«Momo»: Hafid Bouazza, le surdoué
Écrivain néerlandais d’origine marocaine décédé en 2021 à l’âge de 51 ans, Hafid Bouazza a fait son entrée en littérature avec le roman Les Pieds d’Abdullah en 1996. À ce jour, il s’agit du seul roman de l’auteur à avoir été traduit en français. En 1998, paraissait sa nouvelle «Momo» dont vous pouvez lire ci-dessous le premier chapitre dans une traduction inédite de Daniel Cunin.
Né à Oujda le 8 mars 1970, le petit Hafid suit, sept ans plus tard, ses parents et frères et sœurs aux Pays-Bas. Le néerlandais est la première langue qu’il apprend à lire et à écrire. Il se met d’ailleurs très tôt à l’écriture. Analphabète, sa mère algérienne pousse ses enfants à étudier. Grand lecteur (Nabokov et Rabelais font partie de ses auteurs de prédilection), Hafid étudie l’arabe à l’université d’Amsterdam. Il se plonge dans la lecture de dictionnaires pour bientôt redonner vie, dans ses œuvres, à des mots du passé.
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Considéré comme l’auteur d’origine étrangère le plus talentueux des Pays-Bas, il est tout simplement l’un des écrivains d’expression néerlandaise les plus brillants des dernières décennies. Il n’est pas tant question dans son œuvre de conflit entre deux cultures, entre deux ou trois langues, que de la manière dont procèdent mémoire et imaginaire. Ce qu’il expose dans son essai autobiographique Een beer in bontjas: autobiografische beschouwingen (Un ours en manteau de fourrure, 2001), quand il parle de lui-même à la troisième personne: «Ce que l’on a tendance à oublier en lisant les histoires que son imagination situe au Maroc, c’est que celles-ci ne se sont pas manifestées dans le pays d’origine, mais dans le pays où il vit. Elles ne révèlent rien du premier, mais exposent tout sur son imaginaire et la façon dont celui-ci procède.»
En tant qu’auteur, Hafid Bouazza s’est manifesté sur des questions de société, dénonçant en particulier l’attitude conciliante des autorités néerlandaises à l’égard des musulmans radicaux. Mélomane, amateur de B.D., il n’a cessé d’élargir sa palette. Il s’est ainsi affirmé comme essayiste, dramaturge et traducteur. On lui doit entre autres des transpositions de poésies arabes érotiques, de pièces de Shakespeare…
De santé fragile à la suite de diverses addictions, Hafid Bouazza est décédé le 29 avril 2021. Après sa mort a paru sa traduction du Spleen de Paris illustrée par Marlene Dumas, des œuvres présentées dernièrement au musée d’Orsay.
Le livre qui a révélé Hafid Bouazza est disponible en traduction française: Les Pieds d’Abdullah (Le Reflet, 2003). Momo, dont on peut lire le premier chapitre ci-dessous, est un court roman paru en 1998 aux éditions amstellodamoise Prometheus.
Momo
Il restait introuvable. Maman passait d’une pièce à l’autre, toujours plus vite, toujours plus inquiète, mâchouillant son pouce, se frottant les mains sur son tablier, ramenant celles-ci en conque sur sa figure et balayant des cheveux invisibles de son front. Elle cria son nom. S’immobilisa: mais la silhouette derrière le verre de la porte d’entrée, c’était le voisin, et non papa.
En arrivant, alors qu’il franchissait le seuil, celui-ci vit maman se précipiter, nue, des toilettes à la chambre à coucher. Il entreprit d’ôter sans hâte son pardessus et s’arrêta après la première manche quand elle vint se planter devant lui, en appui contre le chambranle de la porte menant au vestibule. Sans regarder son mari, elle l’informa qu’elle ne le trouvait nulle part puis redisparut dans la chambre à coucher.
La frayeur paralysa papa. Ce n’était pas la première fois qu’il rentrait seul, lui le grand distrait, d’une promenade où il avait emmené son fils, avant de retourner à toutes jambes, pris d’une panique époumonée aux bajoues trémoussées, propre aux personnes obèses, dans les différents endroits où il était passé, du moins ceux dont il se souvenait, y compris tous ceux où il n’avait pas mis les pieds, pour en fin de compte retrouver son rejeton dans le jardin d’enfants, le regard rivé sur deux petites filles absorbées dans leur jeu, tourbillon de nattes et exhibition ingénue de petites culottes. Il y avait aussi eu ce jour pluvieux, une après-midi haletante et précipitée, calque météorologique d’un père à la recherche de son fils, l’une des premières journées d’école de ce dernier, qui avait lessivé de toutes ses forces les derniers vestiges dorés de l’été, au cours de laquelle le gamin avait patienté sous la marquise orange du bâtiment tandis que papa, à la maison, dégoulinant et tout sourire, une marque espiègle de tendre attention sur la figure (il n’avait pas rouspété de devoir sortir par un temps pareil), tendait devant les yeux pleins d’incompréhension de maman un sac d’inutiles commissions, qu’elle ne lui avait pas demandé d’aller acheter.
«Mais où est… ?» Avant qu’elle eût terminé sa phrase, papa avait laissé tomber les courses pour se précipiter de nouveau sous la pluie.
Cette fois-ci, toutefois, certain d’avoir quitté la maison sans leur fils, n’était-il pas supposé rentrer seul? Il repassa la manche de son pardessus puis, bouche bée, considéra maman qui, au bord des larmes, soulagée, confuse, secouant la tête, lui annonçait d’une voix cassée qu’elle venait de le retrouver. On eût dit qu’elle cherchait à apaiser ses propres bredouillements d’un va-et-vient de la main avant de s’affaler en sanglots contre la poitrine rembourrée de papa.
«Sous le lit?»
Maman hocha la tête tout en sirotant le thé que papa, enjoué de ne pas avoir de responsabilité dans cette disparition-là, lui avait préparé. Assis en face d’elle dans la cuisine, il avait ramené les mains, pour autant que son ventre le lui permettait, sur ses genoux.
«Il était sous… »
Sous le lit, c’est là que maman l’avait trouvé, encore en pyjama, les cheveux ébouriffés de sommeil, blême, les yeux angoissés et écarquillés. Alors qu’elle le serrait dans ses bras ravis et soulagés, le garçon lui avait paru plus léger que d’habitude, de constitution frêle et fragile. Comme il gardait le regard fixé sur le lit, elle s’était retrouvée à embrasser les cheveux ramenés derrière son oreille; il ne semblait pas admettre qu’on venait de l’arracher à –
«Ce qu’il fabriquait là, sous le lit, Dieu seul le sait.
– Voyons, à son âge, bougonna papa, c’est presque un homme, peut-être que… »
Maman leva sa tasse, l’immobilisa devant ses lèvres, se ravisa, la reposa puis dévisagea son mari, l’air interrogateur, souriant de la commissure, les sourcils froncés, les traits figés.
«Mouais, je veux dire… »
Mais ce que papa voulait dire, il ne le formula pas. La moindre allusion à une poussée naturelle de la sève de leur fiston, à son besoin de s’isoler et de découvrir l’inconnu, à ses contorsions et contractions sous la couette, à sa main guidant au réveil une curiosité aveugle –la moindre allusion à ce propos était inconcevable– la première fois qu’il s’y était osé, sa femme avait été tellement choquée qu’il lui avait fallu s’employer des jours entiers pour la consoler, tandis que Momo, ce même Momo, l’innocent Momo, ignorant les larmes de maman et les efforts de papa, ne trouvait nulle part, pas même sous le lit, une place pour les démons qui le harcelaient, à l’abri de la vindicte maternelle.
Son enfant ne se livrait pas à ce genre de choses.
Elle a raison. Notre Momo ne se livre pas à ce genre de choses.
«Sous le lit?»
Le directeur de l’école bouffait dans sa barbe en éventail, fildeferlochée, qui couvrait un triangle de torse velu. Sa chemise bleue le boudinait, les boutons menaçaient de lâcher autour de son copieux ventre contre lequel se boutait le plateau du bureau. Cela marquait sa peau d’une bande blanche qui se dissiperait peu à peu.
Assise en face de lui, mains posées sur un charmant sac à main démodé aux fermoirs clic-clac!, maman avait renoncé à aller voir le docteur trop sollicité.
Le directeur hocha la tête et émit l’un des multiples bruits qu’il avait en stock: cela tenait à la fois du han, du couic et du grrrr. Les yeux posés sur une liste de noms d’élèves et de notes, il hocha la tête une nouvelle fois.
«C’est un garçon assez effacé, non?
– C’est un gentil garçon, il parle pas beaucoup, ça non, mais il ne fait pas non plus de polissonneries.»
Polissonnerie! Ce mot qui commence à la maraude aux reines-claudes, se poursuit par des tirages de sonnettes puis ceux des nattes des filles et se termine par le doigt morigénateur de papa ou de M. le curé, ce mot qui revêt la patine d’une époque reculée riche en récitations didactiques et d’une bienséance qui soumettait tout aux bonnes mœurs et manières, y compris l’acte procréateur, tira un chaste sourire à maman. Oui, selon elle, à qui l’époque des jeux de mots échappait, Momo était la gentillesse incarnée.
Nouvel hochement du directeur dont les doigts boudinés râtelaient sa barbe comme s’il s’était agi d’une perruque. Préalablement à –
Une sonnerie stridente retentit, tous deux regardèrent dehors, du vacarme submergea la cour baignée de soleil.
«Récréation», expliqua le bonhomme. Son bureau, au premier étage, donnait sur le grouillement des enfants, chacun cherchant sa place pour prendre forme. La marquise jetait des ombres orangées dans la pièce.
Préalablement à cet entretien, il avait consulté la maîtresse de Momo; celle-ci n’avait pas grand-chose à relever à son sujet, si ce n’est des moments d’absence et des yeux rêveurs. D’accord, on pouvait imaginer que maman se faisait du souci parce que son garçon disparaissait de plus en plus souvent sans prévenir (c’est-à-dire dans les cas où papa ne l’oubliait pas quelque part, mais de ces distractions, elle se garda bien de l’en informer), avant de surgir des endroits les plus inattendus. Le fait qu’il se fût caché sous le lit quelques jours plus tôt, cela ne pouvait guère justifier un entretien, lui semblait-il.
«Je ne vois guère de raisons de s’inquiéter, lui dit-il. Peut-être votre fils est-il timide et réservé, mais la glace se rompra bien un jour. Je vois qu’il doit faire prochainement un exposé et, à la fin de l’année, sa classe va faire un voyage. Cela surtout lui procurera l’occasion de se mêler aux autres élèves et de se faire des copains.»
Enjoués, les yeux de maman s’éclairèrent, ah vous croyez? Une hésitation: elle n’était pas au courant. Momo se serait-il gardé de la tenir au courant ? Non, secoua la tête, Momo n’en savait encore rien.
Vraiment, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, tenez, le voilà, il joue –mais puisque je vous le dis– avec des camarades. Le directeur guida maman jusqu’à la fenêtre, une main grasse sur son épaule: accroupi, Momo faisait des dessins à la craie sur le sol, deux garçons, un blond et un roux, flamboyants au soleil, étaient penchés à côté de lui, jambes écartées, coudes un tantinet en retrait.
Bouche crispée, maman les observa sans voir que le bonhomme regardait un autre gamin qui, avec un comparse, lequel courrait tellement vite dans tous les sens qu’il semblait de se multiplier en maints duplicatas, poursuivait deux filles en train de bêler de peur.
Imperturbable, Momo dessinait. Imperturbables, ses deux voisins crachaient sur ses dessins. Quand il leva la tête, il regarda droit à travers les silhouettes auréolées de lumière; de la tignasse rousse, le soleil tissait du sucre. En absence de geignements, les deux projections de salive s’éloignèrent; Momo vit alors les grands arbres bordant un côté de la cour, en partie reflétés dans les fenêtres du premier étage, vit sa mère et le directeur de l’école à travers le feuillage au doux murmure.
Il est temps pour nous de prendre le relais.