«Nous n’ignorons pas que ces pauvres gens seront massacrés»: le «Journal» d’Anne Frank
Il y a des livres qui sont plutôt des monuments. Pourtant, tout le monde ne les a pas lus. D’où ce rappel. Qui n’a pas encore lu le Journal d’Anne Frank? Vous verrez que ce journal n’est pas seulement une œuvre d’art littéraire. Plus de 75 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses thèmes restent universels et d’actualité.
Texte majeur de la littérature sur la Shoah, écrit en néerlandais par une jeune juive d’origine allemande dont la famille s’est réfugiée aux Pays-Bas, le Journal d’Anne Frank livre un témoignage bouleversant sur la situation des Juifs lors de l’occupation nazie. Née en 1929 à Francfort-sur-le-Main, l’adolescente débute son journal en juin 1942 et s’y consacre durant deux ans.
© Anne Frank Huis, Amsterdam
Durant ces deux années, la famille Frank – le père Otto, la mère Edith, la sœur aînée Margot et Anne -, les parents van Pels (baptisés van Daan dans le Journal) et leur fils Peter, le dentiste Fritz Pfeffer (Albert Dussel sous la plume d’Anne Frank) vécurent clandestinement dans l’annexe, l’arrière-maison de l’entreprise d’Otto Frank à Amsterdam.
Évoquant la vie confinée à l’intérieur de l’annexe, délivrant des réflexions sur la condition humaine, l’amour, son rapport à ses parents, analysant leurs conditions de réclusion, le sort de ses compatriotes juifs, pressentant le désastre qui s’abat sur son peuple, Anne Frank fait preuve d’une lucidité politique, sociale, humaine qui force l’admiration. Débutée à treize ans, la rédaction de son journal, qu’elle appelait Kitty, qui lui tint lieu de confident, prit fin le jour où une lettre anonyme dénonça la présence de clandestins dans l’annexe. Arrêtées par la Gestapo
le 8 août 1944, les huit personnes furent déportées. Anne Frank mourut du typhus dans le camp de Bergen-Belsen vers février-mars 1945, peu de temps avant la libération du camp par les Alliés le 15 avril 1945. Le seul rescapé fut le père Otto qui, à la Libération, se vit confier par une voisine le journal intime de sa fille. Lors de leur arrestation, la sacoche contenant les pages de ses écrits s’ouvrit et les feuilles volantes s’éparpillèrent. Ce sont ces pages qu’une voisine récupéra, conserva précieusement et rendit au père à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
© Anne Frank Stichting, Amsterdam
Qu’elle parle de son chat Moortje
qui lui manque, qu’elle n’a pas pu amener avec elle dans l’annexe, qu’elle dépeigne les sentiments amoureux que lui inspire le jeune Peter van Pels, Anne Frank élève son journal en bréviaire de survie, en arme de lutte contre le désespoir, entamant en marge de son journal un roman, des nouvelles. Sa maturité, sa lucidité éclatent dans les portraits psychologiques qu’elle dresse de ses proches, tous condamnés à vivre dans la promiscuité, sans bruit, et dans l’évocation de la mise en place d’un génocide. Un génocide qui frappa de plein fouet les Pays-Bas, pays européen où le nombre de Juifs assassinés toucha près d’une personne sur trois. Des 140 000 Juifs vivant aux Pays-Bas, seuls 38 000 survécurent. Le vendredi 9 octobre 1942, elle note avec une extrême clairvoyance: «Nous n’ignorons pas que ces pauvres gens (les Juifs arrêtés par les nazis) seront massacrés. La radio anglaise parle de chambre à gaz. Peut-être est-ce encore le meilleur moyen de mourir rapidement. J’en suis malade… ». La menace qui pèse sur les siens, elle en ressent l’étau qui se resserre, confiant tout à ce journal que lui offrit son père, relatant la promulgation des lois anti-juives, la restriction de la liberté de mouvement.
Écrire pour rester en vie
«Les juifs doivent porter l’étoile jaune; les juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public.»
Écrire pour ne pas sombrer, pour comprendre, pour rester en vie, afin de contenir l’abattement, écrire pour témoigner de l’innommable, récrire son journal à partir du 28 mars 1944, le jour où Anne Frank apprend à la radio qu’on appelle la population à livrer ses témoignages de la guerre sous la forme de journaux, de chroniques, de lettres et que ces derniers seront rassemblés à la Libération. La flamme de l’optimisme nourrit les pages, même si la jeune adolescente endure des périodes d’abattement. «La radio nous aide en nous répétant de sa voix miraculeuse que nous ne devons pas nous laisser abattre: tête haute, courage, d’autres temps viendront!». Ou encore «Qui a courage et confiance ne se laissera jamais sombrer dans la détresse».