Mohamed Ouaamari et la leçon de danse
Suite à la demande de la maison flamando-néerlandaise deBuren à Bruxelles, dix-huit jeunes auteurs flamands et néerlandais ont chacun ramené à la vie une peinture du Rijksmuseum d’Amsterdam. Ils ont ainsi écrit un nouveau texte sur une vieille œuvre de la Galerie d’honneur en ayant toujours en tête cette question: que voyez-vous quand vous regardez ces peintures avec des lunettes genrées? Prudemment,Mohamed Ouaamari permet à un des personnages du tableau «La Leçon de danse» de Jan Steen d’ouvrir le volet de son lit clos.
Mohamed Ouaamari (° 1991) travaille comme stratège des médias sociaux et rédacteur en ligne. Il commente l’actualité de manière directe et tranchante, mais toujours avec humour.
Un réveil difficile
J’ignore si je suis endormi ou éveillé. Sur un fond lointain de sons chauds et mélodieux, je flotte entre rêve et réalité. Je ne veux pas encore me réveiller, je veux continuer de rêver. Ce sont les aboiements de mon chien qui viennent dissiper les brumes de l’alcool. Le volet de mon lit clos est entrebâillé. J’ouvre doucement les yeux afin de laisser passer le moins de lumière possible. Chaque rayon lumineux sur ma rétine me fait l’effet d’un poinçon brûlant. Plus j’essaie d’écarter les paupières, plus je redescends sur terre. Peu à peu, les sons mélodieux font place à des bruits de moins en moins mélodieux. J’entends un rire diabolique, des miaulements et gémissements de chat, qui m’enfoncent les poinçons dans la tête. Je sens une odeur de tabac.
J’ouvre prudemment le volet de mon lit clos. Je regarde au sol et tente de retrouver une vision nette. Je distingue la tenue de couleurs vives, jaune et bleue, de ma petite-fille ainsi que les contours de son visage. Je vois qu’elle n’est pas seule dans la pièce, mais en compagnie de qui, je n’en ai aucune idée. Des garçons, non? Je cligne des yeux en secouant vigoureusement la tête. J’entre enfin dans la réalité. Mon regard se fixe sur un jeune homme qui apprend la danse à mon chat, sur un accompagnement de sons ensorceleurs sortant de la flûte de ma petite-fille. Un spectacle éhonté. Elle est aussi dévergondée que sa mère.
© «Rijksmuseum».
Ma fille venait d’avoir quatorze ans quand ma femme a été emportée par la peste. La boisson est devenue ma seconde maîtresse. J’étais censé prendre soin de ma fille, mais je flottais trop. Elle assurait notre subsistance. Sans se rendre compte que, sous mes propres yeux, elle offrait son corps à la moitié du village. Elle n’en a pas obtenu grand-chose, en dehors de ce petit être en elle. Le bienfaiteur est resté inconnu.
Elle voulait se débarrasser de cet enfant qui se développait dans son ventre, mais j’y ai mis le holà. Elle voulait attenter à la vie, mais je ne pouvais la laisser faire. Je pouvais sauver l’enfant. J’en avais décidé ainsi. Je trouvais qu’elle n’avait pas le droit de condamner à mort comme elle l’entendait une âme innocente. Elle a mis sa fille au monde et s’est enfuie. Elle en avait décidé ainsi. Je ne l’ai jamais plus revue depuis. Tout le monde est dans le péché jusqu’à preuve du contraire.
Mais avec ce que je vois aujourd’hui, j’ai peut-être pris la mauvaise décision. Cette petite âme qui était dans le ventre de ma fille ne semble pas être, à l’évidence, si innocente que je l’imaginais alors.
Ma tête est sur le point d’éclater, je veux dormir, je veux retrouver mon rêve. Je crie aux enfants pour les réprimander : «Allez faire du boucan dehors et laissez mon foutu chat en paix!»