Suite à la demande de la maison flamando-néerlandaise deBuren à Bruxelles, dix-huit jeunes auteurs flamands et néerlandais ont chacun ramené à la vie une peinture du Rijksmuseum d’Amsterdam. Ils ont ainsi écrit un nouveau texte sur une vieille œuvre de la Galerie d’honneur en ayant toujours en tête cette question: que voyez-vous quand vous regardez ces peintures avec des lunettes genrées? Mona Thijs nous offre un nouveau regard sur «l’épouse juive» de Rembrandt.
Mona Thijs (° 1999) est étudiante en diction au Koninklijk Conservatorium d’Anvers.
Le coq
Mes bras faiblissent presque sous le poids de mes manches bouffantes, mais je tiens fermement ma main sur la chaude poitrine de Clara. Elle se tient là en silence dans sa robe rouge sang. C’est bizarre de ne pas la voir prendre les jambes à son cou, dans son tablier d’étoffe, devant des volailles en liberté. Son cœur bat la chamade. Du calme, me dis-je à chaque fois.
Personne n’est au courant, seulement nous et lui. Et Carolus. Il a lancé son cri lorsque je l’ai chassé ce matin, à l’aube, par la porte de derrière. Je lui ai glissé: Ferme ton caquet! Et il a obtempéré, ce coq docile.
La faim me fait tourner la tête, mais je pourrais refuser n’importe quel poulet rôti pour avoir le droit de me tenir pendant des heures encore aux côtés de Clara. J’observe la manière rudimentaire dont le peintre mélange les couleurs sur sa palette, comme s’il recréait le monde. Je ne peux croire qu’il veut nous peindre, deux filles ensemble. Il nous a pourtant vues près du tas de fumier, l’autre soir. Et la gêne que nous avions en refermant nos robes.
Il ne nous a pas jeté la pierre. Il s’est tu. Tel un petit garçon, il s’est mis à récolter des petits bouts de fumier dans un petit pot. Sans doute par fascination pour la couleur. Clara m’a chuchoté à l’oreille: «Tiens, c’est lui.» Elle n’a pas hésité à lui taper sur l’épaule pour lui demander: «Ne méritons-nous pas d’être peintes?» Il a eu un sourire amusé. Tel ce même petit garçon, il a acquiescé, comme s’il prenait notre secret sur ses épaules.
© «Rijksmuseum»
Et pourquoi le ferait-il, ce grand peintre?
Du coin de l’œil, je vois que son regard se détache de moi et se porte sur Clara. Ses yeux s’illuminent. Elle a un sourire espiègle et baisse ses grands cils. La lueur de la bougie qui se reflète sur son collier de perles et ses bagues donne de l’éclat à sa peau. Elle doit être bien difficile à peindre, mais c’est ce qui l’excite, lui. Je l’ai bien vu près du tas de fumier. Même s’il a fait comme s’il s’agissait d’un pacte entre nous trois.
Il trouve certainement très dommage qu’elle soit attirée par une fille. Et qui plus est par une fille comme moi, avec des cheveux de paille, un chapeau trop grand et des lèvres minces. Son regard vient se poser sur mes seins. La moiteur envahit mon visage. Clara effleure ma main. Du calme.
Il lève lentement son bras vers la toile, comme s’il trouvait presque insurmontable de peindre ces seins. Son pinceau reste en l’air juste avant d’atteindre la toile. Il me fixe de nouveau. Je vois alors le froncement de sourcils d’un médecin.
Je revois Carolus devant moi, quand il était encore un jeune coq. Mes petites mains potelées l’attrapent par la peau du cou et le glissent sous ma jupe contre mon ventre, comme la fille d’à côté. Puis des morceaux de pain pour le rassurer. Du calme, Carolus. Je suis malade.
Le peintre passe une nouvelle fois son pinceau sur la palette. Il mélange avec énergie les couleurs jusqu’à l’obtention d’une sorte de brun. Je crois reconnaître l’odeur du fumier. Je le vois froncer les sourcils et pointer la langue entre les lèvres. Puis il se met à peindre avec détermination. Je sais qu’il pense pouvoir me guérir.