Notre Manneken Pis à la Havane et autres faits sur les relations belgo-cubaines
S’il n’en avait tenu qu’à Léopold Ier, Cuba aurait été une colonie belge. Après tout, on trouve un Manneken Pis à La Havane. Et tant les révolutionnaires cubains que les troupes gouvernementales ont combattu avec des mitrailleuses estampillées «Made in Belgium». Vous pouvez lire ces faits – et bien d’autres – dans un livre passionnant sur l’histoire commune de Cuba et de la Belgique depuis le début du XVIe siècle.
Cuba. D’emblée, et hors de toute référence à Google, nous viennent à l’esprit: sucre, cigares, barbes et uniformes, la baie des Cochons, Notre Homme à la Havane, les soins médicaux gratuits et Cuba Libre. En somme, pas grand-chose, mais grâce à Zwarte bonen, rode inkt en Manneken Pis (Haricots noirs, encre rouge et Manneken Pis) de Huib Billiet Adriaansens, nous en savons un peu plus. Plus précisément, nous bénéficions d’une valeur ajoutée de 1001 faits d’histoire belgo-cubaine, comme nous l’annonce le sous-titre du livre. En une série de «communiqués de presse» présentés de manière chronologique, l’auteur parcourt 500 ans d’histoire commune.
Tout commence au Garenmarkt de Bruges. C’est là que se situe la Cour de Cuba (Hof van Cuba), demeure à l’époque de Jan de Witte, qui revêtit pendant quelques années le titre de «Episcopus Cubanses». En 1517, ce riche et noble intellectuel brugeois fut en effet nommé premier évêque de Cuba par le jeune roi Carlos I.
© Wikipedia / Brugge Beeldbank
De Witte ne verra pourtant jamais Cuba, mais il ne manquera pas de saisir les problèmes à bras-le-corps à partir du Vieux continent. Dans son évêché d’outre-mer, il nomme un archidiacre, un professeur, les membres d’une chorale et un trésorier. À cette époque, la future cathédrale se réduit à une humble cabane de paille, alors que le frais émoulu prélat y prévoit un gardien chargé d’éloigner les chiens errants de la maison de Dieu. Dans les communiqués suivants, nous voyons surgir à Cuba soldats, marchands, artisans, aristocrates, espions et même tambours en provenance des Plats Pays.
Le chapitre deux commence avec l’indépendance de la Belgique. En 1831, le Jean Key entre en premier dans le port de la Havane sous pavillon belge, au grand déplaisir des capitaines hollandais déjà sur place. Le premier consul belge arrivera quelques années plus tard. On tisse des liens diplomatiques et commerciaux: briques, produits textiles, huiles prennent la direction de Cuba; sucre de canne et tabac sont très prisés de l’autre côté de l’Atlantique.
Gagné par le goût colonial, Léopold I en espère davantage: il souhaite acheter Cuba. Son ministre plénipotentiaire à Londres en informe Lord Henri Palmerston, mais le ministre des Affaires étrangères anglais estime que ce tout jeune pays qu’est la Belgique manque de maturité pour devenir le père d’un enfant adoptif, «rejeton vaillant, robuste et réfractaire d’un autre». Résultat, Cuba demeure espagnole jusque tard dans le dix-neuvième siècle.
Ce qui nous amène aux aspirations de liberté cubaines, qui débouchent après 1848 sur trois guerres successives. À l’époque, le journaliste José Marti devient un héros populaire. C’est l’homme qui met l’accent sur les ressemblances entre Cuba et la Belgique: deux pays avec une surface modeste entourés de grandes puissances souvent hostiles. En outre, la stabilité politique belge, sa constitution libérale et sa neutralité établie plaisent à l’imaginaire politique des intellectuels cubains, étudiants et aspirants-réformateurs.
La Belgique fait honneur à cette neutralité en livrant des armes aussi bien aux insurgés qu’aux troupes espagnoles. Certes, en toute discrétion pour ce qui est des premiers. Ainsi, les révolutionnaires reçoivent en 1869 un certain nombre de mitrailleuses qui ont quitté Liège sous le nom de moulins à viande – ah, la «flexibilité» des bordereaux d’expédition!
En 1902, Léopold II est l’un des chefs d’État à saluer la nouvelle «République cubaine», lisez «protectorat américain» jusqu’en 1934. Mais la paix, le bonheur et l’amitié ne sont pas faits pour durer. Quelques années plus tard, le même Léopold II fait l’objet de fortes critiques. La revue Cuba y America entame une violente campagne contre sa politique congolaise, alors que la médiation diplomatique réussit à remettre les choses en place.
Adriaansen poursuit son récit avec des histoires plus anecdotiques sur des pigeons belges qui remportent à Cuba une victoire après l’autre et sur le Petit traité du Havane de Maurice Des Ombiaux (1913) où l’auteur populaire namurois conseille le cigare cubain comme étant le meilleur remède contre le mal d’amour. Des publications cubaines chantent ses louanges, même si sa recommandation de griller des havanes en automne où les mélanges d’arômes de tabac prolongent les relents de feuilles mortes, n’est pas vraiment réalisable dans les pays subtropicaux.
La période entre un congrès anti-impérialiste au palais Egmont (1927) et l’Exposition universelle de Bruxelles (1958) voit les liens d’amitié (lazos de amistad) se renforcer. Le commerce du sucre et du textile se portent bien et, en Flandre, on voit surgir les premiers cafés et cabarets portant le nom de Cuba. L’écrivain Karel Jonckheere visite l’île et publie ses récits de voyage Cargo et Tierra Caliente où il constate que les cheveux blonds de «l’homme le plus laid d’Europe occidentale» séduisent sans problème les dames indigènes. À la Havane et Camagüey, on trouve des copies du Manneken Pis, et Léopold III rend visite à un atelier de cigares, quelques écoles et une maternité.
© Collection Letterenhuis, Antwerpen
Les deux derniers chapitres du livre présentent les pas de deux quelque peu maladroits entre Cuba postrévolutionnaire et la Belgique qui, selon l’auteur, continue avec obstination de jouer la carte du consensus. Une époque de livraisons d’armes et d‘incidents diplomatiques, mais aussi et surtout, après les années 1990, d’une collaboration culturelle et économique toujours plus intense.
© GAL
Lors de sa visite en 1968, Hugo Claus déclare la révolution «concrétisée» et qualifie Fidel Castro d’homme d’État remarquable, même si à l’occasion d’une visite précédente l’auteur fut victime de quelques jeunes lanceurs de pierres à cause de sa tenue apparemment trop américaine. En 2001, Louis Michel, à l’époque président du Conseil de l’Europe, se fait remarquer sur une moto «vintage» le long de la digue de la Havane. Son souhait: renforcer les liens avec Cuba et stimuler le dialogue politique. Sa présence y laisse une impression positive, même si pour sa part il semble quelque peu déçu du regard sclérosé porté par Fidel & Co sur le reste du monde. Aucune plainte par contre de la part du chanteur Lou Deprijck qui, après quelques «mojitos» bien tassés, fait une chute d’un balcon et se trouve contraint de faire soigner ses multiples fractures ouvertes à la jambe dans un hôpital public: les infirmières sont ravissantes et il n’est pas interdit de fumer de temps en temps un bon cigare au lit.
Mais tous les «communiqués de presse» du livre d’Adriaansen ne sauraient être qualifiés d’anecdotes plaisantes. Certains nous touchent davantage par leur valeur historique, tels que les récits concernant les expressions de belgophilie à propos des actes de guerre d’un petit peuple et de son «Rey Caballero» Albert I. Des rues et même un café reçoivent le nom de Bélgica, le 21 juillet est proclamé jour de fête nationale et, pas plus tard que pendant la guerre, l’épouse du président Mario Garcia Menocal crée un comité de soutien à la Belgique. Toutefois, le livre comporte aussi des parties quelque peu énumératives, voire sans intérêt. Ceci n’est pas un reproche à l’adresse de l’auteur. Les relations belgo-cubaines sont faites aussi bien de moments étincelants que de d’instants beaucoup plus ternes, même si l’ensemble reste assez haut en couleur.