Mira Feticu déclare sa flamme à la langue néerlandaise
Dans son dernier livre Liefdesverklaring aan de Nederlandse taal (Déclaration d’amour à la langue néerlandaise), Mira Feticu, native de Roumanie, déclare que l’apprentissage du néerlandais a été pour elle un combat, mais un combat qui lui a apporté la liberté. L’écrivain Vamba Sherif, né au Liberia, se reconnaît dans la marche conquérante de Feticu.
© Irwan Droog
Quiconque apprend une nouvelle langue frôle tôt ou tard le désespoir. Le courage l’abandonne et la conquête de la langue étrangère semble soudain un objectif lointain, presque inatteignable. Ce moment arriva pour moi lors de ma première année aux Pays-Bas quand, débordant d’enthousiasme, je m’efforçai d’expliquer à une des employées du centre d’accueil de demandeurs d’asile de Budel que j’avais besoin d’aide. Quel ne fut pas mon dépit de constater que mon interlocutrice comprenait que je lui proposais mon aide! La confusion était à son comble. Dans la cantine où l’incident se produisit, tout le monde éclata de rire.
L’écrivaine néerlando-roumaine Mira Feticu (° 1973) rapporte une situation semblable dans son livre Liefdesverklaring aan de Nederlandse taal. L’incident a lieu à la bibliothèque de La Haye, où elle travaille. Elle commente un extrait de la célèbre série Ally McBeal. Elle s’applique, soupèse chaque mot mais, à sa grande surprise, toute l’équipe se tord de rire. Pas à cause de ses plaisanteries ou de la drôlerie de l’épisode, mais parce que personne ne comprend un mot de ce qu’elle raconte. Sans doute est-ce à ce moment qu’elle s’est juré, comme moi au centre d’accueil, de ne plus jamais revivre une telle déconvenue. Et donc de parfaire sa maîtrise de la langue.
Apprendre une langue est une lutte sans fin. Comme l’écrit Feticu, cela consiste à accroître chaque jour son territoire
Apprendre une langue est une lutte sans fin. Comme l’écrit Feticu, cela consiste à accroître chaque jour son territoire, tel Gengis Khan poussé par son inextinguible soif de conquêtes. Chaque parole est un défi, chaque phrase une ennemie: puissante, rusée et jamais prête à se rendre sans combattre. Parfois, alors que l’on se sent à son aise, que l’on commence à trouver ses marques dans la nouvelle langue, ou que l’on s’imagine qu’elle va vous livrer ses secrets, survient un événement qui suscite la panique et remet tout en question. Pourra-t-on un jour déposer les armes?
Comme le souligne le grand écrivain et penseur kényan Ngugi wa Thiong’o, la langue est le plus important de tous les supports de culture et de civilisation. Pour montrer comment elle a embrassé la culture et la civilisation néerlandaises, Feticu a choisi de consacrer chaque chapitre de son livre à un thème en rapport avec la vie: langue et vrai «moi», langue et liberté, langue et caractère national, entre autres. Ces thèmes lui servent de guides dans la culture et la civilisation qu’elle tente de s’approprier. Elle commence par l’individu, le vrai moi, celui qui porte en lui la nouvelle et l’ancienne langue, et amalgame la culture et la civilisation de chacune d’elles.
L’écrivaine examine ensuite les rapports de la langue et du territoire dans ce que celui-ci peut avoir de vaste ou d’étroit. Dans un supermarché, elle s’étonne qu’une vendeuse ignore ce qu’est une grenade. «Jamais entendu parler», reconnaît la jeune fille. «Son néerlandais, constate Feticu, était aussi un territoire, le territoire du supermarché PLUS.» Sur la question de la langue et du contexte, elle explique qu’en roumain le fromage ne se conçoit pas autrement qu’accompagné de tomate ou de concombre. En Roumanie, on ne mange pas de fromage seul, mais du caşcaval, surtout après la révolution. Aussi ce mot s’est-il enrichi d’une nouvelle acception: il peut s’employer pour parler d’un supplément, de la meilleure partie de quelque chose.
Il se dégage du livre le portrait d’une personne complexe et fascinante, tout entière au service de la littérature, une personne fragile, ballottée entre son ancien et son nouveau monde, entre la culture roumaine et la culture néerlandaise. Elle célèbre avec enthousiasme l’ultime liberté que la maîtrise du néerlandais lui a apportée: «La langue de l’endroit où l’on vit, libère. La langue est la clef qui peut ouvrir les portes.»
Mais l’appropriation d’une nouvelle langue s’accompagne souvent de la perte de l’ancienne
Selon un dicton célèbre, connaître la langue d’un peuple protège de ses complots. La déclaration d’amour de Feticu à la langue néerlandaise, non dénuée de nuances et de défis, ne cache-t-elle pas, au fond, un vif désir de protection? Comme elle le confie, elle existe parce qu’elle parle néerlandais. Elle est quelqu’un.
Mais l’appropriation d’une nouvelle langue s’accompagne souvent de la perte de l’ancienne. Je me surprends souvent à parler néerlandais lorsque je téléphone à des membres de ma famille au Liberia. Au bout du fil, mon parent s’étonne: quelle est donc cette langue? En Roumanie, Feticu est toujours considérée comme Roumaine bien qu’elle n’écrive plus dans sa langue maternelle. Ce qui ne l’empêche pas de dire son attachement à la langue de la littérature qui la relie à ses racines, à la langue qui unit le monde entier, qui me lie à elle, à la langue de l’Épopée de Gilgamesh, des Mille et Une Nuits, de la Divine Comédie de Dante, de Madame Bovary de Flaubert et de Tout s’effondre de Chinua Achebe.
L’apprentissage d’une langue ne signifie pas automatiquement l’acceptation par ses locuteurs. Malgré mon enthousiasme et mon amour pour le néerlandais, malgré les heures passées à l’étudier, il m’est souvent arrivé, comme à Feticu, que quelqu’un me demande si mon récit, ou mon livre, n’avait pas été rédigé par mon épouse néerlandaise.
Déclarer son amour, c’est entrer dans un nouveau monde, éprouver un nouveau sentiment, quelles que soient les incertitudes liées à cet aveu. En déclarant sa flamme à la langue néerlandaise, Mira Feticu clame haut et fort qu’elle se sent chez elle aux Pays-Bas et qu’elle y a sa place. À nous, maintenant, locuteurs de cette langue, de répondre à cet amour.