exprime clairement sur la couverture de l’édition néerlandaise, avec l’image d’un saumon en bellevue et de roulades de jambon aux asperges. Le plat froid devient ainsi une métonymie du malaise planant sr la fête de famille. Les relations entre les membres de la famille ne tardent pas à s’envenimer parce que l’amour s’exprime maladroitement et souvent de manière contre-productive. Olbrechts ne se contente pas de réunir la progéniture de Louis, mais utilise des personnages supplémentaires pour amener la fête vers son inévitable apothéose. Par sa naïveté, Reggie, le simple garçon d’à côté, pousse d’autres personnages à agir. Le frère disgracié de Louis qui ne mâche pas ses mots, se languit aussi, avec un pincement au cœur, d’une harmonie avec son frère à jamais perdue.
© Michaël Olbrechts
Il n’y a pas d’événements majeurs dans 44 après Ronny et les secrets de famille sont finalement peu spectaculaires. Dans le ton comme dans le dessin, Olbrechts porte un regard bienveillant sur un drame familial flamand à peine exagéré, témoignant ainsi de beaucoup d’amour pour l’espèce humaine. L’empathie pour les petites gens rappelle parfois le travail de l’auteur et metteur en scène français Pascal Rabaté qui, dans ses scénarios pour les bandes dessinées La Marie de plastique et Vive la marée! observe le commun des mortels avec le même mélange de compassion et de légère dérision. Glénat, l’un des éditeurs de Rabaté, voit le potentiel de 44 après Ronny et publie le livre en français.
Le pouvoir narratif et visuel des rêves
2019 voit la publication de Het Reigersnest (Le Nid des hérons), une histoire assez classique au premier abord. Un employé malmené, Arend, a finalement craqué. Il cherche l’apaisement et la liberté dans un village rural et rencontre le costaud Anton, qui s’occupe du jardin d’une grande propriété portant le nom Het Reigersnest. Olbrechts décrit avec précision les démarches maladroites qu’Arend entreprend pour échapper à l’atmosphère de travail toxique et à la domination de sa mère, ce qui suscite automatiquement de la pitié pour son personnage principal.
Olbrechts a en commun avec Hergé d’utiliser pleinement le pouvoir narratif et visuel des rêves
Cependant, les qualités du livre sont principalement ailleurs. Outre l’empathie et les couleurs réconfortantes, l’auteur ajoute quelques cordes à son arc narratif dans Het Reigersnest. Quelque part dans l’histoire apparaît sur une île un phare blanc et rouge vif. À un lecteur assidu de bande dessinée, cette scène rappellera probablement à la fois la fusée d’Objectif lune et le champignon sur une île de L’étoile mystérieuse de Tintin. Ce n’est peut-être pas une coïncidence, car Olbrechts a en commun avec Hergé, à partir de cet album, d’utiliser pleinement le pouvoir narratif et visuel des rêves.
La nuit, Arend transpire, au sens propre comme au sens figuré, le stress de son existence. Dans ses rêves, il se noie ou est avalé par un héron. Même si ses cauchemars sont le reflet de ses peurs, leur pertinence dans le récit n’est jamais univoque. Bien que leur signification métaphorique soit claire, il y a également, comme dans les rêves de la plupart des gens, des scènes et des personnages inexplicables qui apparaissent. Les cauchemars permettent à l’auteur d’innover sur le plan du dessin et d’exploiter au maximum son imagination.
© Michaël Olbrechts
La nature joue un rôle important dans ce processus, ce qui n’est pas étonnant puisque Arend habite à la campagne. Ces décors naturels plaisent visiblement à Olbrechts. Ses portraits de hérons, de loups ou de sangliers, les nombreux moments de silence dans le récit, avec seulement une image détaillée de la flore locale, trahissent un sens du détail que le lecteur reconnaît, car il fournit également l’authenticité et la profondeur des personnages humains d’Olbrechts.
L’auteur considère toujours l’homo sapiens comme une partie intégrante de la nature, et non comme un être qui peut entretenir l’illusion d’une existence isolée parmi sa seule espèce. Pour Arend comme pour Anton, une existence en harmonie avec les plantes et les animaux ne peut à elle seule guérir les blessures du passé. Mais combiné à leur interaction mutuelle, un séjour dans un environnement riche en nature s’avère une condition nécessaire pour aller de l’avant. Les deux personnages recherchent d’une manière quelque peu naïve la liberté, un état d’esprit qui, selon eux, doit prendre forme loin des autres et des attentes sociales.
Harmonie avec la nature
Ce thème est repris dans le livre le plus international et le plus acclamé d’Olbrechts, Galápagos (2023). Grâce à un épisode d’un podcast connu, écouté pendant le confinement, l’auteur découvre l’affaire Galápagos, un classique du true crime sur les Allemands Friedrich et Dora qui fuient la société moderne en 1929 pour vivre sur une île déserte du Pacifique au large de la côte de l’Équateur. Loin du confort de la soi-disant civilisation, ils exploitent une petite ferme de subsistance.
© Michaël Olbrechts
Leur indépendance vis-à-vis de la société, inspirée par Friedrich Nietzsche, se transforme rapidement en cauchemar. Les conditions climatiques sont défavorables, mais Friedrich et Dora sont surtout perturbés par d’autres résidents humains attirés par leur histoire. L’une d’entre elles, qui se fait appeler la baronne, arrive avec deux amants, mais après une série de conflits, elle et l’un des hommes disparaissent sans laisser de traces. C’est le début d’une série de tragédies inexpliquées qui, depuis près d’un siècle, poussent les détectives amateurs à toutes sortes d’hypothèses.
Olbrechts reconstitue les faits avec plus de soin que beaucoup d’autres récits basés sur cette affaire, mais il ne se préoccupe pas de la vérité historique en elle-même. Une fois de plus, c’est la fuite loin de la société, l’aspiration à une existence primitive en harmonie avec la nature, qui fascine Olbrechts et lui permet de dessiner des plantes et des animaux très divers. Plus que jamais, il laisse parler les paysages et construit des pages muettes et plus lentes.
© Michaël Olbrechts
Galapagos connaît rapidement un succès inattendu auprès de la critique et du public. Il s’agit même de la première bande dessinée à figurer sur la liste longue du prix littéraire De Boon. La traduction française vient d’être publiée par La Boîte à Bulles.
Le cœur à la bonne place
Comme pour Galápagos, le livre le plus récent d’Olbrechts, Stoker (Distillateur, 2024), part d’une histoire vraie. Il s’agit d’une collaboration avec le musée du genièvre de Hasselt qui devrait également pouvoir convaincre les amateurs de boissons alcoolisées de lire une bande dessinée. Des experts ont rédigé un épilogue sur l’histoire des spiritueux en Flandre, mais c’est l’auteur lui-même qui a rédigé l’introduction du livre. La valeur ajoutée de sa contribution réside certainement dans la publication de la vieille coupure de presse, celle-là même qui lui a donné l’idée de consacrer une histoire à un distillateur de genièvre notoire, Bruno Declercq.
Figure historique, Declercq était un récidiviste qui distillait en cachette il y a plus de cent ans. Ses activités sont en quelque sorte une version profondément flamande des laboratoires de drogue d’aujourd’hui. Mais Declercq est une figure plus sympathique que les chimistes clandestins et qui, contrairement à ces derniers, n’entretient aucune relations avec la mafia.
© Michaël Olbrechts
Dans Stoker, Olbrechts capture de manière convaincante la culture du genièvre de l’époque: la présence généralisée de la boisson dans tout ce qui ressemble à une fête, le jeu du chat et de la souris avec la loi et la montée en puissance des sociétés de tempérance qui luttent contre l’abus d’alcool. En outre, le fait que le récit se déroule lors d’un mariage ramène Olbrechts aux interactions entre les villageois, comme dans 44 après Ronny.
Stoker est une bande dessinée d’ensemble sur l’être humain. Les escrocs qui ne respectent pas les règles y ont le cœur à la bonne place, tandis que les «bonnes personnes» peuvent cacher, sous une couche de vernis hypocrite, une nature cupide et une moralité très limitée. Comme Het Reigersnest et surtout Galápagos, Stoker offre non seulement un regard empathique sur l’être humain en quête de sens, mais aussi des rebondissements explosifs qui manquaient à ses premiers livres plutôt pacifiques.
Olbrechts a toujours eu un talent de conteur, mais Stoker est de nouveau un pas en avant. Il n’est pas nécessaire de boire un verre de genièvre pour s’en rendre compte.
Publications de Michaël Olbrechts mentionnées dans l’articlce:
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De allerlaatste tijger (Le tout dernier tigre), Oogachtend, Leuven, 2014.
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44 après Ronny, (titre original: Vierenveertig na Ronny, Oogachtend, Leuven, 2016), éditions Glénat, Grenoble, 2017.
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Het Reigersnest (Le Nid des hérons), Oogachtend, Leuven, 2019.
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Galapagos, (titre original: Galapagos, Oogachtend, Leuven, 2023), éditions La Boîte à bulles, Saint-Avertin, 2024.
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Stoker (Distilleur), Daedalus, Genk, 2024.
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