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littérature

Neel Doff ou la conquête de la liberté

22 février 2022 4 min. temps de lecture Planète Littérature

Neel Doff (1858-1942) a grandi à Amsterdam dans la pauvreté. Elle s’est installée en Belgique où elle a pu gravir l’échelle sociale. Elle a publié des romans et récits autobiographiques -tous en français- qui brossent un tableau émouvant de la vie de la classe ouvrière à la fin du XIXe siècle. Il est grand temps de refaire connaissance avec cette femme et autrice remarquable.

Il serait réducteur de cantonner Neel Doff dans le champ de la littérature prolétarienne, de saisir sa trilogie «de la misère» -Jours de famine et de détresse, Keetje, Keetje trottin– sous l’angle du réalisme social.

Femme de lettres à la trajectoire exceptionnelle, auteure néerlandaise ayant choisi d’écrire en français, Neel Doff (1858-1942) se lance à l’âge de cinquante-et-un ans dans l’écriture d’une trilogie largement autobiographique qui retrace l’univers de son enfance, de son adolescence, marqué par la misère, la faim, la condition misérable du prolétariat, l’exploitation des enfants.

Celle qui s’engagera auprès des ouvriers, qui dénoncera les conditions de vie des démunis, les mécanismes de domination, les inégalités socio-économiques, la maltraitance, l’esclavage économique des enfants, campe dans sa trilogie de la faim une famille de neuf enfants, les Oldema, qu’elle décrit au travers de la narratrice Keetje. À l’instar de la famille de son personnage, la famille de l’auteure quitta Amsterdam pour Anvers, ensuite pour Bruxelles.

Loin de tout misérabilisme, de tout fatalisme, Neel Doff met en scène le heurt de deux mondes, le monde des nantis et le monde de ceux qui n’ont rien.

Les descriptions minutieuses des plus démunis, le naturalisme qui baigne ces pages s’enracinent dans la jeunesse de l’écrivaine. Loin de tout misérabilisme, de tout fatalisme, Neel Doff met en scène le heurt de deux mondes, le monde des nantis et le monde de ceux qui n’ont rien, des bourgeois et du sous-prolétariat. Miroir de Neel Doff, l’héroïne Keetje fait de sa vie un anti-destin, se révolte contre une société inique, hiérarchique, inégalitaire qui prospère sur le dos des laissés-pour-compte.

Contrainte de se prostituer afin de subvenir aux besoins de ses parents, de ses frères et sœurs, Keetje clame sa volonté de se tailler une existence qui rompe avec l’oppression, la condition ancillaire. S’arrachant au trottoir, résolue à explorer d’autres facettes du monde, Keetje devient trottin chez une modiste, pose pour les peintres, s’ouvre au monde de la beauté, à l’art. La boulimie de culture, de savoir qui anime Keetje / Neel Doff, leur pugnacité à se perfectionner en français, à se laver de la honte que les bien-pensants accolent à la misère extrême, leur ralliement aux idées progressistes résonnent comme un manifeste de la rébellion.

Rébellion contre la reconduction des injustices de génération en génération, contre le cercle vicieux de la pauvreté, l’engrenage du dénuement, contre les formes de vie bafouées, inhumaines, transgression des codes en vigueur (Keetje épousera un homme issu des classes aisées, Neel Doff se mariera avec Fernand Brouez, éditeur de La Société nouvelle, ensuite avec l’avocat et militant socialiste Georges Sérigiers). Gervaise Macquart (L’Assommoir) n’a pu s’arracher à la misère, sa fille Nana dans le roman éponyme de Zola y retombe après une gloire éphémère là où Keetje s’en libère.

Le prisme autobiographique n’épuise pas la volonté de témoigner d’une naissance dans un milieu défavorisé, de dépeindre le froid, le manque de nourriture, les maladies, les expulsions, le manque d’instruction, les humiliations, l’expérience carcérale d’un des frères. Au-delà de son vécu, Neel Doff braque les projecteurs sur les exclus, sur la violence des rapports sociaux, sur les ravages d’un monde industriel, d’une société assise sur le capitalisme, le patriarcat, et creuse, sous une lumière qui allie la crudité et la poésie de l’ailleurs, une des plus belles figures féminines luttant contre l’injustice.

Son désir d’ascension sociale et intellectuelle ne rompt pas la solidarité avec le monde des déshérités, avec le peuple dont elle provient, n’en fait pas une transfuge de classe reniant ses origines, s’assimilant les codes de la classe dominante. Dotée d’un vif esprit critique, elle secoue les chaînes de l’aliénation. Nul étonnement que le cinéaste néerlandais Paul Verhoeven, fasciné par des destins de femmes conquérant leur liberté, rompant avec la résignation, ait adapté l’histoire de Keetje trottin dans son film Keetje Tippel (Katie Tippel en français).

S’extraire de la pauvreté, c’est contester le déterminisme social sur lequel reposait la société du XIXe
siècle, c’est réclamer une place au soleil, pousser les «humiliés et les offensés» (pour reprendre le titre de Dostoïevski, un auteur qui fascine Keetje) à soulever leur joug, réclamer des droits, aspirer à un autre horizon de vie. Au travers de la narratrice Keefje animée par une souveraine soif de vivre, Neel Doff met en lumière les désastres sociaux (et environnementaux) engendrés par la révolution industrielle, la paupérisation d’une main-d’œuvre au service du machinisme, l’abrutissement d’un travail à l’usine usant les ouvriers de façon prématurée, le chômage, l’insalubrité des logements, la surpopulation dans les taudis, l’espace de non-droits, l’invisibilité dans lesquels la société plonge la classe ouvrière.

Hormis sa trilogie, Neel Doff publia de nombreuses œuvres de fiction, Contes farouches, Michel, Angelinette, Elva, suivi de Dans nos bruyères… Toutes témoignent de la conquête d’une position discursive, d’un droit à la parole et de l’affirmation d’un agencement d’énonciation qui brise le silence des «sans-noms» (Jacques Rancière) et les hypocrisies de l’époque.

Neel Doff, Keetje, préface de Marie Denis et postface de Thibault Scohier, Espace Nord, Bruxelles, 2021; Jours de famine et de détresse, postface d’Élisabeth Castadot, Espace Nord, Bruxelles, 2017; Keetje trottin, postface de Madeleine Frédéric; Espace Nord, Bruxelles, 1999.
VB

Véronique Bergen

écrivaine

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