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Museum De Reede: la condition humaine à travers la gravure ancienne et contemporaine

Par Theun Vonckx, traduit par Caroline Coppens
5 juillet 2024 7 min. temps de lecture En mode musée

Au Museum De Reede, la gravure est reine. Aux côtés de grands noms tels que Goya, Munch et Rops, dont les œuvres composent le cœur de la collection, vous y découvrirez aussi des artistes contemporains s’adonnant à cette technique. Le petit musée, qui a ouvert ses portes dans le centre historique d’Anvers en 2017, s’est rapidement imposé comme l’un des hauts lieux culturels de la métropole flamande.

Comme beaucoup d’autres musées, De Reede est né d’une collection privée. Passionné de gravure depuis longtemps, l’entrepreneur néerlandais Harry Rutten ne cesse d’être intrigué par la nature artisanale, expérimentale mais aussi abordable de cette expression artistique. La collection permanente du musée est donc le résultat d’une recherche et d’un goût personnels. L’art figuratif axé sur le thème de la condition humaine y est prédominant. Les œuvres de Francisco Goya, d’Edvard Munch et de Félicien Rops constituent le cœur de la collection, mais ne sont que la partie émergée de l’iceberg. De Reede se distingue par son fonctionnement dynamique et un programme impressionnant d’expositions temporaires.

Le fait que le musée soit basé à Anvers n’est pas dû au hasard. Avec ses dizaines de musées et de galeries contemporaines, la ville n’est pas seulement une métropole de l’art, elle a aussi un lien historique avec la gravure et l’impression. Elle est la patrie de la célèbre famille d’imprimeurs Plantijn-Moretus, et Albrecht Dürer y a échangé des planches de gravure avec Lucas de Leyde en 1521. Influencé par Dürer, de Leyde a introduit l’art du portrait dans les Pays-Bas septentrionaux.

Le musée s’est installé au Ernest Van Dijckkaai, en face du Steen, dans un bâtiment qui abritait autrefois les bureaux des compagnies maritimes. Son nom, De Reede, fait référence au terme «rederij» (compagnie maritime), mais écrit selon l’ancienne orthographe des XVIe et XVIIe siècles, l’âge d’or des graveurs anversois.

Goya, la gravure comme satire

Un musée de la gravure sans l’art de Francisco Goya y Lucientes (1746-1828) ne serait pas digne de ce nom. Bien que Goya soit devenu célèbre en tant que peintre (de cour), il est considéré, avec Rembrandt, comme l’un des principaux fondateurs et innovateurs de la gravure en Europe occidentale. De son vivant, pourtant, il a été l’un des peintres-graveurs les moins appréciés. Il a publié moins de la moitié de ses eaux-fortes et a eu du mal à vendre les gravures imprimées.

Dans «Les Caprices», Goya dépeint en 80 gravures la croyance des paysans espagnols dans la sorcellerie, l’arrogance de la noblesse et la corruption généralisée de l’Église catholique. Pour se protéger de la colère de la cour et de l’Inquisition, Goya masque sa satire en donnant à ses images de multiples significations. Par prudence, il fait don des plaques de gravure au monarque espagnol. En 1808, peu après l’invasion de l’Espagne par la France, il réalise «Les Désastres de la Guerre», un compte rendu visuel peu flatteur de la guerre et de la terrible famine qui sévit à Madrid. Dans les dernières planches de cette série, l’artiste adepte des Lumières commente les aspects politiques, religieux et idéologiques de la guerre. Aussi ce réquisitoire non censuré n’a-t-il jamais été publié de son vivant.

Le musée possède également plusieurs gravures de la série «La Tauromachie», qui rompt avec le sarcasme des «Caprices» ou la tragédie des «Désastres». Goya y explore la tradition espagnole de la corrida. Sa dernière série de gravures, «Les Disparates», appelée aussi «Les Proverbes», se compose de 22 illustrations inquiétantes qui rappellent les «Peintures noires» qui décorent sa maison. Des personnages isolés sont représentés dans des paysages sombres et cauchemardesques. Certains tirages sont innocemment satiriques, d’autres représentent des monstres et des géants se livrant à des actes de violence. Cette série est un chef-d’œuvre technique remarquable. Elle témoigne d’une maîtrise de l’art, d’une utilisation experte des contours et des variations de tons.

La plus grande collection d’Edvard Munch hors Norvège

Avec 41 œuvres d’Edvard Munch, le Museum De Reede possède la plus grande collection publique de l’artiste en dehors de la Norvège. Six nouvelles œuvres sont venues enrichir la collection en 2023.

L’œuvre graphique de Munch reflète ses troubles émotionnels personnels. Les lignes et zones de couleurs douces et fluides typiques de la lithographie vont de pair avec la tendance morbide et le style symboliste de l’artiste. La texture grossière et les contrastes noir et blanc prononcés de ses gravures sur bois renforcent le sentiment d’isolement et d’anxiété.

Edvard Munch expérimente pour la première fois les techniques de gravure en 1894, alors qu’il vivait à Berlin. Quelques années auparavant, à Paris, il avait découvert l’utilisation novatrice de la lithographie et de la gravure sur bois par Henri de Toulouse-Lautrec et Paul Gauguin. Pour Munch, la gravure était un moyen de diffuser son art auprès d’un public plus large tout en le maintenant à un prix abordable. La possibilité de réaliser plusieurs tirages à la fois lui permettait d’innover. Il ne s’est pas contenté de traduire ses peintures en gravures, mais a expérimenté diverses combinaisons de couleurs, types de papier et méthodes d’impression.

«Autoportrait », une lithographie de 1895, montre l’obsession de l’artiste pour la maladie et la mortalité. Dans le bas, contrastant avec le fond noir, l’artiste a subtilement dessiné le squelette de son bras. En raison de l’histoire familiale tragique de Munch, la mort est omniprésente dans son œuvre. Le décès prématuré de Sophie, sa sœur préférée, l’a particulièrement affecté et a inspiré nombre de ses peintures et gravures. Il considérait lui-même «L’Enfant malade» comme sa lithographie la plus importante. Aussi occupe-t-elle une place centrale dans sa «Frise de la Vie».

L’œuvre la plus connue de la Frise est sans aucun doute «Le Cri». En 2022, le Museum De Reede a pu ajouter cette œuvre emblématique sous forme de lithographie à sa collection. «Le Cri» est devenu le symbole de l’angoisse existentielle d’hier et d’aujourd’hui.

Bien que Munch n’ait jamais été marié, les femmes et l’amour jouent un rôle majeur dans son œuvre. Les personnages féminins apparaissent sous de nombreux aspects: sœur, mère, maîtresse ou séductrice. De Reede conserve un magnifique portrait de sa maîtresse, la violoniste Eva Mudocci. La lithographie en couleur «Vampire II», dans laquelle une femme aux cheveux longs tente de mordre le cou de son amant, est effrayante. Il s’agit toutefois d’une illusion, car le titre original de cette œuvre était «L’Amour et la Douleur». Pour Munch, il ne s’agit que d’une banale scène d’amour. C’est son ami, l’écrivain polonais Stanisław Przybyszewski, qui a donné à l’œuvre un nouveau titre et, par conséquent, une nouvelle signification.

«La Madone» est à première vue érotique, mais en y regardant de plus près, on découvre qu’il s’agit d’une pure provocation. Une femme nue et rêveuse est entourée d’une bordure remplie de spermatozoïdes, tandis qu’un fœtus effrayant s’est niché en bas à gauche de l’œuvre. La référence blasphématoire à la Vierge Marie dans le titre contraste fortement avec la femme qui symbolise ici désir et aversion.

Félicien Rops, critique et innovateur

Un mépris similaire pour la morale, les normes et les valeurs établies caractérise l’œuvre du maître provocateur Félicien Rops (1833-1898). Dès ses études à l’Université libre de Bruxelles (ULB), il devient un caricaturiste notoire qui se moque des conventions bourgeoises. Une fois installé à Paris, il y devient l’illustrateur le mieux payé de son époque. Il réalise notamment le frontispice des Épaves de Charles Baudelaire, dont il est l’ami intime et avec qui il partage une passion pour les squelettes.

Les gravures et dessins de Rops exposés au Museum De Reede forment un ensemble coloré. Les trois gravures différentes de «Pornocratès» ou «La dame au cochon» comptent parmi les chefs-d’œuvre du musée. La représentation de la femme fatale aux yeux bandés tirée par un cochon à la queue dorée a fait scandale à l’époque et n’a rien perdu de sa puissance. Les femmes nues sacrifiées lors de cérémonies diaboliques dans «Les Sataniques» sont le point culminant de la critique lubrique du catholicisme par Rops. Par ailleurs, la collection montre bien comment Rops a utilisé les nouvelles techniques photographiques, en particulier l’héliogravure, pour imprimer et distribuer ses œuvres en grands tirages.

Dynamique et vivant

La disposition de la collection permanente change périodiquement. Cela fait du Reede un musée dynamique et vivant. Il possède par exemple une très grande collection d’art belge et international: de l’œuvre ludique de Fred Bervoets à la stupéfiante série «Abortion» de Paula Rego, en passant par les «Rebel Women» de Marcelle Hanselaar. Il y a toujours du nouveau à découvrir.

Par ailleurs, le musée organise chaque année trois expositions temporaires en collaboration avec des institutions établies ou des collectionneurs privés. Pablo Picasso, Käthe Kollwitz, Léon Spilliaert… tous ont été mis à l’honneur au Reede avec des œuvres graphiques, des dessins et des sculptures. L’exceptionnelle exposition Rembrandt: photographe avant la lettre a voyagé d’Anvers à la Corée du Sud où elle a attiré une centaine de milliers de visiteurs. Cette année, nous attendons avec impatience l’exposition sur Dürer et ses contemporains, une collaboration avec la Bibliothèque royale de Bruxelles (KBR), qui ouvrira ses portes en décembre 2024.

Museum De Reede
Vonckx c MDP

Theun Vonckx

curateur de la galerie De Queeste Art

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