«Nous», un poème de Tom Van de Voorde
Daniel Cunin a traduit «Nous», un poème de Tom Van de Voorde tiré de son recueil Jouw zwaartekracht mijn veer paru à Amsterdam aux éditions Querido. «Nous» est l’un des neuf poèmes du cycle «L’exposition de peintures».
Auteur à ce jour de quatre recueils (Vliesgevels, 2008 ; Liefde en aarde, 2013 ; Zwembad de verbeelding, 2017 ; Jouw zwaartekracht mijn veer, 2020), Tom Van de Voorde passe une grande partie de son temps entre Gand, sa ville natale, et Bruxelles, entre poésie et arts plastiques.
Au tournant du millénaire, il a publié une série de plaquettes de différents auteurs flamands et néerlandais. Ces dernières années, il a traduit de l’anglais certains de ses confrères américains, dont Wallace Stevens, Michael Palmer, Ariana Reines, et, avec sa compagne Staša Pavlović, des auteurs slovènes, comme Katja Perat et Tomaž Šalamun.
Parallèlement, sa propre poésie est traduite en de nombreuses langues, par exemple en français dans les revues Deshima, Le Cahier du refuge, Traversées ou encore en ligne.
Nous
Je veux monter une exposition
ayant pour titre Female Abstraction
À Chris Kraus je demande
d’écrire le catalogue et de prendre
la parole lors du vernissage
Toute en longueur, la première salle
est tapissée de petites œuvres
Une poignée de Marthe Donas
une seule de Sonia Delaunay
remontant à l’époque où
elle s’appelait encore Terk
d’autres de femmes russes
Alexandra Exter, Nathalie Gontcharoff,
Lioubov Popova, Olga Rozanova, etc.
Ensuite s’ouvre un grand hall
regorgeant de panneaux de Marthe Wéry
rouge sang et très rapprochés les uns des autres
au point qu’on peut à peine passer entre eux
Ceux qui y parviennent je les surprends
dans l’espace suivant au moyen de dessins
de Nasreen Mohamedi et d’Agnès Martin
En suivant leurs lignes on arrive
dans une pièce attenante
où se trouvent des sculptures de Lygia Clark
et dans une autre des aquarelles d’Etel Adnan
Suit une salle où est accrochée
une toile géante d’Helen Frankenthaler
La plupart des gens s’arrêtent là
avant de rentrer chez eux
et de raconter à tout le monde
ce qu’ils ne savent pas encore
Ceux qui malgré tout poursuivent la visite
débouchent dans un espace
où retentit de la musique de Sofia Goubaïdoulina
mais où il n’y a absolument rien à voir
les rideaux noir de jais signés Lili Dujourie
plongeant le lieu dans l’obscurité
On ôte spontanément ses chaussures
pour continuer pieds nus
Le sol est couvert de tapis
turkmènes et afghans aux maintes traces d’usure
résultats d’années d’agenouillements
Pour ceux qui auraient froid il y a
des couvertures tissées par des femmes berbères
et effilochées par Anni Albers
afin de faciliter une meilleure prière
Les hommes qui ont le cafard de leur mère
viennent s’y étreindre en catimini
et se passer des petits billets
où figurent des poèmes écrits à la main
par Ariana, Athéna, Ida et Monika
Dans l’avant-dernière salle j’accroche
l’ultime œuvre d’Ilse D’Hollander
Sur le sol s’étend l’ombre d’un arbre
peinte par Mary Temple
L’exposition se termine dans un espace
attribué à Lilly Reich
Il n’y a aucun mur, rien que des parois de verre
aussi appelées façades rideaux
Elles donnent sur des arbres à l’automne
vers la fin octobre quand ils ont encore
quelques feuilles et que le soleil
fait une dernière apparition
avant une longue obscurité
Chênes, hêtres, érables et platanes
Je demande à Ann Veronica Janssens
de venir armée de son marteau
pour fêler toutes les fenêtres
Au milieu de la salle
il y a un banc juste assez grand
pour deux personnes, toi et moi
Nous passons là des heures à parler de nous