Moines, martyrs et manuscrits: les mille ans de l’abbaye de Saint-Winoc
En 1022, une nouvelle abbaye bénédictine est fondée à Bergues. Mille ans plus tard, il n’en reste que quelques ruines, mais la bibliothèque municipale de la ville conserve toujours un important manuscrit de l’un de ses plus illustres habitants.
Il y a mille ans, en 1022, le comte de Flandre Baudouin IV invita des moines de l’abbaye voisine Saint-Bertin à s’installer sur le Groenberg, près du castrum Bergense, la future ville de Bergues, dans une abbaye bénédictine. Ils devaient y remplacer les chanoines qui y avaient élu domicile vers l’an Mil, mais que le comte avait chassés en raison de leur relâchement religieux. Ce chapitre séculier était à l’origine celui de l’église Saint-Martin, sur la colline qui faisait face au château que le comte Baudouin II avait fait construire en 891 pour protéger la région des incursions normandes.
© Marc Ryckaert
Lorsque les chanoines changèrent de site, ils emportèrent avec eux ce qu’ils avaient de plus précieux, à savoir la dépouille de saint Winoc (Winoccus). Ce Breton, fils de roi selon la légende, était arrivé à la fin du VIIe siècle dans notre région, dans le sillage des célèbres évangélisateurs Omer (Audomarus) et Bertin (Bertinus). Il avait été prieur de la petite communauté (cella) de Wormhout, qui dépendait de l’abbaye de Sithiu, future abbaye Saint-Bertin. C’est là qu’il était mort, le 6 novembre 716 ou 717, et avait reposé jusqu’en 850, avant que ses reliques ne fussent mises en sécurité à Saint-Omer, par crainte des pillages normands. De là, elles avaient été transférées à l’église Saint-Martin le 30 décembre 899 ou 900. Du début du XIe siècle jusqu’à la Révolution française, elles demeurèrent dans l’église de l’abbaye Saint-Winoc, sur le Groenberg.
Le manuscrit de Drogon
Après leur départ forcé, les chanoines furent remplacés par les moines de Saint-Bertin, sous la direction de Roderic. Le second abbé, Rumold, avait été également moine à Saint-Bertin. Sous son abbatiat, de 1032 jusqu’à sa mort en 1068, le monastère connut une véritable période de prospérité. Il rassembla en effet un patrimoine important et prit l’initiative de reconstruire et d’embellir l’église abbatiale. Il obtint aussi du comte de Flandre, pour l’abbaye, le droit de tenir une foire annuelle à Wormhout et même de battre monnaie.
Le bien patrimonial culturel le plus fascinant créé à l’abbaye au cours de cette période est actuellement conservé à la bibliothèque municipale de Bergues. Il s’agit du «manuscrit n° 19» (ou ms 19), un recueil contenant, entre autres, quatre autres ouvrages de Drogon, l’un des habitants les plus marquants du Groenberg. Cet hagiographe (auteur de vies de saints) fait partie des auteurs les plus productifs de son temps et demeure l’un des plus anciens auteurs connus du comté de Flandre. Raison de plus, par conséquent, pour s’intéresser de plus près à son œuvre, d’autant qu’il nous renseigne sur la mentalité du milieu monastique dans lequel il évoluait.
© Bibliothèque municipale de Bergues
Nous parvenons même, non sans mal il est vrai, à reconstituer sa vie. Né probablement vers 1020, peut-être même dans le bourg établi sur la colline en face de l’abbaye, Drogon devint à sept ans oblat de l’abbaye Saint-Winoc. En d’autres termes, il fut «offert» (lat. : oblatus) par ses parents au monastère, une pratique courante au Moyen Âge.
Le premier ouvrage de Drogon date de son noviciat: une Vie de saint Oswald (Vita Oswaldi regis), celle d’un roi de Northumbrie au VIIe siècle qui mourut en martyr sur le champ de bataille contre Penda, le roi païen de Mercie, et dont une relique fut vénérée à Bergues. Le prologue indique que l’ouvrage fut adressé à ses frères moines à partir d’un lieu non précisé. Son jeune âge et les allusions du texte au noviciat, avec des termes comme «exercice» ou «étude», qui reviennent souvent, laissent penser que Drogon fut envoyé dans une abbaye voisine pour y achever sa formation. Et où pouvait-il être mieux formé qu’à Saint-Bertin, la célèbre et puissante maison mère? Dans la riche bibliothèque de cette abbaye, il pouvait aisément trouver des sources pour l’ouvrage qu’il rédigeait, notamment l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (Historia ecclesiastica gentis Anglorum) de Bède le Vénérable.
L’œuvre de Drogon nous renseigne sur la mentalité du milieu monastique dans lequel l’hagiographe évoluait
Nous ignorons toujours comment le culte d’Oswald, un culte local northumbrien à l’origine, put s’implanter à Bergues. Il est certain, en revanche, qu’aucune relique corporelle du roi martyr ne fut vénérée sur le Groenberg. Cela n’empêcha pas Drogon, dans deux sermons ultérieurs, de faire d’Oswald un roi juste, comme le présente déjà Bède, mais aussi, et c’est nouveau, comme un roi-prêtre, à l’image de Melchisédech, ce personnage énigmatique qui, dans la Genèse de la Bible, offre du pain et du vin au patriarche Abraham, un geste souvent considéré dans la tradition chrétienne comme une préfiguration de l’eucharistie.
Si nous voulons comprendre pourquoi Drogon fait cette étrange comparaison, nous devons prendre en compte le contexte historique dans lequel il écrivait. Dans les années 1050-1069, l’abbaye Saint-Winoc se démena, à l’instigation de l’abbé Rumold, pour accroître son prestige et échapper finalement au contrôle de Saint-Bertin. Le seul moyen pour Saint-Winoc de faire pression sur sa puissante voisine était de s’attirer les faveurs du comte.
Celui-ci n’avait certainement aucun mal à se reconnaître dans le portrait que Drogon avait fait d’Oswald: juridiquement parlant, les comtes de Flandre étaient vassaux à la fois du roi de France et de l’empereur germanique, mais au milieu du XIe siècle cela faisait 250 ans déjà qu’un monarque avait exercé un contrôle tant soit peu effectif sur le comté. De plus, les comtes aimaient rappeler leur ascendance carolingienne (par Baudoin Bras-de-Fer et son épouse Judith, fille de Charles le Chauve) et ne manquaient pas une occasion de faire remarquer qu’ils avaient reçu avec les rois de France la même mission divine: le souci de la justice, la défense des frontières et la protection de l’Église.
Sainte Lewine: un voyage de promotion mais une vie sobre
Les moines de Saint-Winoc aussi voyaient grand pour asseoir leur sphère d’influence. Comme en témoigne un troisième texte du manuscrit n°19, dans lequel Drogon explique comment, vers 1058, les reliques de sainte Lewine de Sussex furent prises/dérobées par un moine de Saint-Winoc dans une église anglaise, élevées sur l’autel de l’abbaye (disons sanctifiées) puis portées solennellement (delatio) à travers toute la Flandre maritime. Une nécessité, car personne de ce côté-ci de la Manche n’avait entendu parler de Lewine.
Pour attirer des pèlerins vers le reliquaire, les moines devaient faire connaître cette sainte aux Flamands. L’itinéraire des processions fournit une image précise de leur zone de chalandise: de Bergues, il passa par Alveringem, Leffinge et Dudzele jusqu’à Bruges, pour enfin atteindre l’île de Walcheren et faire demi-tour. Partout, Lewine fit ce qu’on attendait d’elle: des miracles. Une fois revenue sur le Groenberg, elle fut l’objet d’une vénération qui survécut à l’abbaye, jusqu’en plein XXe siècle.
Une autre sainte martyre allait inspirer Drogon pour couronner son œuvre, un récit hagiographique (vita), qui est malheureusement absent du manuscrit n° 19, mais a contribué à ce que l’auteur et son personnage principal aient pu avoir un grand écho jusqu’à nos jours: la Vita Godeliph, la plus ancienne biographie de sainte Godelieve de Gistel (aussi dénommée Godeleine de Wierre). À la demande de Radboud, l’évêque de Tournai-Noyon, Drogon fit, à un âge avancé, le déplacement de Bergues jusqu’au lieu où s’étaient déroulées la vie conjugale désastreuse puis la mort inopinée de la jeune femme aux cheveux aile-de-corbeau, vers 1060-1070. Il s’entretint avec des témoins, qui avaient connu cette Godelieve, son odieux mari Bertolf et la mère de ce dernier, et se fit montrer les pierres blanches qui, selon la tradition, étaient apparues sans qu’on pût l’expliquer près du puits où Godelieve avait été noyée par ses assassins.
Cette enquête fit apparaître une vie sobre, sans miracles spectaculaires, mais empreinte de compassion profondément humaine pour le triste sort d’une femme de chair et de sang. Au final, comme le rappelle Drogon dans son prologue, Dieu ne fait aucune différence entre les hommes et les femmes quand il s’agit de décerner la palme des martyrs. Les hagiographes postérieurs en ont rajouté: ils ont attribué à la sainte le pouvoir de donner des ordres aux corbeaux dans les champs et, après sa mort, d’avoir confectionné une chemise sans couture et d’avoir guéri de sa cécité la fille de Bertolf, née d’un second mariage.
Peu de saints doivent autant leur popularité à leur premier hagiographe que Godelieve. Depuis plus de neuf siècles, les vicissitudes de sa vie inspirent artistes, dramaturges (dont Largnier du Mesnil, Michel de Ghelderode et Emmanuel Looten) et compositeurs (le drame musical Godelieve d’Edgar Tinel). L’inspirateur de toutes ces œuvres est Drogon.
Maigre consolation pour qui se promène sur le Groenberg en 2022, à la recherche de ce passé glorieux. La bibliothèque abbatiale fut dévastée par un incendie en 1553, et deux siècles et demi plus tard la Révolution fit le reste. Un portail de pierre et deux tours, la Tour pointue, élancée, et la Tour carrée, massive. Voilà tout ce qui subsiste de l’abbaye Saint-Winoc. Notre hagiographe du XIe siècle n’en croirait pas ses yeux. Fort heureusement, la bibliothèque municipale abrite, non loin de là, le manuscrit n° 19, témoin silencieux d’une remarquable période d’épanouissement intellectuel.