Michaelina Wautier: la femme qui bravait les interdits
Autrefois, les femmes artistes étaient rarement appréciées à leur juste valeur. La plupart d’entre elles furent éclipsées par leurs confrères masculins, exclues de l’éducation et du monde artistique, tant et si bien que leurs noms ne figuraient dans aucun livre d’histoire. Il n’en alla pas autrement dans les Plats Pays. Heleen Debruyne sort quelques-unes de ces femmes peintres de l’oubli pour leur rendre un hommage pleinement mérité.
Le regard fixé sur le spectateur et la poitrine à moitié dénudée, elle suit une joyeuse bande d’hommes très légèrement vêtus qui escortent le dieu Bacchus. Un vieillard lubrique lui effleure la joue, espérant sans doute obtenir d’autres faveurs, mais Michaelina Wautier (1604-1689) ne lui prête aucune attention. Voilà une scène qui, en 1655, devait sembler pour le moins inhabituelle, voire choquante: une femme qui se représente en fervente disciple de Bacchus!
© Kunsthistorisches Museum, Vienne
D’où tira-t-elle la force et l’assurance pour s’attaquer au genre pictural considéré (à l’époque) comme le plus important, à savoir le tableau historique? On ne peut que répondre par des hypothèses à cette question. Tout ce que l’on sait est qu’elle naît à Mons en 1604 en tant qu’avant-dernière enfant d’une famille aisée de huit frères et sœurs. Les écoles étant rares dans la région, on peut aisément s’imaginer que la petite Michaelina assiste avec curiosité aux cours d’histoire, de langues, de politique et d’art que ses frères reçoivent à domicile. Le fait que son frère Charles embrasse la carrière de peintre éveille sans doute son intérêt pour le métier. Tous deux semblent s’inspirer de l’œuvre splendide de Michael Sweerts, qui a fondé une Académie à Bruxelles: peut-être le maître a-t-il fait pour elle une exception en lui permettant de se faire la main parmi ses jeunes élèves masculins? Quoi qu’il en soit, quelqu’un a dû apprécier suffisamment son talent pour lui donner une chance.
© collection privée
L’étendue de ses capacités est immense. Parmi ses presque trente œuvres qui sont parvenues jusqu’à nous, on trouve des tableaux historiques, mais aussi des scènes de genre, des portraits incroyablement vivants, des natures mortes, des autoportraits, des scènes religieuses, en petit ou grand format. La plupart des artistes du XVIIe
siècle se spécialisaient dans un genre et expérimentaient peu. Ce n’est pas son cas. Regardez la façon dont elle représente les saintes Agnès et Dorothée, par exemple. Ce n’est pas une image stéréotypée de femmes pieuses, mais le portrait de deux jeunes filles.
Autre fait inusuel: elles ne regardent pas le spectateur ni ne se regardent entre elles. Elles semblent entièrement absorbées dans leurs pensées, pressentant peut-être leur futur sort. C’est du moins ce que leurs attributs paraissent suggérer: la jeune Agnès caresse un agneau, symbole de son martyre. Dorothée tient dans sa main une branche de palmier, autre symbole du martyre et d’une foi inébranlable. Michaelina connaît l’iconographie chrétienne et l’exploite à sa façon.
Elle n’hésite pas non plus à aborder des thèmes plus populaires. Dans son tableau récemment découvert Elk zijn meug (À chacun ses goûts), elle s’approprie un proverbe en lui donnant manifestement une autre interprétation: «à chacun sa part». Elle représente un garçon à la coiffure angélique qui tient un œuf dans sa main droite. De sa main gauche, il repousse un autre garçon qui essaie de lui prendre sa friandise. On est particulièrement frappé par l’expression des deux enfants: l’espièglerie de l’un, la déception de l’autre.
© «Musée royal des beaux-arts d'Anvers».
La scène est d’un grand réalisme. Ce don ressort le plus clairement dans ses portraits. Le jésuite Martino Martini lance un regard torve d’intrigant sous sa toque de fourrure, le commandant Wautier a l’allure d’un homme qui a sillonné le monde et saint Jean l’Évangéliste est d’une naïveté extatique dans sa foi. Des personnages du XVIIe
siècle que nous ne serions pas surpris de croiser dans le métro.
Michaelina réussissait probablement à vendre ses œuvres à bon prix – en tout cas, son Triomphe de Bacchus fut acquis par l’archiduc autrichien Léopold-Guillaume. Elle fréquentait en outre les cercles d’artistes: Paulus Pontius, un collaborateur de Rubens, grava son portrait. Toutefois, à notre connaissance, son nom n’apparaît dans aucun document de l’époque. Elle-même n’a pas laissé d’archives. Nous ignorons tout de la façon dont elle concevait son travail, de ses sources d’inspiration, de ses sentiments en tant que femme évoluant dans un monde d’hommes. En revanche, nous savons qu’elle ne s’est jamais mariée. Se serait-elle rendu compte en regardant autour d’elle que les rares femmes ayant réussi à se faire un nom dans la peinture avaient dû renoncer à leur carrière une fois mariées ? Elle n’a pas non plus eu d’enfants.
© Kunsthistorisches Museum», Vienne
Après sa mort en 1689, Michaelina disparaît dans les oubliettes de l’histoire de l’art. Quelques-unes de ses œuvres continuent à circuler dans des collections privées, mais aucun expert d’importance ne se souvient d’elle. Jusqu’à ce que, vers 1990, l’historienne de l’art flamande Katlijne Van der Stighelen se retrouve face à face avec Michaelina dans le Triomphe de Bacchus, qui prenait la poussière dans le dépôt d’un musée. Le tableau excite immédiatement sa curiosité, et lorsqu’elle découvre qu’il est attribué à une femme, elle s’obstine à connaître le fin mot de l’histoire. Grâce à ses recherches, les œuvres de Michaelina sont de nouveau estimées à leur juste valeur: elles se vendent à prix fort dans les foires d’art et, en 2018, Van der Stighelen organise une grande rétrospective au MAS d’Anvers. L’année suivante, la peintre est même mise à l’honneur sur la page d’accueil de Google. C’est la preuve que, si un talent exceptionnel est loin de suffire pour être inclus dans le canon, les efforts d’ambassadeurs influents sont heureusement capables de l’arracher à l’oubli des siècles plus tard.