Le présent essai, rédigé en confinement ce printemps loin des riches collections du musée des Beaux-Arts de Lyon, résulte d’un temps d’exploration à distance d’un triptyque attribué à Quentin Metsys (1466-1530), le célèbre peintre pieux et humaniste établi à Anvers. Cette peinture des anciens Pays-Bas interpelle l’auteur par sa beauté à la charnière entre le gothique et les prémices de la Renaissance importées d’Italie.
Où que vous soyez, cher lecteur, vous pourrez sonder La Vierge à l’Enfant entourée d’anges dans les moindres détails en ligne sur le site du musée des Beaux-Arts, grâce à l’outil «découvrir les œuvres en gigapixel»1.
Il s’agit d’un panneau peint raffiné curieusement enchâssé dans la partie centrale d’un triptyque portatif de type flamand destiné à la dévotion privée. La facture peinte et sculptée de ce dernier tranche du point de vue stylistique. Le cadre chantourné souligne une lunette peinte en grisaille imitant la pierre sculptée qui figure, trônant entre deux anges en prière, le Christ en majesté bénissant inspiré du modèle du Jugement dernier de Roger de la Pasture à Beaune. Le revers peint des volets fermants suggérerait une nébuleuse marbrure cosmique.
© Lyon MBA - A. Basset.
À l’ouverture, la vision est lumineuse. Entre les deux volets latéraux uniformément noirs, ceints d’un cadre doré, le panneau enchâssé dans la partie centrale révèle l’ample silhouette d’une Vierge en pied, de blanc vêtue – un grand manteau bordé d’or et une robe gansée de vison qui laisse voir un bout de manche bleue. Recueillie, elle porte tendrement l’Enfant drapé d’un linge blanc aux plis ombrés de gris. La transmission du modèle naturaliste eyckien (Vierge dans une église à la Gemäldegalerie de Berlin) contraint la formule; en ce début du xvie siècle, la Vierge de Metsys, dans son immaculée magnificence, est insérée dans une dense scénographie aux nuances illusionnistes. L’espace confiné, construit selon les règles de la perspective centrée soulignée par le dallage géométrique au sol, est articulé en trois plans rythmés par l’éclairage de biais. Un premier plan lumineux au centre duquel apparaît la Vierge à l’Enfant dans l’embrasure d’un porche au décor renaissant dont l’arc orné en plein cintre porte une inscription en lettres capitales romaines dorées sur porphyre. On y lit des fragments des deux premiers vers de l’antienne mariale Regina cæli: «REGINA|CELI|LAETARI|A[lleluia]» et «[quia quem meruisti] |PORTARE|ALLELVIA|», entonnée par trois anges, un peu en retrait, deux à gauche, l’un jouant du luth, l’autre du violon (dont l’archet est le seul indice) près d’une orange, attribut marial, posée sur le soubassement d’une colonne, un autre à droite brandissant un œillet évoquant la Passion du Christ.
© Lyon MBA - A. Basset.
De part et d’autre de l’arc, assis sur un entablement, deux putti crivelliens à la blanche carnation retiennent chacun une délicate guirlande de fleurs se détachant sur la pénombre de la voûte du porche. Un riche vocabulaire ornemental néo-antiquisant frappe dans le décor du soubassement des précieuses colonnes d’onyx semi-translucide: la verticalité des motifs clairs sur fond pourpre peut avoir été inspirée des impressions de plaques gravées en manière de nielle comme celles de Peregrino da Cesena ou de Nicoletto da Modena, à moins que ce ne soit directement en Italie, lors d’un possible séjour vers 1510. S’y mêlent deux silhouettes d’orientaux barbus assis du type des philosophes païens de l’Adoration de l’Agneau mystique à Gand.
Dans la pénombre du porche céleste (Porta Coeli), des sculptures de prophètes partiellement éclairées à droite rythment les piédroits qui encadrent les degrés menant à un espace plan complexe dont le traitement inviterait à une lecture symbolique, comme le signe de l’accomplissement de la prophétie de l’Immaculée Conception: au centre de l’ouverture, l’écran sombre du flanc d’un jubé (?: le temple de Salomon), à gauche duquel apparaît la nef d’un édifice gothique flamboyant brabançon en guise de nouveau Temple abritant un chœur d’anges entourant un dais dédié à la Vierge et à droite du dit jubé, une ample ouverture sur une nature arborée paradisiaque baignée d’une lumière matinale.
En zoomant, le traitement pictural révèle pour les figures du groupe central notamment une technique sèche et linéaire, sans repentir (excepté l’ajout du pouce gauche de la Vierge), avec le recours à un cerne brun dans le contour des carnations, un timide tracé sous-jacent – à la différence du traitement libre des ornements. Le Courtauld Gallery de Londres conserve de Metsys un panneau d’une grande finesse. Situé en 1500-1509 – soit au début de la carrière anversoise de Metsys, la partie centrale révèle avec plus de subtilité une composition identique d’une grande intériorité où la Vierge apparaît vêtue de bleu, selon la tradition, et plus sobre (sans les ornements sur les soubassements des colonnes, ni l’inscription sur l’arc). Légèrement plus petit (H. 47,5; l. 33 cm), il semble être le prototype du panneau de Lyon2, dont la composition aurait été adaptée à la largeur de l’ouverture de l’encadrement central du triptyque – à supposer qu’il soit ancien – par l’ajout, rompant la cohérence de la perspective, des deux hautes colonnes composites latérales à l’illusion de transparence cristalline, lumineuse pour l’une, sombre pour l’autre, toutes deux coiffées d’un chapiteau au traitement très végétal.
«Tableau du plus précieux fini»
Le contexte de création du panneau nous est inconnu. L’attribution du modèle à Quentin Metsys, franc-maître d’origine louvaniste établi dans le centre artistique florissant d’Anvers, et une date de création postérieure à 1510-1511 pourraient nous orienter vers une réplique mêlant à l’héritage des grands maîtres flamands un goût ornemental néo-antiquisant.
© «The Courtauld Gallery».
Mon attrait pour cette œuvre réside aussi dans sa provenance marquée par un goût pour l’ornement. Rien n’est connu sur l’histoire antérieure aux circonstances de son acquisition en 1859. Le retable se trouvait dans la collection du peintre et scénographe Charles Jourdeuil (1811-1868)3, qui décora des théâtres à Paris et Besançon, puis séjourna à la cour impériale russe à Saint-Pétersbourg de 1845 à 1855 avant d’être professeur à la chaire d’Ornement à l’École des beaux-arts de Lyon. Il fut le premier conservateur du musée d’Art et d’Industrie (musée des Tissus) de 1861 à sa mort. Le triptyque est proposé à la vente à l’hôtel Drouot à Paris (Pouchet / Laneuville), le 8 avril 1858, no 23 comme Jan van Eyck et retiré. Il se trouve alors dans la collection de l’horloger Lhomme de Besançon en 1859, lorsqu’il est acquis comme «Van Eyck ou Memling» pour le compte du conservateur des musées de Peinture et de Sculpture lyonnais Augustin Thierriat (1789-1870). En fonction jusqu’à sa mort, Thierriat fut un peintre formé notamment auprès de Pierre Révoil à l’École des beaux-arts de Lyon, avant qu’il y enseignât entre 1823 et 1854. Nul doute que Thierriat et Jourdeuil se connaissaient.
Dans son catalogue des tableaux du musée de Lyon de 1866, Thierriat entama la longue histoire de l’attribution du panneau en le publiant (no 233) sous le nom du Brugeois Jean Memlinc (sic!) en précisant «Tableau du plus précieux fini»; ce n’est qu’à partir de 1903 (Durand-Greville)4 que la mention de l’entourage de Quentin Metsys apparut. Les techniques de pointe d’analyse technique permettront d’enrichir cette quête en d’autres lieux.
Ainsi, le panneau lyonnais attribué à Quentin Metsys illustre les tribulations du modèle eyckien et sa réception à l’aube des temps modernes. Un vertige me saisit à la conclusion de l’essai nourri par les prodigieux moyens techniques en ligne.