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arts, pays-bas français

Nicolas Eekman, Flandrien fantastique maître du dessin et de l’estampe

16 juin 2023 11 min. temps de lecture

Le travail du peintre et graveur Nicolas Eekman (1889-1973) puise sa source dans de nombreuses influences, au croisement du monde francophone et néerlandophone. Pas étonnant alors qu’il se soit défini lui-même en tant que Flandrien. À l’occasion du don de 238 estampes et dessins par la fille d’Eekman, le musée du Dessin et de l’Estampe originale de Gravelines, en Flandre française, consacre une exposition à ce Néerlandais né à Bruxelles et ayant fait carrière en France.

Quelle exposition étonnante que Nicolas Eekman, humaniste et graveur fabuleux, présentée actuellement au musée du Dessin et de l’Estampe originale à Gravelines! Nicolas Eekman, peintre et graveur méconnu, mérite plus qu’un détour tant il ose et surprend, en marge des courants artistiques dominants du XXe siècle. S’il marque un intérêt pour des artistes en particulier plutôt que pour des mouvements artistiques, il reste libre et sélectif dans ses choix d’influences et de ce fait, profondément lui-même, ce qui le rend moderne aujourd’hui. En outre, l’actuel regain d’intérêt pour l’art figuratif et fantastique contribue sans aucun doute à cette belle (re)découverte.

Son œuvre pourrait sembler anachronique: elle n’est ni foncièrement expressionniste, cubiste ou surréaliste, ni d’un réalisme naïf ou d’un symbolisme tourmenté. On y prend cependant plaisir à distinguer différentes phases: l’une marquée par l’œuvre de Van Gogh et l’expressionnisme. L’autre est teintée par la vie parisienne des Années folles et l’engouement pour le cubisme. La troisième révèle une fantaisie toute breughélienne nourrie d’un travail de graveur tout à fait remarquable. En témoigne l’ensemble des estampes de l’exposition.

L’influence de Van Gogh et de l’impressionnisme

Déjà sa naissance est digne d’intérêt. Nicolas Mathieu Eekman naît le 9 août 1889 à Bruxelles de parents néerlandais, au numéro 4 de la place des Barricades, précisément là où Victor Hugo rédige Les misérables. Cet événement ne serait qu’anecdotique s’il n’avait touché Nicolas Eekman qui se plaisait à le rappeler. Comme l’écrivain, l’artiste se penchera toute sa vie sur la condition humaine, le peuple, paysans et travailleurs. Comme lui, il s’engagera dans la voie de l’humanisme qu’il traduit au travers de toute son œuvre. De la même manière qu’Hugo, et bien que les œuvres du début témoignent d’une nature pieuse, Eekman s’éloignera de la religion au profit de la libre pensée et de l’engagement social tout en conservant un intérêt pour les valeurs spirituelles.

Cette voie sera davantage encouragée par un autre épisode déterminant: alors qu’Eekman termine ses études d’architecture à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles en 1913 et qu’il s’adonne déjà à la peinture et la sculpture, la guerre éclate et il doit fuir en zone neutre. C’est aux Pays-Bas, à Nuenen, qu’il se pose. Pas n’importe où donc: dans la chambre même que Vincent Van Gogh a occupée 30 ans plus tôt, partageant la vie quotidienne des mêmes voisins ou rendant visite à l’ancienne amie de l’illustre peintre.

Il faut dire que les parents d’Eekman étaient déjà des amis du pasteur Bart de Ligt. Ce dernier, homme inspiré, intelligent et cultivé, avait hébergé Van Gogh au presbytère de Nuenen. Il invita vivement Nicolas à peindre et se trouver dans la «chambre-atelier». C’est là qu’Eekman forge sa pensée et sa carrière artistique. Il travaille sans cesse, peint, dessine et commence à graver.

Son style est très nettement imprégné de Van Gogh. En témoignent les gravures à l’eau-forte Eersel, le moulin et Jardin derrière le presbytère (1916), ou encore La haie en hiver (vers 1918), qui rappellent les vues hivernales du jardin du presbytère que Van Gogh réalise à Nuenen en 1884. Chez ce dernier, les Vues du jardin du presbytère montrent des traits vibrants, nerveux, creusant les arbres sous un ciel gris, fermant l’espace à hauteur des haies, sans nulle autre perspective ni souffle d’ouverture.

Les similitudes sont flagrantes, tant dans les thèmes, les compositions et le traitement des surfaces. Cependant, le graphisme tendu de l’un trouve des traits plus apaisés chez l’autre. Tous deux se penchent sur la vie des paysans et leur environnement. Le travail de gravure à l’eau-forte en fait ressortir la dureté. Dans les nuances des ciels et de l’eau, des branches et des haies, les lignes sont là, présentes et sensibles.

Au sortir de la guerre, Eekman entre en contacts avec Gustave de Smet, Fritz Van de Berg et surtout de Josef Cantré. Ce dernier s’est tourné vers l’expressionnisme allemand et Eekman échange avec lui des matrices. Eekman privilégie alors la gravure sur bois à l’eau-forte pour mieux traduire des aspirations psychiques. Au cœur de la Femme au verger (1919), la jeune fille dégage une paix intérieure, à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine solitude que la présence des arbres alentours apaisent doucement. Ici, Eekman a travaillé la matrice en valorisant les blancs des noirs. À l’inverse dans Le meunier ou Le paysan mort (1921), les noirs prédominent et les protagonistes sont traités en une composition compacte et synthétique, tout à la fois explicite et autant expressionniste que symboliste.

Les avant-gardes des années folles

Avec sa première épouse, Hetty, Eekman s’installe à Paris en 1921. Là, du côté de Montparnasse, il retrouve les artistes néerlandais Kees Van Dongen, Conrad Kickert, Georges Vantongerloo, Theo van Doesburg ou César Domela, et surtout Piet Mondrian avec qui il se lie d’amitié. Outre la langue et la culture, ils ont en commun la même quête d’un idéal spirituel qu’ils traduisent par une volonté de perfection de la ligne. Si pour Mondrian la ligne est l’expression d’un idéal absolu grâce à l’abstraction géométrique, pour Eekman, elle est au service de la destinée humaine et garde pied sur terre. Il la veut futuriste, constructiviste.

Eekman nous propose des compositions urbaines, fêtes, foires et danseurs ou travailleurs, grévistes et usines. L’inspiration cubiste l’attire également. La composition se complexifie, les plans se superposent, se juxtaposent et s’entrecoupent, les lignes se découpent ou sont hachées, tout est rythme et joie de vivre (La Ville, 1927).

En outre, grâce à la galeriste Jeanne Bucher qui éditera régulièrement des estampes de l’artiste (La Bibliothèque, Jeanne Bucher, 1925 ou La Manifestation, 1924), Eekman élargit davantage son réseau d’amis, de contacts et d’influences. Il se lie d’amitié avec Marc Chagall, Jacques Lipchitz et Max Ernst. Grâce à Bucher encore et surtout, il rencontre après le décès d’Hetty, la bibliothécaire de la galerie, Andrée Herrenschmidt qu’il épouse en 1928.

Ils s’installent dans une charmante maison à Boulogne-Billancourt, un quartier à la mode pour les artistes. Dans cette ambiance conviviale où les amis se retrouvent (Jacques Lipchitz et Juan Gris qui sont les voisins proches, mais aussi, Artaud, Desnos, Malraux, Picasso), Eekman s’engage davantage dans la voie politique des artistes révolutionnaires et adhère à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR).

Il collabore également à la revue Monde que dirige Henri Barbusse, notamment avec L’Accordéoniste (1929) et Les Mineurs (1930). Les thèmes varient d’une atmosphère gaie où l’insouciance prévaut –bien qu’elle laisse poindre quelques fois un fond de gravité–, à une réalité plus sérieuse où la légèreté n’est que simple apparence. On ne sait pas si La danseuse aux étoiles (1926) s’élève dans l’espace ou se retient dans sa chute. De même pour Cache-cache (1927) qui illustre ce jeu d’enfance, mais où la joie fait peut-être place à la culbute.

Clairement en revanche, Cataclysme, bois réalisé à la suite du décès d’Hetty, exprime une grande tristesse. D’un côté, le monde s’écroule, de l’autre la jeune femme semble disparaître dans les tréfonds alors qu’un chien maigre et agressif surgit de la blancheur du papier.

Dans toutes ces œuvres, les influences plastiques des divers nouveaux courants se font prégnantes. On y retrouve du cubisme avec Matelot (1929) dans laquelle Eekman cite Courbet, peintre du peuple qui brouille les genres artistiques pour plus de réalisme, comme notre artiste donc! Ou encore Au balcon (1928) à la manière de Fernand Léger qui se soucie d’un retour à une figuration accessible à tous.

Dans Dressage (1928) et Poisson rare (1929), on retrouve l’esprit de la Nouvelle Objectivité à la George Grosz, lequel cherche à remettre en valeur l’art des retables allemands du Moyen Âge. Il y a aussi du symbolisme et de l’onirisme poétique à la manière de Marc Chagall dans Paysage (1926). Ailleurs, en regardant Ville basse, Manifestation (1924), on pense immanquablement à Frans Masereel qu’Eekman avait déjà rencontré à La Haye en 1915 et qu’il retrouve volontiers à Paris.

En parallèle au bois gravé, il est intéressant de noter l’introduction de la pointe sèche, légèrement plus leste sur la plaque de métal, comme pour mieux répondre à la vie trépidante de l’artiste d’alors. De plus, les barbes du métal sillonné confèrent aux estampes des nuances de gris et des vibrations de traits, qui facilitent la perception des différents plans, des jeux d’ombres et de lumières et des spécificités des matières et surfaces. Dans l’arbre (1932) en est un bel exemple. En outre, cette gravure comme tant d’autres de la même période, semblent annoncer un changement profond qui s’opère dans l’œuvre.

Le Flandrien fantastique

Avec ces sources d’inspiration, Eekman garde le cap: il conserve le lien avec la réalité des gens et de la vie. Au point qu’à partir des années 1930, il affirme un style très personnel, contre vents et marées: «Je suis un Flandrien… C’est pourquoi je suis un peu hétéroclite dans tout ça, parce qu’il y a des influences d’un peu partout». Il revalorise le dessin d’après nature des maîtres anciens, l’enseigne et ouvre à Paris un atelier de gravure de 1933 à 1935 à l’Akadémia de Raymond Duncan, frère d’Isadora.

Dès lors, cette attention portée au dessin deviendra une marque de fabrique. Fidèle à lui-même et sans plus de concessions, Eekman procède par étapes: dessins préparatoires, encres et gravures avant le travail d’impression, tel qu’on peut le voir notamment dans une des 20 planches issues de La Légende d’Ulenspiegel de Charles de Coster de 1947, Le navire pris dans les glaces.

L’exposition nous montre également un autre versant de sa création, illustrateur d’auteurs classiques en même temps qu’auteur, poète et illustrateur pour la littérature jeunesse. Sans doute l’illustration est-elle un chemin d’accès plus facile à l’univers du fantastique, là où récits et images se complètent et s’enrichissent. Par ce biais aussi, Eekman aura trouvé les raisons de justifier son art imaginaire qui deviendra le fondement de son évolution créatrice.

La guerre arrive, qui impose une retraite de l’artiste à Saint-Jean-de-Luz. Cela ne l’empêche pas de continuer à exposer à Paris en signant du pseudonyme Ekma et même de s’installer au square de Port-Royal où pas mal d’intellectuels et d’artistes résistants se sont établis. Il y vivra de 1940 jusqu’à sa mort en 1973.

Toute l’œuvre d’Eekman est sans conteste celle d’un maître du dessin et de l’estampe. Il y a pour un graveur, le «savoir dessiner», déterminant et primordial, puis viennent les gestes de la gouge ou de la pointe, qui ne souffrent d’aucun retour en arrière. On pense au magnifique bois gravé Le grand moissonneur (1934) et à celui bien antérieur La morte (1920), tous deux présentés avec leurs matrices. Pendant que l’un vibre de vie et d’énergie de ses traits ciselés, l’autre, dans sa mise en scène et ses traits cadencés, est un arrêt sur image, un arrêt dans le temps.

Plus loin dans l’exposition, de très belles séries d’encres et de pointes sèches montrent les portraits de proches et d’amis, légèrement de profil, aux traits fins, délicats et précis, qui témoignent une fois de plus d’une grande acuité du regard et d’une parfaite maîtrise de l’outil. Son art du portrait renoue avec la grande tradition classique, profondeur du regard, finesse du trait et psychologie du personnage. Pareil à lui-même, l’artiste interroge l’humain. Dans son regard porté à autrui, c’est lui-même qu’il interroge: questionner l’évolution artistique de son époque, quitte à lui faire front ou lui tourner le dos.

Retour aux primitifs flamands

De plus en plus, le style d’Eekman évolue vers un fantastique breughélien, visible dans la manière de peindre, les références, les compositions. Même techniquement, l’artiste remonte aux grands maîtres flamands en privilégiant le panneau de bois enduit de préparation blanche et en prévoyant l’encadrement avant la pose du premier coup de crayon. Pierre Brueghel l’Ancien n’est donc pas loin avec Les infirmes (1954).

On pense aussi à Jérôme Bosch en admirant Les archers (1935) qui nous rappellent, en plus joviaux, certains personnages du Portement de croix conservé au musée des Beaux-Arts de Gand. La mégère (1954), L’escargot en laisse (1967) ou encore La visite de l’oracle (1969) font également penser au travail du primitif flamand. Il y a aussi du James Ensor en contemplant Le navire pris dans les glaces évoqué plus haut. Fêtes, masques et carnavals vont nourrir son œuvre. Tout être vivant, objet ou chose, va prendre des formes inhabituelles. L’aura des objets sera au service de son imaginaire pour lequel le poisson y occupera une place de choix, tel que nous le montre L’arête.

On reconnaît bien le style de Nicolas Eekman, avec son esprit facétieux, plein de fantaisie et de fantasque car il s’agit du carnaval de la vie, là où l’artiste veut rire et s’amuser pour dire aussi que les hiérarchies et les rapports sociaux sont souvent faits d’absurdités. Durant cette dernière période, Eekman, avec son goût pour le surnaturel et le rêve, va s’épanouir dans une veine fantastique qui ne le quittera plus, en digne maître de libres interprétations profanes des Mystères du Moyen Âge ou des contes philosophiques dans l’esprit de Rabelais.

L’exposition Nicolas Eekman, humaniste et graveur fabuleux est visible jusqu’au 12 novembre 2023 au musée du Dessin et de l’estampe originale à Gravelines (France).

Véronique Blondel

historienne de l'art et employée au Centre de la gravure et de l’image imprimée de La Louvière

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