Narges Mohammadi, l’artiste qui réalise des valises à partir de blocs de savon
L’artiste néerlando-afghane Narges Mohammadi conçoit des installations et des sculptures comme les chefs cuisiniers préparent des plats: elle réunit des formes et des matériaux apparemment incompatibles. Avec ces combinaisons inattendues, elle crée des espaces intermédiaires, des lieux où tout et rien se produisent simultanément.
Avec l’installation Almost There (2020), Narges Mohammadi (°1993) met brièvement le regard et la compréhension en porte-à-faux. On reconnaît les formes: une table, une chaise, un manteau… Mais il faut un peu plus de temps pour identifier le matériau monochrome avec lequel elles sont fabriquées. La terre glaise est généralement utilisée pour construire des maisons, certainement pas pour fabriquer les objets que l’on trouve ici. L’artiste fait ainsi en sorte que deux niveaux différents d’une maison –ou peut-être même d’un chez-soi– se fondent tout à coup l’un dans l’autre. C’est un exemple fascinant de la manière dont elle établit des liens inattendus entre les formes et les matériaux.
© Lotte van Uittert
Ces remarquables combinaisons de formes et de matériaux reviennent de plus en plus souvent dans le travail de Mohammadi. Elle a déjà réalisé une valise en savon, une salle de bain en paille et un couloir étroit construit avec pas moins de 700 kilos (!) d’une friandise persane.
Lorsque je m’adresse à elle, elle interrompt la réalisation d’une nouvelle œuvre à laquelle elle travaille: Concrete Exchange. Il s’agit d’une tasse à thé en béton, agrandie dans des proportions monumentales. Avec un grand sourire, elle m’explique qu’elle se sent proche des chefs cuisiniers qui réunissent des saveurs apparemment incompatibles. Dans ses œuvres, le contenu, la matière et les formes doivent aussi former un tout, affirme-t-elle, même si ces composantes semblent se contredire.
Mohammadi n’a pas vraiment de raison de travailler sur des supports spatiaux, si ce n’est que de nombreux aspects de ces supports lui plaisent: l’effet de la lumière, le fait que l’on puisse marcher autour d’une telle œuvre et que l’on compare automatiquement ses dimensions à celles de son propre corps..
De plus, elle aime le sentiment de créer, à partir de rien, une chose qui occupe vraiment l’espace. Elle estime qu’il est important de s’occuper activement du matériau. Même lorsqu’elle collabore avec d’autres, comme pour cette tasse à thé en béton
Lieu, processus, sentiment
Mohammadi veut que tout le matériel passe entre ses mains, même s’il lui faut parfois quelques mois pour maîtriser une nouvelle technique. Ce cheminement intensif laisse la place aux surprises et aux écarts par rapport à l’idée originale. Pour elle, cette méthode de travail attentive est comparable à la cuisine de votre mère ou grand-mère: ces mets sont toujours plus savoureux que les aliments en sachets ou en paquets.
Le processus fait vraiment partie de l’œuvre, même si cela ne se voit pas toujours. Un bon exemple est Schoon verlangen (Désir de propreté, 2021), qu’elle a réalisée pour une exposition sur la vie pendant la pandémie. La sculpture est faite de savon et a la forme d’une valise à roulettes. Cet objet fait évidemment référence au voyage, ou au désir de voyage: durant des mois, il n’était guère envisageable de quitter sa maison pour une période prolongée.
En même temps, il est difficile de dissocier le savon du conseil des autorités néerlandaises à se laver fréquemment les mains. Essayez donc de ne pas y penser lorsque Mohammadi explique qu’elle a gratté cette valise dans le grand bloc de savon avec ses ongles. L’utilisation du savon devient ainsi beaucoup plus porteuse de sens que si elle avait choisi un matériau de sculpture traditionnel comme la pierre ou le bronze.
Des espaces intermédiaires
Mohammadi crée fréquemment des œuvres en vue d’une exposition spécifique. Par conséquent, elles sont souvent liées au site et adaptées à l’endroit. En même temps, son art est fortement ancré dans son propre monde intérieur, comme ses souvenirs, ses sentiments et ses désirs.
L’artiste évoque la genèse de l’œuvre Almost There, mentionnée plus haut, qui est une version d’une installation antérieure : Perhaps it is only in the warm summer breezed stones that I feel at home (2019). Il lui paraissait malhonnête de reconstruire exactement cette œuvre dans un autre lieu. D’ailleurs, elle ne se sentait plus pareille. Après tout, le monde extérieur et le monde intérieur ne sont-ils pas étroitement liés? Tout ce que vous voyez, entendez ou sentez peut évoquer d’autres images, d’autres pensées.
Ce qui se passe à l’intérieur de soi peut être exprimé au-dehors sous la forme d’une œuvre tangible. L’installation en deux parties Attempts for refuge (2021) en est un bon exemple. Elle se compose en partie d’une tour de matelas dressés, recouverts de terre glaise et recourbés de manière à former un dôme. Comme s’ils voulaient s’étreindre. À l’origine de cette idée, un souvenir d’enfance de Mohammadi: la sieste qu’elle faisait main dans la main avec son petit frère dans le lit de leur mère.
L’autre partie est un couloir en terre glaise où se dresse une armoire. Elle aussi est basée sur des souvenirs, cette fois de la visite de Mohammadi à un parent qui recevait toujours de nombreux visiteurs. Lorsqu’il y avait trop de monde à son goût, elle se réfugiait dans le couloir. Elle regardait alors les manteaux et les chaussures et rêvait d’être elle-même une adulte. Elle décrit ce couloir comme un espace intermédiaire: ni vraiment à l’intérieur, ni vraiment à l’extérieur, un endroit où il se passe à la fois tout et rien.
Mohammadi affirme avec une certaine hésitation que chaque œuvre est aussi une tentative de créer un espace pour elle-même dans un monde où elle ne se sent pas vraiment chez elle. D’où son goût pour les objets quotidiens et domestiques, qu’il s’agisse de valises ou de matelas. Ce sont aussi des choses auxquelles on s’identifie directement en tant qu’être humain. On peut toujours les relier à sa propre vie. En combinant des formes et des contenus aussi familiers avec des matériaux décalés, il se crée selon l’artiste une chose que l’on pourrait également qualifier d’espace intermédiaire. Cet espace se remplit peu à peu des interprétations et des associations du spectateur. Mais il laisse toujours une place à l’imagination.
Adoucir le béton
L’un de ces «lieux» où elle ne se sent pas vraiment chez elle est le monde de l’art, et plus particulièrement son aspect mercantile. Pendant longtemps, elle s’est abstenue de prendre part à des salons d’art, jusqu’à ce qu’elle soit invitée à participer au salon Unfair Amsterdam.
Comment a-t-elle pu trouver sa place dans le système des salons d’art? En créant une nouvelle œuvre: Concrete Exchange, la tasse à thé en béton, déjà citée. Le béton évoque immédiatement les bâtiments et, surtout dans le contexte du marché immobilier hypertendu aux Pays-Bas, l’argent, beaucoup d’argent.
© Lotte van Uittert
La forme est nettement plus humaine et personnelle: c’est le genre de tasse que l’on trouvait autrefois dans tous les foyers afghans, d’après les souvenirs de Mohammadi. En même temps, elle considère cet objet comme un symbole contre la gentrification, qui s’accompagne souvent de l’apparition de toutes sortes de cafés branchés. La combinaison de la tasse à thé, du béton et du mouvement suggéré –la tasse est-elle soulevée ou est-elle en train de tomber?– devrait rendre ce matériau un peu plus doux, plus intime même. En même temps, l’association avec les bâtiments demeure: le matériau doit lui aussi conserver son contexte.
Il existe deux variantes de cette œuvre: le positif (la tasse à thé) et le négatif (l’empreinte sur une surface en ciment). La variante positive est offerte à une initiative de quartier dans la Randstad; les personnes intéressées peuvent se manifester. La version négative, quant à elle, peut être «achetée»: non pas avec de l’argent, surtout pas. Ce qui est demandé, c’est un investissement en temps égal au temps que Mohammadi et son équipe ont consacré à sa réalisation.
© Lotte van Uittert
L’acheteur est invité à consacrer ce temps à l’initiative de quartier choisie: en apportant un soutien pratique, par exemple, en participant à des activités ou en en organisant. Mohammadi a donc découvert un moyen de trouver avec Concrete Exchange sa place dans le monde (des salons d’art): en montrant que l’argent ne peut pas rivaliser avec la convivialité et la connexion.
Du 10 novembre 2023 au 28 janvier 2024, il sera possible de voir le travail de Narges Mohammadi au musée Beelden aan Zee à La Haye aux Pays-Bas.