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arts

Moules et Maeterlinck: l’universelle belgitude de Stromae

Par Tijl Nuyts, traduit par Marieke Van Acker, Arthur Chimkovitch
5 mai 2023 17 min. temps de lecture

Que Stromae s’inspire de Jacques Brel n’est pas un secret. Mais le musicien se rattache aussi à d’autres personnages et phénomènes marquant l’imaginaire collectif belge: des moules frites à Maurice Maeterlinck et René Magritte. En frottant sa belgitude et son patriotisme bruxellois à un riche éventail de perspectives, il transpose en sons et en images la société super-diversifiée d’aujourd’hui.

«C’est un héros! Et ce sera toujours fièrement que j’en parlerai». Ainsi s’exprime, les yeux fermés, la tête légèrement inclinée, les mains posées sur une chaire, l’artiste belge Stromae (pseudonyme de Paul Van Haver et anagramme de «maestro») dans le clip de «Fils de joie», l’un des singles de son troisième et dernier album Multitude (2022). Vêtu d’un costume tiré d’une garde-robe militaire et arborant une coiffure extravagante, il apparaît à l’ombre d’un immense arc de triomphe. La caméra opère un gros plan sur les mouvements sobrement chorégraphiés de limousines et de soldats dansants. La cérémonie qui se déroule ainsi est entièrement dédiée à la mémoire d’une travailleuse du sexe –doublée d’une mère– décédée. «J’suis un fils de pute, comme ils disent», affirme dans la chanson l’un des personnages incarnés par Stromae.

Nulle indication sinon quant au lieu où se déroule la cérémonie commémorative. On voit flotter des drapeaux aux couleurs pastel n’appartenant à aucun pays existant et les danseurs portent des uniformes renvoyant vaguement à des régions impossibles à identifier. D’après la description bilingue qui précède la vidéo, nous sommes en effet dans un pays imaginaire. Le making of de la vidéo nous apprend qu’il était explicitement prévu que le spectateur ne sache pas où se déroule le clip. Stromae et son équipe expliquent que les uniformes des danseurs ont été calqués sur ceux de régiments asiatiques, africains, latino-américains et européens. Pour la chorégraphie, l’équipe a trouvé son inspiration à la fois dans l’emblématique spectacle de danse irlandais Riverdance et dans un film TikTok montrant des porteurs de cercueil affligés se mettant à danser lors d’une procession funéraire au Ghana.

Sur le plan musical aussi, «Fils de joie» navigue entre différents styles et régions: un clavecin baroque s’introduit dans du funk de Rio, et sur ce mélange plane un sample tiré de Bridgerton, la série costumée de Netflix. Ce genre de cocktail musical pénètre chaque chanson de l’album, dont le paysage sonore semble au final venir de partout et de nulle part: «L’idée, c’était d’à chaque fois brouiller les pistes». L’intention de Stromae, d’après ce qu’il affirme dans différentes interviews, était de montrer que l’avenir de la musique pop se trouve dans les musiques du monde. L’écriture de ces nouvelles chansons allait d’ailleurs de pair avec l’écoute de musiques issues du monde entier. Toutes ces influences, –d’un instrument à cordes chinois (l’erhu) aux guitares charango des Andes ou d’une flûte turque (le ney)–, viennent s’harmoniser dans l’album, et ce, de telle manière que le résultat s’apparente, non pas à une série d’excursions touristiques sans engagement, mais bien plutôt à un reflet véritable de la culture musicale mondiale telle qu’elle est perçue par Stromae.

Le journal flamand De Standaard a beau relever, à l’occasion du festival Werchter Boutique à l’été 2022, «l’allure non belge» de la star mondiale, «Fils de joie» montre que le projet musical de Stromae s’oriente vers le monde entier tout en demeurant fermement enraciné dans le sol belge. Dans une interview donnée au New York Times, Stromae décrit lui-même l’album Multitude de la façon suivante: «C’est ma vision de la musique du monde en provenance de ma ville natale, Bruxelles».

Il en va de même pour la vidéo de «Fils de joie», qui offre, en plus d’un pot-pourri désorientant de références internationales, un point d’ancrage local. Ainsi, l’arc de triomphe si nettement présent ressemble beaucoup à celui du parc du Cinquantenaire, à Bruxelles. De cet arc, une première version (construite en bois) a été érigée en 1880 pour commémorer le 50e anniversaire de la Belgique. En 1905, celle-ci a été remplacée par l’arcade actuelle qui sert de porte d’entrée à l’avenue de Tervuren. Ce boulevard alors nouveau venait relier Bruxelles au musée du Congo, situé à dix kilomètres de là. Tout cet aménagement a été financé avec le portefeuille personnel du roi Léopold II, pour la gloire de la patrie –mais surtout pour celle de son monarque et de sa bravoure coloniale au sein de l’État libre du Congo.

Le clip «Fils de joie» montre que le projet musical de Stromae s’oriente vers le monde entier tout en demeurant fermement enraciné dans le sol belge

À l’origine, ce monument servait donc de point d’ancrage architectural à une culture nationale du souvenir financée par les colonies. Mais dans le clip de Stromae, le voilà qui apparaît sous un jour complètement différent: le chanteur bruxellois se met dans la peau de plusieurs personnages –un client, un proxénète, un policier et un fils– qui donnent chacun leur avis sans fard sur une travailleuse du sexe. La chanson ne donne pas la parole à cette dernière, mais elle lui offre un monument. Et quel monument: «Fils de joie» réinterprète radicalement un lieu de mémoire coloniale en commémorant une femme diffamée.

Cet honneur n’est pas dévolu qu’à un unique individu. S’il est vrai qu’un cercueil étincelant occupe la place centrale dans la cérémonie, nombreuses sont les personnes dans l’assistance qui arborent des portraits d’autres femmes. De cette manière, Stromae donne une résonance universelle à la mémoire de la travailleuse du sexe décédée. Une pensée s’adresse à toutes les travailleuses du sexe dans le monde, à travers une multitude d’auditeurs enjambant le monde entier. Grâce au fait que «Fils de joie» soit tellement dansant, et que l’interprétation qu’en donne Stromae –s’affichant comme fier fils de pute– soit d’une telle vigueur, la chanson devient une promesse: ces nombreuses filles de joie travaillant en Belgique et ailleurs ne seront pas oubliées de sitôt.

Bruxelles, la Belgique et le monde

Dans le gesamtkunstwerk (concept d’œuvre d’art totale) qu’élabore Stromae avec sa femme Coralie Barbier et son frère Luc Van Haver, en alliant musique, vidéo et mode, la Belgique n’est pas qu’un pays imaginaire. Il s’agit d’un lieu réel qui, malgré son passé chargé et ses nombreuses failles dans le présent, stimule l’imagination de manière positive. Cette constatation est remarquable, car la mémoire collective en Belgique a longtemps été marquée du sceau des conflits. Que représente la Belgique? Comment commémorer l’histoire de ce pays et de ses communautés? À quoi pourrait ressembler son avenir? Et qui le déterminera?

Au lieu de mettre en avant des clichés postmodernes sur une non-identité belge dépourvue de visage, Stromae montre avec assurance comment peut prendre forme, dans un monde en mutation, une imagination collective bienveillante, pleine de multiplicité et de contrastes. Et pour ce faire, Bruxelles et la Belgique lui servent de tremplin artistique.

L’ancrage local du projet musical de Stromae est apparent dès le premier titre de son premier album, Cheese (2010). Fortement influencé par la musique house des années 90, celui-ci s’est principalement fait connaître par le succès mondial du single «Alors on danse». Dans la très rythmique chanson euro-pop «Bienvenue chez moi», Stromae accueille l’auditeur dans son studio d’enregistrement à Bruxelles. Les feuilles de papier sur lesquelles il consigne les balbutiements de son œuvre naissante y apparaissent comme les feuilles d’automne du tricolore belge:

Bienvenue chez moi
Ces quatre murs en plastique
Sont pleins de papier, de tas de Bic
Des tas de feuilles à moitié mortes
À moitié bourgeons, à moitié fortes
Un jour vertes, un jour brunes

Noires, jaunes, rouges et un jour plumes

Le drapeau belge flotte encore plus explicitement sur l’œuvre de Stromae dans un clip où il explique son ambition de voir s’ériger en hymne national la chanson «Ta fête» –l’un des singles de son deuxième album, Racine carrée
(2013): «non pas l’hymne national de la Belgique, mais l’hymne des Diables Rouges à la Coupe au Brésil». Le clip montre l’artiste campant sur un terrain de football abandonné, dans une tente équipée d’une corde à linge aux chaussettes tricolores et d’un synthétiseur orné de poupées à l’effigie d’Eden Hazard et de Nacer Chadli. Stromae s’y accroche de manière hilarante à plusieurs Diables rouges –en les suivant jusque dans les toilettes– dans le but de promouvoir «Ta fête». Par cette attitude d’absurde relativisation de soi, Stromae se positionne clairement comme un artiste belge, précisément à l’un des rares moments où se déclenche, autour des écrans et des tribunes des supporters belges, un enthousiasme sportif qui –ne serait-ce que pour un très court instant– présente les traits d’un sentiment national.

Un tel jeu humoristique aux références patriotiques place Stromae dans la tradition de la belgitude telle que l’exprimait dans la seconde moitié du siècle dernier un artiste comme Marcel Broodthaers. Dans la même foulée, cette ludique autoreprésentation s’aligne sur la «nouvelle belgitude» du XXIe siècle. Ce phénomène est souvent associé à la manière dont des Belges éminents issus de l’immigration –comme le footballeur Vincent Kompany– revendiquent de manière complexe une identité belge intrinsèquement diverse. En 2013, lors d’un concert à l’occasion de la Fête de la Communauté française, Stromae s’est adressé à son public en ces termes: “Alles goed? Spreken jullie Vlaams? Spreken jullie Vlaams?! In Brussel spreken we Frans én Vlaams, oké?”(«Tout va bien? Vous parlez flamand? Vous parlez flamand?! À Bruxelles, nous parlons aussi bien le français que le flamand, d’accord?»). Il n’en fallait pas plus pour que des pages d’opinion fassent dès lors de lui le chantre de cette belgitude multilingue et diverse.

Ce serait bien sûr excessif de qualifier Stromae, sur la base de telles déclarations, de belgiciste –ou même, qui sait, de flamingant culturel francophone. Stromae nappe ses performances d’une sauce belge dont le goût est plus ludique que politique. Non seulement il fait porter aux musiciens qui l’accompagnent des costumes bourgeois et des chapeaux melon qui semblent tout droit sortis de la garde-robe du surréaliste bruxellois René Magritte, il fait aussi régulièrement appel aux classiques du discours patriotique belge du laissé-pour-compte.

Stromae nappe ses performances d'une sauce belge dont le goût est plus ludique que politique

Parmi d’autres exemples, en témoigne à l’envi la vidéo de concert de la tournée mondiale de Racine carrée, enregistrée lors d’une représentation à guichets fermés à Montréal. En guise d’introduction à la chanson «Moules frites» –où l’image de la Belgique bourguignonne s’associe à la question du sida par le biais de l’imagerie sexuelle –Stromae se met à fulminer contre les Français qui indûment revendiquent les frites:

Arrêtez de mentir à la terre entière s’il vous plaît! Parce que moi je viens de Belgique. Enfin, à moitié; évidemment tous les Belges ne sont pas basanés. Et en Belgique on connaît la véritable histoire des frites. Non, on n’ dit pas des French fries, monsieur. On dit des BELGIAN FRIES! […] Vous avez déjà eu beaucoup de choses, les Français, laissez-nous quelques petits trucs quand même.

D’une traite, Stromae associe la nature explicitement belge de son œuvre à ses racines mixtes –sa mère est flamande, son père, rwandais– devant un public international de spectateurs canadiens. Ce ludique cadrage national s’avère également important lors de ses représentations sur le sol belge. Ainsi, depuis des années, quand il a devant lui un public majoritairement néerlandophone, Stromae saupoudre les moments de transition d’une chanson à l’autre de la formule néerlandaise: «Landgenoten, bedankt!» (Compatriotes, merci!).

Non seulement la Belgique, mais aussi Bruxelles –la ville où il est né et vit toujours– se voit attribuer un rôle central dans la façon dont Stromae se présente à son public. Lors d’interviews destinées à un public anglophone, il aime raconter comment il a grandi dans le quartier de Laeken, à Bockstael, parmi des amis d’origine turque, marocaine, congolaise et rwandaise. Et lorsqu’on lui demande quelle est sa ville préférée, il répond que son choix se porte résolument sur Bruxelles, mais avec le climat de Los Angeles, car «Bruxelles est l’une des meilleures villes de la planète, mais le temps y est un cauchemar». Le climat bruxellois est bien présent dans le clip du tube «Formidable», où l’on voit traîner Stromae –dans un état d’ébriété joué– au célèbre rond-point Louise, sous la pluie d’une heure de pointe matinale. Cet ancrage dans l’espace public bruxellois est rendu explicite au début du clip: «8:30, 21 mai 2013, Bruxelles, rond-point Louise».

Bruxelles –la ville où il est né et vit toujours– joue un rôle central dans la façon dont Stromae se présente à son public

L’intérêt pour la capitale belge s’est également manifesté lorsque Stromae a mis sa carrière musicale entre parenthèses –en raison de problèmes de santé. Il s’est alors concentré sur d’autres activités de son label créatif Mosaert (anagramme de Stromae), en lançant un projet de mode et en réalisant des vidéos pour des artistes internationaux tels que Dua Lipa et Billie Eilish. Alors que les premières capsules –c’est ainsi que s’appellent les lignes de vêtements de Mosaert– s’inspiraient des imprimés africains du Wax hollandais, la cinquième capsule s’est librement inspirée de motifs venant de l’art déco et de l’art nouveau, décrits sur le site web de Mosaert comme «deux mouvements artistiques qui ont façonné notre capitale, Bruxelles». Comme le dit dans une interview accordée à L’Echo la styliste Coralie Barbier, l’épouse de Stromae: «Avec l’Art déco et l’Art nouveau, nous sommes revenus chez nous».

De Maeterlinck au maestro

Manifestement, ni la belgitude clairement affichée de Stromae, ni son patriotisme urbain bruxellois, ne font obstacle à son succès dans la sphère de la francophonie internationale, bien au contraire. En 2016, par exemple, il a été décoré de la grande médaille de l’Académie française pour avoir réussi en tant que «seul chanteur de sa génération qui soit mondialement connu» à faire écouter aux jeunes francophones de la musique dans leur langue maternelle. Ces dernières années, d’autres artistes bruxellois à succès, tels qu’Angèle et Damso, ont consolidé cette tendance.

Mais plus que ses collègues bruxellois plus jeunes, Stromae semble s’inscrire spontanément dans une tradition d’hybridité nationale. Celle qui depuis le XIXe siècle détermine l’image de la Belgique à l’étranger. Pour se distinguer de la métropole française, les intellectuels du jeune État-nation ont fondé leur vision de «l’âme belge» sur une identité biculturelle de nature raciale. Cette identité était marquée par la combinaison de la langue de culture qu’est le français d’une part, et d’autre part, par ce qu’ils considéraient comme l’idiosyncrasie flamande, enracinée dans les kermesses breughéliennes et les textes sources mystiques.

Des auteurs flamands francophones tels qu’Emile Verhaeren et Maurice Maeterlinck –salués respectivement comme le barde national de la Belgique et le premier (et seul) lauréat belge du prix Nobel de littérature– ont exporté à l’étranger cette image d’une Belgique biculturelle par le biais de textes symbolistes regorgeant de masques et de miroirs, d’allégories et de doubles. Le succès de leur écriture symboliste «typiquement» belge a vite fait d’élever les deux hommes au rang de stars de la littérature mondiale fin de siècle.

Même si, un siècle plus tard, Stromae se tient à l’écart d’une telle pensée en termes de races, il injecte lui aussi une bonne dose de liquide de contraste belge dans son œuvre musicale. En témoigne déjà le premier album, Cheese. La musique de fête et le sourire dentifrice qu’affiche Stromae sur la couverture de l’album –dites cheese!– y contrastent fortement avec l’univers intérieur troublé des personnages qu’il incarne dans les différentes chansons. Le deuxième album, Racine carrée, poursuit dans la même veine.

Dans la très dansante «Papaoutai», Stromae chante les fils privés de père –le sien est mort pendant le génocide rwandais. Dans le clip de la chanson, un petit garçon habillé en Stromae vit avec un papa en plastique ayant l’apparence –y compris le sourire figé– de la pop star. Alors que les autres enfants du quartier peuvent s’ébattre avec des pères actifs, le petit garçon doit se contenter d’une poupée immobile. Cela l’amène à se pétrifier à son tour et à devenir un double de son père absent. Voilà comment Stromae transpose des éléments clés de la tradition symboliste belge à la Belgique super-diversifiée du XXIe siècle, tout en rendant palpables des histoires mondiales traumatisantes à travers des histoires familiales personnelles et des vers mémorables comme «Tout le monde sait comment faire des bébés, mais personne ne sait comment faire des papas».

À l’instar de Jacques Brel –l’autre star francophone de la musique belge– Stromae aime jouer des rôles dans ses chansons. Il le fait, par exemple, dans «Tous les mêmes», où il prend sous la loupe une crise relationnelle. Un homme et une femme y versent dans des versions stéréotypées du point de vue de l’autre, par le biais d’un ensemble de clichés genrés: «Vous les hommes, ‘s êtes tous les mêmes/ Macho mais cheap, bande de mauviettes infidèles» versus «Rendez-vous, rendez-vous, rendez-vous au prochain règlement/ Rendez-vous, rendez-vous, rendez-vous sûrement aux prochaines règles».

Dans le clip (et aussi en live), Stromae visualise ce stéréotype en incarnant un homme avec la moitié gauche de son corps, et une femme avec la moitié droite, dans des scènes éclairées respectivement en rose et en vert. Le plan final représente d’abord comme deux blocs séparés, dans ces mêmes couleurs, les deux perspectives masculine et féminine. Mais la distinction s’effrite ensuite lorsque la caméra opère un zoom arrière et fait apparaître une mosaïque abstraite dans une multitude de nuances de vert et de rose.

Ainsi, contrairement à des prédécesseurs artistiques comme Maeterlinck et Verhaeren, les racines hybrides dont Stromae se fait le chantre dans la Belgique du XXIe siècle, ne sont pas biculturelles. Elles ne présupposent pas une juxtaposition de l’identité flamande d’une part et de la langue française d’autre part –ou d’une perspective masculine à côté d’une perspective féminine. La popstar montre plutôt des racines carrées: des identités partielles qui se multiplient et se déploient dans une constellation kaléidoscopique d’individus interconnectés. Ci-après ce que cela donne, par exemple, dans «Bâtard»:

T’es d’droite ou t’es d’gauche ? T’es beauf ou bobo d’Paris?
Sois t’es l’un ou soit t’es l’autre, t’es un homme ou bien tu péris
Cultrice ou patéticienne, féministe ou la ferme
Sois t’es macho, soit homo, mais t’es phobe ou sexuel
Mécréant ou terroriste, t’es veuch’ ou bien t’es barbu
Conspirationniste, Illuminati, mythomaniste ou vendu ?
Rien du tout, ou tout tout de suite, du tout au tout, indécis
Han, tu changes d’avis imbécile ? Mais t’es Hutu ou Tutsi?
Flamand ou Wallon ? Bras ballants ou bras longs?
Finalement t’es raciste, mais t’es blanc ou bien t’es marron, hein?
Ni l’un, ni l’autre
Bâtard, tu es
Tu l’étais, et tu le restes!

Alors que les éléments «flamand» et «wallon» jouent un rôle de premier plan chez Maeterlinck et Verhaeren, dans la strophe de Stromae ci-dessus, ils apparaissent comme étant des rôles secondaires dans une longue liste de nombreuses autres caractéristiques définissant l’identité, telles que le sexe, la classe sociale et l’affiliation politique. Stromae s’attache avant tout à démontrer l’absurdité de telles listes d’identité. Il remplace donc les contrastes ethnoculturels bipolaires de Maeterlinck et Verhaeren par un joyeux éclatement qui, loin de la neutralité postmoderne, s’affiche comme radicalement multicolore.

Le rejet radical des cases délimitées est particulièrement évident dans l’album Multitude, sorti en 2022 après un long silence radio. Le contraste et le mélange y sont omniprésents. Une chanson comme «La solassitude» relie par un néologisme la solitude que connaissent parfois les célibataires à la lassitude dont peuvent souffrir les couples. Et les chansons «Mauvaise journée» et «Bonne journée» présentent une même journée sous des angles opposés.

Stromae remplace les contrastes ethnoculturels bipolaires de Maeterlinck et Verhaeren par un joyeux éclatement qui s’affiche comme radicalement multicolore

Dans Multitude, plus encore que dans les albums précédents, Stromae accorde une importance de premier ordre aux soins. Il explore ainsi les (moins) beaux côtés de la parentalité dans «Que du bonheur». Dans «Santé», il remet vivement en question les applaudissements adressés aux professions essentielles telles que les agents de nettoyage et les livreurs de colis, des personnes certes louées mais aussi continuellement exploitées pendant la pandémie de corona.

L’importance de prendre soin de soi est également présente, dans «L’enfer», le deuxième single de l’album. Stromae y abandonne un instant les masques et les personnages et nous laisse pénétrer au plus profond de son âme en évoquant avec franchise les pensées suicidaires qui l’ont assailli après la tournée mondiale de Racine Carrée. Il a chanté cette chanson pour la première fois sur TF1 –chaîne de télévision française–, au milieu d’un journal télévisé qui s’est soudainement transformé en une performance surprise des plus prenantes.

Dans l’interview qui précède, Stromae fait le lien entre le titre de l’album et les nombreuses influences musicales de ses chansons: On est tous multiples, on est plein de personnages différents, on a plein de personnalités différentes, on ne peut pas être résumé à un carcan, à une case». «L’enfer» montre le côté sombre de ce titre positif, lorsque Stromae renvoie à la foule de solitaires dont il faisait partie malgré lui: «J’suis pas tout seul à être tout seul Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête/ Et si j’comptais, combien on est/ Beaucoup».

Lumière et Obscurité

Si sa carrière fulgurante dans l’industrie musicale lui a fait vivre un enfer quelques années durant, c’est également la musique qui, en tant qu’expérience partagée et en combinaison avec le soutien de son entourage, a aidé Stromae à lentement remonter vers la lumière. Cette alternance constante, précisément, entre lumière et obscurité, est l’un des éléments clés de son œuvre riche et variée. En explorant activement et en partageant avec des auditeurs du monde entier cette multitude déroutante de perspectives contradictoires, il semble que Stromae ait réussi à se recomposer.

Un tel processus pourrait-il également s’avérer bénéfique pour sa patrie divisée? Avec l’ingéniosité nécessaire, cela semble être possible, car comme le montre la musique de Stromae, la Belgique contrastée peut aujourd’hui servir de source d’inspiration, de laboratoire artistique et de produit d’exportation. Ou, pour citer Stromae même, lors du concert susmentionné à Montréal: «Les moules aussi ont été inventées en Belgique!»

Site web de Stromae
Auteursfoto Tijl Nuyts

Tijl Nuyts

poète et critique

photo © Sophie Dewispelaere

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