«Omdat ze leven» de Brecht De Backer: la théorie quantique au secours d’une existence compliquée
Vivre n’est jamais une sinécure, et certainement pas lorsqu’on est célibataire, lesbienne et qu’on a très envie d’un enfant, comme il apparaît dans le premier roman philosophique de Brecht De Backer.
Ton histoire, et celle de tous les enfants que je n’ai pas eus, lit-on en sous-titre de Omdat ze leven (Parce qu’ils sont vivants), le premier roman de Brecht De Backer (née en 1987). Malgré son goût pour les mathématiques, la science et autres matières intellos, Brecht De Backer décide à 18 ans d’étudier le théâtre, le cinéma et la littérature à Anvers. C’est d’ailleurs un joli passage de son roman, fortement inspiré de sa propre vie, lorsqu’elle descend du train à Amsterdam sans savoir encore dans quelle faculté elle va s’inscrire. Elle connaît déjà un peu les sciences grâce à ses études secondaires, les arts moins. Elle opte donc pour le plongeon dans l’inconnu et la nouveauté.
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C’est une quête constante –chez elle et chez son personnage– que celle de la meilleure manière de mener sa vie: une quête d’identité, d’un lieu d’appartenance, du moins un lieu où elle se sente un minimum à sa place. Adolescente, elle prend déjà conscience de son statut un peu à part, en particulier lorsqu’elle embrasse une fille pendant un festival et qu’elle ressent pour la première fois ce qu’est un vrai baiser. Ses camarades de classe malveillants affirment qu’elle cherche seulement à attirer l’attention, mais Brecht vibre, frémit et vit…
Sa vie de jeune femme lesbienne se complique encore lorsqu’elle éprouve l’envie irrépressible d’avoir un bébé. Même lorsqu’elle déménage aux Pays-Bas, pays un peu plus progressiste aux yeux de nombreux Flamands, son souhait ne s’avère pas si facile à réaliser. Brecht explore différentes pistes, imaginant chaque fois la nouvelle vie à venir, celle de l’enfant, mais aussi la sienne.
Les réflexions philosophiques forment une partie importante de ce premier roman. Si cette future maman est capable d’imaginer la vie de ses enfants à naître, ces derniers ne sont-ils pas déjà là? N’ont-ils pas déjà leur place avec elle et avec tous ceux qui partagent sa vie? Au travers de belles phrases pleines d’amour, Brecht De Backer décrit les vies que ces bébés n’ont pas vécues. Ou qu’au contraire, ils ont vécues.
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Déjà présents au début du livre, ils seront du voyage tout au long du roman: Niels Bohr et Albert Einstein, et la discussion animée qu’ils mènent lors du cinquième congrès Solvay à Bruxelles en 1927. Les pères respectifs de la théorie quantique et de la théorie de la relativité engagent une joute verbale afin de trouver un compromis, une théorie qui permettrait de tout expliquer. Même si elle n’est plus menée par les protagonistes eux-mêmes, cette discussion est toujours en cours aujourd’hui, et la fameuse théorie universelle demeure introuvée. Ce qui s’en rapproche le plus, toutefois, c’est une théorie largement inspirée de la mécanique quantique: la théorie des cordes ou théorie controversée des mondes multiples, selon laquelle tous les passés et tous les futurs alternatifs possibles sont réels. Chaque situation offre plusieurs résultats possibles, dans différents univers. Et ces résultats coexistent. Hélas, l’homme étant limité physiquement et mentalement, il ne peut voir et vivre qu’un seul résultat dans un seul univers.
S’inspirant du «Jardin aux sentiers qui bifurquent», une nouvelle de Jorge Louis Borges qui avait, lui aussi, suivi de près la discussion entre Bohr et Einstein, l’héroïne du roman échafaude sa propre philosophie de vie. Certains sentiers qui bifurquent apparaissent clairement derrière elle, comme le choix de ses études. Mais les sentiers les plus cruciaux sont encore devant elle, dont celui de la maternité. Dans des chapitres intimes, tenant de l’essai, Brecht De Backer décrit les différentes manières possibles d’accéder à cette maternité, donnant déjà forme à la vie de ses enfants.
L’univers dans lequel elle évolue est jalonné d’embûches et d’obstacles: homophobie, méfiance et maladresses d’amis, procédures administratives lourdes et délais d’attente interminables. Dans certaines pages, la colère est palpable. Et même si Brecht se décrit parfois comme une gamine turbulente et pleine de spontanéité, toutes ces réflexions intimes sur la grossesse et la maternité renvoient plutôt l’image d’une femme introvertie, timide et tâtonnante.
Parce qu’il arrive si souvent, dans cet univers-ci, que les choses échouent ou finissent en eau de boudin, Brecht se raccroche à ce qui pourrait se passer dans ces fameux univers alternatifs. Ainsi la théorie offre-t-elle au moins un soutien pour vivre la vie réelle. Et grâce au sous-titre évoquant «ton» histoire, le lecteur sait que les choses finiront quand même par s’arranger, même dans cet univers-ci.
Omdat ze leven n’est pas un roman facile. Tirant vers l’essai et la philosophie, il fait la part belle à la science. Mais c’est aussi l’histoire d’une jeune femme pleine d’amour pour ses enfants, qui redécouvre au passage l’amour pour sa propre mère. C’est surtout l’histoire d’une femme courageuse, forte et obstinée qui tente, avec amour, ténacité et quelques touches d’humour, de plier, au moins un peu, l’univers à sa volonté.
Brecht De Backer, Omdat ze leven, AtlasContact, Amsterdam/Anvers, 2022.
Parce qu’ils sont vivants
Pendant que Zinédine Zidane marque deux buts grandioses de la tête dans le goal de l’équipe brésilienne lors de la légendaire finale de la Coupe du monde de 1998, je danse un slow pour la toute première fois avec un garçon à la soirée du camp d’athlétisme. Le cavalier en question s’appelle David, il n’ose pas croiser mon regard, mais est assez hardi pour presser ses mains moites juste au-dessus de mes fesses. Les mains posées sur ses épaules, j’essaie de le maintenir à une distance de sécurité, tandis que nous oscillons maladroitement sur High de Lighthouse Family. De là où nous tanguons comme deux empotés, j’ai une vue presque dégagée (sauf lorsque la tête de David se met dans le chemin) sur Emily, qui danse de manière un peu plus intime avec Machinchouette.
À onze ans, je n’ai pas encore conscience de la fine frontière qui existe entre le fait de vouloir être quelqu’un et celui de vouloir être avec quelqu’un. Ce dont je suis consciente, en revanche, c’est qu’après les grandes vacances, je changerai d’école pour terminer mes primaires. Le harcèlement est devenu trop fort cette année, et j’ai refusé de retourner dans cette école. Avant de partir en camp d’athlétisme, j’ai entendu ma mère pleurer en demandant à mon père quand j’allais enfin arrêter de me comporter comme un garçon. Elle ne sait pas que je l’ai entendue. Ça m’a brisé le cœur. Ma mère est triste à cause de moi. Dans la nouvelle école, je serai quelqu’un de totalement différent, ce sera un tout nouveau départ, je me comporterai comme une vraie fille. Tout le monde me trouvera chouette, et plus personne ne sera triste à cause de ce que je suis. Emily, c’est typiquement le genre de fille que tout le monde aime. Elle est calme, hyper douce et gentille avec tout le monde. Elle a une manière spéciale de bouger et de te regarder, elle t’offre sa totale attention. Avec elle, tout le monde se sent considéré et en sécurité. Je l’ai étudiée intensivement toute la semaine et, quand on sera rentrées à la maison, on s’écrira, et j’irai même loger chez elle un week-end. Pour le début de la nouvelle année scolaire, je serai elle. La fille la plus populaire de la classe. Tout le monde sera heureux, simplement parce que je serai un peu moins moi.
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Ton père était tellement nonchalant et insouciant dans son bonheur. Les claques que la vie distribue ricochaient sur lui comme s’il portait un bouclier. Quand j’étais dans ses bras, ce bouclier me protégeait aussi. Pendant longtemps, ça m’a suffi. Jusqu’à ce que tu me fasses comprendre que moi aussi, je suis capable de prendre soin, de protéger, car c’est précisément ce que j’aurais fait pour toi.
Les semaines où je t’ai porté en moi, je me suis remise à réfléchir au futur. Et dans ce futur, je devais être la meilleure version de moi-même, pour toi. Même si je me suis séparée de toi, je ne me suis pas séparée du futur moi que j’avais imaginé. Quand ton histoire à toi s’est terminée, j’ai fait mes valises et j’ai – une nouvelle fois – repris ma vie. Une vie issue de la tienne.