La boucle est bouclée. Et maintenant ? Le «Ballet de Flandre» fête ses cinquante ans
Le 2 décembre 1969, le rêve de la légende de la danse Jeanne Brabants se réalise avec la fondation du Ballet van Vlaanderen. Cinquante ans, un nouveau nom – Opera Ballet Vlaanderen – et une fusion avec l’opéra plus tard, la seule compagnie de ballet professionnelle qui reste en Belgique doit relever de nouveaux défis. Une histoire mouvementée.
Le 20 octobre dernier, l’Opera Ballet Vlaanderen donnait la première du spectacle Cantus Firmus / Mea Culpa: Brabants / Cherkaoui. Une double chorégraphie qui célèbre et embrasse les cinquante années d’existence du Ballet Vlaanderen: des premiers pas émancipateurs de la fondatrice Jeanne Brabants (1920-2014) à la critique sociale interculturelle de l’actuel directeur artistique Sidi Larbi Cherkaoui. Un demi-siècle de danse classique (et autre) qui recèle une histoire de lutte pour se faire une place au soleil et trouver des moyens de subsistance. En effet, si le corps de ballet semble une éternelle évidence en scène, dans les coulisses, par contre, rien ne va de soi. En 2019, quel rapport l’unique compagnie de ballet belge encore existante entretient-elle avec ses origines? Et quelles sont aujourd’hui les perspectives d’avenir du Ballet Vlaanderen?
En montant Cantus Firmus, le Ballet Vlaanderen
reprend une œuvre que Jeanne Brabants créa en 1968 pour ses élèves de la Konklijke Balletschool Antwerpen (École royale de ballet d’Anvers). En 1970, elle remania la chorégraphie à l’intention du Ballet van Vlaanderen fondé tout récemment. Des pointes abstraites d’une pureté presque émouvante s’allient à une technique qui ne cherche pas la virtuosité, mais enchaîne les mouvements épurés et les références à la danse moderne. L’espace scénique est clairement occupé par les danseurs, avec une frontalité marquée et des déplacements vers le public. Il est frappant de constater à quel point l’œuvre n’a rien perdu de sa fraîcheur. Le décor original du scénographe attitré de Brabants, John Bogaert, se compose d’une ingénieuse et maniable construction de cordes tendues entre deux arcs, et tire son inspiration de la musique pour orgue de Jean-Sébastien Bach et des sculptures animées d’Alexander Calder. On pouvait le ranger dans une seule malle, tout comme l’enregistrement pour phonographe des psaumes de Bach: Brabants voulait pouvoir se produire partout, de la Chine aux États-Unis en passant par les salles paroissiales de Flandre. Dans la version actuelle, le B’Rock Orchestra interprète la musique en direct sur instruments anciens.
Le programme festif propose en deuxième partie Mea Culpa, un spectacle conçu par Sidi Larbi Cherkaoui pour les Ballets de Monte-Carlo en 2006. Cherkaoui y mettait en scène les effets de la colonisation sur la toile mouvante des rapports de force entre maître et esclave, bien avant que le thème ne déchaîne les passions dans les arts scéniques. Dans cette nouvelle version, Cherkaoui fait appel à deux musiciens congolais. Il mêle images vidéo troublantes, danses et chants africains avec la musique du compositeur de la Renaissance Heinrich Schütz. Il transcende la virtuosité des danseurs en un vocabulaire gestuel d’une dureté parfois implacable, mais en parfait accord avec le thème. Le spectacle fait également voir l’instabilité des genres: à un moment donné, tout le monde se détourne d’un homme ivre et titubant, et la danseuse androgyne Drew Jacoby prend le relais dans le rôle masculin principal. Les principes de hiérarchie et d’identité au sein de la troupe de ballet sont remis en cause par l’intégration de danseurs – actuels et anciens – de la compagnie de danse contemporaine Eastman
de Cherkaoui et de danseurs invités d’autres troupes et traditions. Mea Culpa s’inscrit dans la plus pure tradition de la danse-théâtre. En même temps, le spectacle présente la portée sociale que Jeanne admirait tant dans La Table verte, le ballet antiguerre de Kurt Jooss et Sigurd Leeder, dont elle avait assisté à une représentation en 1936.
Mais le décor de Mea Culpa ne tient assurément pas dans une malle, et Jeanne Brabants n’aurait sans doute pas osé rêver des costumes dessinés par Karl Lagerfeld.
Après la fraîcheur de Cantus Firmus, Mea Culpa constitue une machinerie bien huilée et pleine d’assurance, qui témoigne d’une liberté de production suffisante pour assurer à cette chorégraphie un vaste succès public et de nombreux prix, marchant d’ailleurs ainsi dans les pas de Cantus Firmus. Peut-on en conclure que la nomination au poste de directeur artistique du chorégraphe vedette Cherkaoui, bien connu pour son audace et son charisme – deux qualités tant prisées par Jeanne – est un enrichissement pour le Ballet Vlaanderen ?
La danse discipline artistique autonome
Remontons le temps. Le Ballet van Vlaanderen voit le jour en 1969 – année riche en promesses d’avenir – sous l’impulsion de Jeanne Brabants. C’est le point d’orgue des ambitions d’une visionnaire qui, depuis des décennies, s’employait à faire de la danse une discipline artistique autonome. Étroitement liée à l’histoire personnelle de la chorégraphe, la genèse du Ballet van Vlaanderen se lit comme une lutte pour l’émancipation menée sur plusieurs fronts. La création de la troupe n’est d’ailleurs pas dépourvue de visée politique. Lorsque, en décembre 1969, le premier ministre flamand de la Culture donne le feu vert à la nouvelle compagnie, il adresse un signal fort en pleine bataille linguistique.
© F. Van Roe.
Jeanne Brabants elle-même est une fervente avocate des danseurs flamands de talent, à une époque où tout ce qui est francophone tient le haut du pavé. Mais l’émancipation flamande n’est qu’un aspect de son engagement. Elle veut avant tout ancrer durablement la danse, en utilisant comme leviers l’institutionnalisation, la visibilité et une solide méthode pédagogique. En 1987, l’expulsion de la Monnaie d’une vedette telle que Maurice Béjart à la suite d’un changement de directeur et la non-affectation à la danse des ressources ainsi libérées confortent Brabants dans sa conviction que la discipline doit miser sur un fonctionnement autonome.
Sa propre école de danse
La mission de Jeanne Brabants s’explique en grande partie par les lacunes structurelles dont elle souffrit elle-même dans son enfance, lorsqu’elle voulut apprendre la danse. Ce n’est qu’en 1936, après deux ans de gymnastique rythmique, qu’elle put commencer une formation privée semi-professionnelle en danse expressionniste moderne incluant les rudiments du ballet auprès de Lea Daan à Anvers. Elle avait déjà seize ans. C’était la seule option acceptable pour sa famille, à une époque où le ballet classique était encore associé à la situation déplorable des ballerines de l’Opéra de Paris au XIXe
siècle (entendez: la misère et la prostitution). Juste avant la Seconde Guerre mondiale, elle part étudier avec les maîtres de la danse expressionniste allemande en Angleterre, où Jooss et Leeder, ainsi que le théoricien du mouvement Rudolf von Laban, ont trouvé asile. Lorsque la guerre éclate, Jeanne n’a d’autre choix que de rentrer chez elle.
Au sortir de la guerre, tout ce qui touche à l’Allemagne est mal vu. À la fois déterminée et pragmatique – tel était son tempérament – Jeanne Brabants cherche une formation en technique de ballet à Londres et à Paris. Elle s’inscrit à un Teachers’ Course organisé par Ninette de Valois à la Royal Ballet School. Elle devient – avec notamment la Suédoise Birgit Cullberg – l’une des figures de transition en Europe entre la danse-théâtre et une nouvelle forme de ballet ouverte aux influences modernes. Alors qu’elle dirige déjà sa propre école avec ses sœurs Jos et Annie, Jeanne parvient en 1951 à convaincre l’Opéra d’Anvers de mettre sur pied une section de ballet. Dix ans de lobbying acharné et le soutien de son clan débouchent sur la création du Stedelijk Instituut voor Ballet (Institut municipal de ballet), une école publique qui enseigne des matières générales et délivre un diplôme officiel.
Une nouvelle «vague flamande»
À l’approche du départ à la retraite de Jeanne Brabants prévu pour 1985, une lutte idéologique s’engage sur divers fronts dans le monde de la danse. Brabants s’oppose résolument à l’engagement du Russe Valery Panov au poste de directeur artistique et décide même d’anticiper son départ d’un an. Si Panov est un brillant danseur du Kirov, il représente à ses yeux un style soviétique dépassé qui ne convient nullement à une jeune compagnie tournée vers l’avenir. Au même moment apparaît ce qu’on appellera plus tard la Vlaamse golf (vague flamande), qui déferle dans les mondes du théâtre et de la danse. Pour la jeune garde, le ballet «à l’ancienne» constitue une cible toute trouvée. C’est le début d’une querelle typiquement flamande, où la politique intervient une fois de plus, vu la nécessité de décrocher des subventions.
Après le passage de Valery Panov, l’Anversois Robert Denvers rétablit la sérénité, du moins dans les rangs du ballet. Sous sa direction, la compagnie s’installe dans un nouveau bâtiment du quartier ’t Eilandje. Denvers répond aux critiques de la danse contemporaine en faisant appel à Jan Fabre pour revisiter le Lac des cygnes.
En 2005, une nouvelle furie entre en scène: l’Australienne Kathryn Bennetts. Forte de sa longue expérience de pédagogue et de maître de ballet pour la compagnie de William Forsythe, elle porte le Ballet Vlaanderen
à des sommets inégalés. En même temps, elle lui ouvre l’accès aux grandes scènes internationales, car Forsythe l’autorise à reprendre plusieurs de ses œuvres. Impressing the Czar part en tournée mondiale et remporte plusieurs prix. En Belgique, le spectacle est à l’affiche dans des maisons qui réservent normalement leurs scènes à la danse contemporaine. Un nouveau respect mutuel s’instaure.
Fusion difficile avec l’opéra
Malheureusement, les ambitions de Bennetts dépassent de loin les subventions disponibles. Préoccupé par la situation financière du Koninklijk Ballet Vlaanderen, le gouvernement flamand décide de le fusionner avec l’Opéra. Un plan qui n’est pas du tout pour plaire à Kathryn Bennetts. À 90 ans révolus, Jeanne Brabants publie quant à elle des lettres furieuses dans les médias nationaux. Rien n’y fait: la fusion a lieu. En 2012, Bennetts démissionne et Assis Carreiro prend la relève. La Portugaise imagine des formats pour réintroduire le ballet sur des scènes plus petites, mais le courant passe mal avec la compagnie, qui lui reproche de ne pas être danseuse. C’est toutefois elle qui assurera la première production d’une œuvre de Sidi Larbi Cherkaoui.
© Dr. Segers.
Cherkaoui n’a pas non plus suivi de formation en ballet – il a pris des cours de danse contemporaine. Après s’être initié à la chorégraphie avec la compagnie de théâtre-danse d’Alain Platel, il acquiert de l’expérience auprès de grandes compagnies internationales de ballet. Il travaille également avec les artistes handicapés mentaux du Theater Stap
à Turnhout. Au Ballet Vlaanderen, Cherkaoui ouvre toutes grandes les portes à d’autres disciplines et cultures de la danse. Il invite des chorégraphes de ballet novateurs, répondant ainsi aux aspirations de Jeanne. Par ailleurs, Cherkaoui œuvre à réconcilier le ballet et la danse contemporaine en Flandre: pour cette saison, il a programmé le spectacle C(h)œurs d’Alain Platel en mobilisant le chœur, l’orchestre et les danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. En 2020, Anne Teresa De Keersmaeker viendra présenter sa version de Cosi fan tutte avec ses danseurs de Rosas.
Un troisième pôle d’activité
Reste à savoir quelle voie le Ballet Vlaanderen
doit ou peut emprunter désormais. Cherkaoui est à même de contribuer dans une large mesure au rayonnement international et à l’image de marque de la compagnie. Mais il doit souvent s’absenter en raison de ses multiples activités (il est également directeur artistique de sa propre compagnie de danse Eastman et fait de fréquentes incursions dans la culture pop, en collaborant notamment avec Beyoncé et Broadway). Peut-il garantir durablement l’attention et l’enthousiasme nécessaires pour que la compagnie reste sous les feux de la rampe, ici et à l’étranger ? La maison est-elle en mesure d’offrir à ses 43 danseurs un nombre suffisant de tournées et de représentations?
Et doit-on s’inquiéter des conséquences de la fusion avec le Vlaamse Opera, une situation que Jeanne Brabants voulait éviter à tout prix? Jan Vandehouwe, nouveau directeur général depuis cette saison, caresse en tout cas des projets ambitieux. À partir de la saison prochaine, il veut (encore) rehausser le niveau de l’Opera Ballet Vlaanderen, en le transformant en un centre artistique innovant, axé sur les idées d’ouverture et d’hybridité. Un point central de ses plans consiste à déployer un troisième pôle d’activité à côté de l’opéra et du ballet: une plateforme pour «l’expérimentation, l’innovation, l’épanouissement des talents, l’éducation artistique, l’inclusion et l’intersectionnalité», peut-on lire dans un communiqué de presse. Le tout en restant très attentif à la diversité qui caractérise Anvers et Gand, les deux villes où l’Opera Ballet Vlaanderen est en résidence. La maison veut permettre à des perspectives et formes étrangères d’interagir pleinement avec l’opéra et le ballet.
Ce sont là des idées séduisantes. Reste à savoir ce que cette démarche apportera au ballet en tant qu’institution. En son temps, Jeanne Brabants mit vaillamment en place un modèle de recyclage avant la lettre pour assurer un continuum historique de la danse et ne pas gaspiller les ressources investies. Les meilleurs éléments de son école de renommée internationale étaient engagés dans la compagnie de ballet. Brabants fonda également un département pédagogique, toujours dans une optique de création d’emploi, notamment dans les écoles de musique à temps partiel, contribuant ainsi à faire de la danse une discipline à part entière. Très préoccupée par le statut social et la protection des danseurs, elle veilla à ce que ceux-ci bénéficient d’allocations de reconversion au terme de leur courte carrière.
À cinquante ans d’écart, les conceptions artistiques de Brabants et de Cherkaoui sur le ballet et le théâtre-danse se rejoignent dans l’importance accordée à l’inclusion et à l’engagement social. Est-ce également le cas pour le modèle cyclique d’ancrage mis en place par Brabants? Ballet Vlaanderen est la dernière compagnie en Flandre où les danseurs sont encore engagés sous contrat fixe. (Dans les domaines de la danse contemporaine et de la performance, ce n’est plus le cas depuis de nombreuses années: Rosas
a perdu en 2006 son statut d’ensemble permanent au sein de la Monnaie à Bruxelles.)
© F. Van Roe.
Et les danseurs de la Koninklijke Balletschool suscitent-ils encore l’intérêt? Qu’adviendra-t-il du tout récent Junior Ballet Antwerpen, où de jeunes danseurs acquièrent l’expérience de la scène – pour l’instant en payant des frais de scolarité?
Nous dirigeons-nous vers un monde de la danse où plus aucune institution ou compagnie n’offrira de sécurité d’emploi aux danseurs? Et où, à terme, «le ballet» devra céder la place à un modèle économique d’autogestion, avec des danseurs abandonnés à leur sort et au statut extrêmement précaire ? L’Opera Ballet Vlaanderen parviendra-t-il à poursuivre la mission sociale et émancipatrice léguée par Brabants?