«Mon ami André Gide»: souvenirs de Jef Last
Journaliste et écrivain néerlandais, Jef Last a entretenu une longue amitié avec André Gide. En 1966, quinze ans après la mort de Gide, Last faisait paraître en néerlandais un livre consacré à son ami: Mijn vriend André Gide (Van Ditmar, Amsterdam, 1966). La version française a paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier dans une traduction et édition critique de Basil Kingstone. L’ouvrage plonge le lecteur au cœur d’une amitié marquée par la littérature, l’homosexualité et l’expérience soviétique.
Paris, 1936. Jef Last, en route pour Madrid où il va combattre avec les Républicains espagnols, passe la nuit dans la maison parisienne d’André Gide, qu’il a accompagné cette même année lors d’un voyage en U.R.S.S. «Mais avant que je pusse m’endormir, Gide m’appela et me demanda de lire quelques chapitres de son Retour de l’U.R.S.S., qu’il avait presque terminé. Ayant moi-même fourni une grande partie de ses matériaux, je ne pouvais nier l’exactitude des faits qu’il décrivait. Mais j’eus horriblement peur.» Last poursuit: «Toute critique devait attendre que le combat en Espagne soit gagné. Je priai donc instamment Gide de ne rien publier, pour l’instant, de nos impressions de voyage. (…) Gide était un moraliste. Il manquerait d’honnêteté et même de reconnaissance s’il n’exprimait pas sa critique.» La description de cet instant montre toute la différence entre le stratège Last et le moraliste Gide, mais aussi la profonde estime qu’ils avaient l’un pour l’autre.
Le journaliste et écrivain néerlandais Jef Last (1898-1972) a été pendant presque vingt ans un intime d’André Gide (1869-1951). Quinze ans après le décès de son ami, Last lui a consacré un livre, dont une édition critique a récemment paru en France. L’ouvrage Mon ami André Gide, méticuleusement traduit et annoté, pourrait intéresser les connaisseurs de Gide pour ses anecdotes, dialogues et lettres non publiées, mais également pour les réflexions à la fois affectueuses et critiques concernant l‘éthique personnelle de Gide. L’ouvrage, qui met en exergue une période clé du XXe siècle, a gagné en accessibilité grâce à l’excellent travail de l’éditeur Basil Kingstone et pourrait également intéresser les lecteurs en dehors du cercle gidien.
Gide, œuvrant pour un socialisme relativement abstrait, a besoin de Last qui pratique une solidarité plus concrète
Gide et Last se sont rencontrés en octobre 1934 à Paris lors d’une réunion de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires à la Mutualité. Jef s’y fait remarquer par Gide par un discours centré sur l’individu dans la société qui détonait par rapport aux autres interventions de communistes. Des premières affinités naît une amitié durable qui a laissé de nombreuses traces. Ainsi, Jef a traduit en néerlandais huit livres de Gide, qui à son tour s’est impliqué dans l’édition de trois livres de Last en français, notamment ses Lettres d’Espagne. Ceci sans oublier la Correspondance avec Jef Last (1934-1950) et les mentions dans Journal de Gide.
Mis à part les activités littéraires et le questionnement sur le rôle de l’écrivain dans la société, ils ont en commun leur situation d’homosexuel marié et leur intérêt pour l’expérience soviétique. Ils feront plusieurs grands voyages ensemble, entre autres en Afrique du Nord, où André Gide, de vingt-neuf ans l’aîné de Jef Last, fait connaître à son ami des lieux où «l’amour grec» semble être considéré comme normal. Last apprend de Gide à mieux intégrer son homosexualité dans son œuvre et dans sa vie. En revanche, Gide, œuvrant pour un socialisme relativement abstrait, a besoin de Last qui, proche de la classe ouvrière et du prolétariat, pratique une solidarité plus concrète.
Gide écrit dès son retour un récit de voyage mettant au premier plan le constat de l’inégalité, le favoritisme et la désindividualisation
C’est pour cela, pense Last, mais également parce qu’il parle le russe et connaît le pays, que Gide lui a demandé de l’accompagner, avec d’autres écrivains, lors du voyage en U.R.S.S. Gide, au comble de sa gloire, y serait l’invité d’honneur de Staline. Malgré les accueils impressionnants, des banquets somptueux et un contrôle permanent du groupe d’écrivains, les membres du Parti n’arrivent pas à cacher l’inégalité extrême, l’échec des plans industriels, la famine, le manque de liberté, le favoritisme et l’angoisse causée par les disparitions.
Non, André Gide ne fera plus jamais de propagande pour le régime stalinien. Il écrit dès son retour un récit de voyage mettant au premier plan le constat de l’inégalité, le favoritisme et la désindividualisation. En vain, Last supplie Gide de reporter la publication. L’heure est critique: Hitler et Mussolini ont montré leurs vrais visages, et la Guerre civile espagnole vient d’éclater. L’Union soviétique serait la seule puissance à même de vaincre le fascisme. Bien que Retour de l’URSS ait réellement mis Jef Last en danger, la décision de Gide n’a pas nui à leur amitié. Au contraire, la déception quant à l’expérience soviétique les a plutôt rapprochés.
Un autre sujet récurrent dans leurs échanges concerne leur situation d’homosexuel marié. Avec le recul, Last qui lui-même avait rompu dès l’arrivée à l’âge adulte avec son milieu bourgeois, réfléchit au grand écart que le moraliste Gide a dû faire entre son éthique de bourgeois protestant et «son plaisir le plus sincère», son goût pour des aventures érotiques avec de jeunes adolescents, qui aujourd’hui le conduirait devant un tribunal.
Selon l’analyse faite par Last, Gide aurait élevé sa femme à l’image de sa mère et proclamé la séparation nette entre amour et érotisme, afin de pouvoir combiner son homosexualité avec le mariage traditionnel, pilier de la bourgeoisie. Pour cette même raison, il se serait limité à des relations sexuelles par définition éphémères avec des jeunes adolescents. Aucune liaison sérieuse ne devait ébranler son mariage, non consommé par ailleurs. Le fort lien avec son cercle bourgeois aurait impliqué un manque de liberté, ce qui a mené Gide à la construction d’une éthique personnelle peu réaliste.
Même si cette formule a pu fonctionner pendant des années, l’humain Gide n’a pas toujours su séparer érotisme et sentiment. Non seulement il a eu une relation sentimentale avec un jeune homme, mais il a même fait un enfant avec l’épouse de celui-ci. La culpabilité que Gide manifeste après l’éloignement, et surtout après la mort de son épouse, l’aurait empêché d’évaluer à sa juste valeur les bonnes années de son mariage, la personnalité de son épouse et sa propre honnêteté quant à ses relations sentimentales. D’ailleurs, remarque Last, on ne sait rien des sentiments de ses très jeunes partenaires sexuels.
Photo André Gide: © Nobel Foundation
Sans nier le courage et la générosité de son ami, Last conclut que Gide n’a pas réussi à combiner tous les aspects de son être et que, dans une logique très chrétienne, il a eu recours à la culpabilité en guise de ciment entre deux mondes incompatibles.
Le livre se termine sur des pages émouvantes consacrées à l’état de l’Allemagne où un dernier voyage commun les conduit en 1947. Gide, pour qui la culture allemande a toujours été primordiale, y est invité dans le cadre de la première réunion de la jeunesse d’après-guerre et demande à Last de l’accompagner. Le paysage infernal des villes bombardées et l’état physique et moral de la population les attristent. Non sans difficulté, ils trouvent les paroles pour inciter la jeunesse à se réjouir d’être redevenue libre, à redécouvrir leur culture, à s’occuper des problèmes intellectuels et ne jamais tenter de faire taire les minorités. Gide dit ainsi dans son discours à Munich: «Ce n’est pas la conformité des voix que nous voulons dans un état, mais leur harmonie.»