«Nez», un poème de Nisrine Mbarki
Autrice de nouvelles, de textes pour la scène et de poèmes, Nisrine Mbarki (°1977) a récemment fait paraître son premier recueil de poésie: Oeverloos. Daniel Cunin présente une traduction inédite du poème «Nez» tiré de cet ouvrage.
Oeverloos (Sans rives), premier recueil de poésie de la Tilbourgeoise de naissance Nisrine Mbarki, reflète le destin de cette écrivaine, traductrice et productrice qui a grandi entre deux pays (Pays-Bas et Maroc) et quatre ou cinq langues (néerlandais, arabe, berbère, français, anglais). Sur cette trame déterminée par le plurilinguisme –certains poèmes comptent des vers dans ces différents idiomes– vient se greffer une voix aux multiples résonances, qui diffuse celle de bien d’autres femmes, dont quelques-unes de la famille de la poétesse. Quand ce n’est pas celle d’un homme qui s’est enfermé dans le silence…
@ Willemieke Kars
Nez
le visage de mon grand-père est une mappemonde
de guerres du siècle passé
le siècle qui s’est à plusieurs reprises suicidé
n’a cessé de se réinventer
non sans s’affaiblir car chaque combat
a exigé en sacrifice un organe un bras une jambe
mon frêle grand-père a été transféré en de lointaines contrées
il a combattu pour des hommes puissants
lui et ses frères africains ont été de la chair à canon en Europe
au cours d’une grande partie d’échecs il a vu
le paradis terrestre à Madagascar
il s’est tenu jusqu’aux genoux dans des rizières
de l’antre du Viêt-Cong
une balle lui a traversé l’épaule un homme de son village
lui a volé son alliance
la pauvreté se passe de fidélité
mon grand-père a vieilli en silence dans un costume trois pièces
un fez sur la tête
il nous adressait rarement la parole mais nous vilipendait si jamais on se tenait dans son passage
dégage merde petits salopards qu’il criait
tandis qu’il passait le restant de ses jours à
écouter
les nouvelles
sans jamais
regarder
les images
on a hérité de lui son nez et deux ou trois ruches
il est impossible que grand-père ait su qu’il avait libéré
le pays de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants
peut-être ai-je des tantes et des oncles qui ont été conçus par consolation ou violence
peut-être nous a-t-il laissé plus qu’on ne le sait
car que savons-nous des armées
les seules tranchées que je connaisse sont au fond de ma cage thoracique
quelques brutales immixtions de l’amour
simplement retranchées à la pioche
les cartes géographiques j’en porte dans mon sac à dos
mon fils entend parcourir le monde
le vieil héritage s’arrête ici
il va lui falloir dessiner une nouvelle mappemonde
la nôtre est encore trempée de sang
et dépassée