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arts, histoire

On est ce que l’on sent: sur les liens intimes entre odorat et culture

Par Geerdt Magiels, traduit par Marieke Van Acker, Arthur Chimkovitch
2 août 2021 12 min. temps de lecture

Que sentait le passé? Et dans quelle mesure l’olfaction détermine-t-elle notre culture? Ces questions suscitent un intérêt croissant, comme en témoigne l’exposition Vervlogen (Évaporé), organisée au Mauritshuis à La Haye. Geerdt Magiels, biologiste et philosophe, nous emmène successivement à l’exposition, au fétide dix-septième siècle et, enfin, dans le monde relativement inodore des Plats Pays d’aujourd’hui.

Les odeurs ont beau être invisibles, elles sont toujours et partout présentes. Elles rendent plus belle la vie et donnent au monde plus de profondeur. Elles constituent une dimension omniprésente de la réalité et ce, tant au passé qu’au présent. Et pourtant, nous ne les percevons pas toujours consciemment. Nous nous habituons en effet aux odeurs qui sont présentes en continu (même si elles sont malodorantes), comme l’odeur de notre propre corps ou celle d’un animal de compagnie. Si nous fermons facilement les yeux, il n’en va pas de même pour notre nez.

C’est pourquoi nous réalisons rarement que nous sentons constamment des choses. Jusqu’à ce qu’une odeur inhabituelle envahisse nos narines. Ou jusqu’à ce que nous perdions notre odorat, comme dans le cas d’une infection virale. L’anosmie ou la perte d’odorat se produit dans plus de la moitié des infections COVID. Nombreuses ont ainsi été les personnes qui ont récemment découvert à quel point la perte d’odorat constitue un changement radical. Privés d’odeur, aliments et boissons perdent aussi les arômes qui les rendent si délicieux. Après tout, les saveurs sont très intimement liées aux odeurs. C’est ce qui explique pourquoi avoir le nez bouché va également de pair avec une perte de goût.

Dans l’épithélium olfactif situé dans la partie supérieure de la cavité nasale, des molécules légères et volatiles issues du monde extérieur entrent en contact avec notre système nerveux. Chaque odeur naît de la fusion d’une molécule extérieure avec le monde intérieur de notre corps: durant un instant, ce que nous sentons fait donc partie de nous-mêmes. On est ce que l’on sent. Les récepteurs olfactifs sont en contact direct avec les circuits sensoriels et mémoriels du cerveau, ce qui explique l’énorme impact émotionnel de certaines odeurs. Une odeur peut vous faire vomir, mais elle peut aussi vous transporter dans d’autres lieux ou époques.

La charge émotionnelle des odeurs, et la façon dont nous les apprécions, est largement déterminée par la culture. De même, le contexte dans lequel les odeurs sont perçues détermine lui aussi leur portée. L’odeur du tabac était autrefois un signe de luxe et de plaisir. L’encens (en néerlandais, wierook, ce qui signifie littéralement «fumée destinée à consacrer») symbolise la prière montant au ciel.

Odeurs en couleurs

Les liens intimes unissant culture et odorat sont à découvrir –visuellement et olfactivement– dans une exposition fascinante organisée au Mauritshuis à La Haye. Vervlogen – Geuren in kleuren (Évaporé – Odeurs en couleurs, présentée jusqu’au 29 août) explore le rôle de l’odeur dans l’art du XVIIe siècle. Les organisateurs ont cherché à reconstituer, par le biais de peintures, de dessins et d’objets, la palette olfactive de cette époque. Huit ingénieuses «stations olfactives» vous permettent de humer les odeurs de jadis, telles qu’elles ont été reconstruites.

Cette présentation multisensorielle s’inscrit dans un intérêt renouvelé pour les odeurs et pour nos capacités olfactives. Pendant longtemps, l’intérêt scientifique des spécialistes du cerveau s’est principalement porté sur les capacités visuelles des humains, entre autres parce que celles-ci sont relativement faciles à étudier. Par conséquent, les tenants et aboutissants de l’odorat sont longtemps restés enveloppés de mystère.

Ann-Sophie Barwich, historienne des sciences, explique dans son livre Smellosophy (2020) comment la richesse olfactive du monde est détectée par trois cent cinquante récepteurs différents, présents dans les millions de terminaisons nerveuses de l’épithélium nasal. Chaque odeur est un mélange, réunissant souvent des dizaines de molécules différentes, qui se transforme en une «image olfactive» d’une grande opulence cognitive et émotionnelle.

Dans son livre monumental The Smells of the World (Les odeurs du monde, publié en 2021), l’écrivain Harold McGee s’intéresse pour sa part aux molécules. Il relie les molécules et leurs propriétés organochimiques aux effets de l’odorat et du goût dans le cerveau. McGee fait un voyage encyclopédique à travers «l’osmocosme» dans lequel il entremêle les structures moléculaires (ne vous laissez pas effrayer par quelques terpénoïdes ou furanones) avec la géographie, la biologie et l’histoire.

Nous nous trouvons au seuil d’une renaissance olfactive. Le projet Odeuropa, par exemple, est un projet de 2,8 millions d’euros lancé au début de cette année. Il réunit des historiens (de l’art), des linguistes, des fabricants de parfums et des experts en intelligence artificielle. À l’aide de moteurs de recherche numériques, ils traquent les odeurs dans des textes numérisés, écrits en sept langues et s’étalant sur quatre siècles. Leur objectif: imiter les réalités olfactives du début des Temps modernes. Les spécialistes du patrimoine extraient les parfums de vieux livres et de gants en cuir tandis que les laboratoires de parfums et les musées collaborent pour recréer les parfums du passé.

Quelle puanteur

Le XVIIe siècle se caractérisait par une violente palette olfactive. La puanteur était à peine tolérable. En 1666, le satiriste français Pierre Le Jolle utilise les termes suivants pour référer aux canaux d’Amsterdam: «vostre illustrissime saleté». Effectivement, les canaux qui traversaient les villes étaient de fétides égouts à ciel ouvert, surtout en été. Il y flottait des excréments, des carcasses, des ordures et des restes de nourriture. L’eau courante et les égouts pour l’évacuation des eaux sales n’avaient pas encore été inventés. La nourriture périssait vite en l’absence de réfrigérateurs.

Se laver ou se brosser les dents étaient des pratiques inexistantes. L’hygiène corporelle se limitait souvent à camoufler les odeurs corporelles, par exemple en se servant de diffuseurs de parfum, les ainsi nommés pommandres ou pommes de senteur. Dans ces objets de luxe, les riches citoyens transportaient des substances parfumées avec lesquelles ils essayaient de neutraliser l’odeur âcre du cuir tanné (chaussures et gants).

L’urine était recueillie dans des barils afin de servir au tannage des peaux et au foulonnage des tissus. De loin, on flairait les épaisses fumées venant des champs de blanchiment, des fours à chaux, des usines d’huile de baleine et des tanneries. Le linge était blanchi avec des produits caustiques à odeur pénétrante, comme du babeurre aigre et de la potasse. On comprend pourquoi les prairies de blanchiment ont autant que possible été bannies en dehors des murs de la ville. Extra muros se trouvaient aussi les champs de potence, où les pendus servaient de nourriture aux corbeaux et aux rats. Ils constituaient également un signal fort permettant à une ville de montrer qu’elle n’avait aucune complaisance envers les criminels. L’odeur de cadavre était le drapeau olfactif par lequel la mairie marquait son territoire.

Les cours d’anatomie avaient beau n’être dispensés qu’en hiver, ils n’en restaient pas moins un supplice olfactif. En hiver, on se chauffait au bois ou à la tourbe. Les bons poêles n’étant pas encore inventés, les intérieurs des maisons étaient enfumés. Mais cela n’était peut-être pas si grave, après tout, puisque d’autres odeurs étaient ainsi couvertes. Quant au plein air, il ne valait pas beaucoup mieux. L’air «au-dessus de toutes les grandes villes» était «souvent chargé de vapeur de fumée», comme l’écrit l’historien Tobias van Domselaer. Les villes se sentaient de loin, à des heures de distance.

Pour échapper à la terrible puanteur, surtout en été, les riches achetaient des maisons de campagne. Puis les quartiers urbains les plus pauvres étaient souvent situés sous le vent, à l’est de la ville (dans l’hémisphère ouest). Aujourd’hui encore, c’est là que l’on trouve, dans les villes actuelles, les quartiers aux statuts socio-économiques les plus bas. À la campagne, en revanche, un tas de fumier dégageant avec générosité ses fumantes effluves était signe de richesse et de fertilité.

Air malsain

L’idée existait selon laquelle la puanteur était pathogène. Même à cette époque, impossible d’ignorer le lien entre saleté et maladie. Une maladie comme le paludisme était associée au mauvais air, aux miasmes provenant des marécages, des fosses septiques ou des cadavres en décomposition. Au XVIIIe siècle, l’une des premières techniques de mesure chimique consistait à déterminer la qualité de l’air à l’aide d’un «eudiomètre». Cet appareil indiquait la «bonté» de l’air en rendant visible la quantité d’oxygène présente dans un échantillon. Bien que «l’oxygène» en tant que concept chimique ne fut pas encore connu, on savait déjà qu’un certain gaz («l’air déphlogistique») était à même de faire brûler une flamme plus longtemps et plus intensément, ou de maintenir en vie plus longtemps une souris ou un oiseau sous un globe de verre.

Jan Ingenhousz, le médecin et chercheur brabançon qui découvrit la photosynthèse, fut un de ceux qui perfectionna la technique. À la recherche d’un air meilleur, il effectua des mesures dans les prisons et les halles, dans les villes, en mer et en forêt, au rez-de-chaussée et dans les coupoles des églises.

En réalité, les maladies ne sont pas causées par l’odeur ou la puanteur, même s’il est vrai que certains gaz indisposent. Il faut toutefois attendre une siècle encore avant que les parasites et les micro-organismes soient identifiés comme étant la cause des maladies. En attendant, les vêtements de protection portés pendant les épidémies de la peste ne furent pas inutiles. Les combinaisons fermées, les bottes, chapeaux, gants et masques, comme durant l’actuelle pandémie, empêchèrent en effet la transmission.

Les becs d’oiseau des masques contenaient, en plus d’une éponge imprégnée de vinaigre, des mélanges de fleurs séchées (des roses et des œillets, par exemple), d’herbes (comme la lavande et la menthe poivrée), de camphre, de genévrier, d’ambre gris, de clou de girofle, de labdanum, de myrrhe et de storax. Ils n’eurent probablement guère plus d’effet que celui de couvrir la puanteur des plaies purulentes. Au final, l’outil de protection le plus efficace fut sûrement le bâton: celui qu’utilisaient les médecins de peste pour tenir à distance les malades et la maladie.

Comparé au XVIIe siècle, nous vivons aujourd’hui dans une société «désodorisée». Bien sûr, il peut nous arriver de sentir quelque chose dans la rue: la lessive du coin, un fumeur qui passe, une boulangerie ou une friterie. Mais pour renifler un paysage urbain vraiment parfumé, il nous faut nous rendre dans des mégapoles tropicales comme Lagos ou Mumbai. Là règnent en partie encore nos anciennes conditions de vie.

Dans les Plats Pays, nous sommes devenus anormalement inodores. Les ordures sont ramassées, les égouts et les stations d’épuration font leur travail, les convertisseurs catalytiques assurent aux voitures un échappement propre, les réfrigérateurs ralentissent la détérioration des aliments et nous optons pour une peinture soluble dans l’eau et inodore. (Mais inodore n’est pas forcément synonyme d’inoffensif: le DDT et le PFOS sont inodores.) Les parfums artificiels ont pris le dessus. Les détergents, déodorants, parfums et savons étouffent les odeurs de fond naturelles. Il est même devenu difficile de trouver du papier toilette ou d’autres produits ménagers sans parfums artificiels ajoutés.

Même la senteur des roses a disparu. Sélectionnées principalement pour leurs fleurs exubérantes, leur parfum est devenu accessoire. Simultanément, le marketing olfactif joue sur les odeurs dans les espaces de vente pour créer une atmosphère incitant les clients à rester plus longtemps et à acheter plus.

Le nez d’abord

L’odorat est le sens le plus ancien. Avant d’entendre ou de voir, les organismes unicellulaires étaient à même de détecter les molécules environnantes et de s’orienter ainsi vers des sources de nourriture ou de fuir des dangers. Ils étaient dotés d’une forme primitive d’odorat. Aujourd’hui, des millions d’années plus tard, l’odeur est toujours le premier signal indiquant un danger potentiel pour les animaux et donc aussi pour les humains. Les parfums doux et agréables sont attrayants, la puanteur indique la détérioration. Les charognards sont attirés par la pourriture, mais vous et moi devons surmonter l’odeur d’un fromage puant «bien fait» ou d’un surströmming (hareng fermenté) avant d’en prendre une bouchée et éventuellement l’apprécier.

Malgré la nature pénétrante des odeurs, nous avons peu de mots pour les désigner. Il existe des centaines de mots pour renvoyer à des sensations visuelles ou auditives spécifiques, mais le répertoire de mots olfactifs est étonnamment réduit. Cela s’explique peut-être aussi par le fait que l’odeur est très difficile à quantifier (alors que la lumière et le son sont des ondes qui peuvent être mesurées avec précision). S’il nous arrive de vouloir désigner une odeur, nous nous référons généralement à la chose qui dégage cette odeur spécifique.

Une odeur est ainsi toujours associée à quelque chose, ce qui fait qu’elle n’est jamais lointaine. Notre environnement olfactif est un paysage culturel qui évolue avec les modes, les styles et les normes et qui contribue à déterminer qui nous sommes. En bref, les odeurs font irrémédiablement partie de l’histoire humaine et l’intérêt grandissant qu’on leur porte est largement justifié. En écho à ce que disait Andy Warhol en 1975: «J’aimerais avoir une sorte de musée des odeurs, pour éviter que certaines odeurs ne se perdent à jamais», l’exposition au Mauritshuis en 2021 est une parmi l’ensemble des initiatives (muséales) qui revalorisent l’odorat.

L’exposition Vervlogen – Geuren in kleuren est présentée jusqu’au 29 août.
Vous pourrez cependant faire l’expérience de cette exposition à partir de chez vous après sa fin. Le Mauritshuis est l’un des premiers musées à proposer une visite interactive olfactive et visuelle. Le journaliste culinaire Joël Broekaert et la conservatrice Ariane van Suchtelen vous emmènent dans une visite virtuelle pendant que vous pouvez simultanément retrouver certaines odeurs de l’exposition à l’aide de quatre pompes inventives provenant d’une boîte à parfums qui peut être commandée auprès du musée.
Sources:
Barwich, A.S. Smellosophy. What the Nose Tells the Mind, Harvard University Press, 2020.
McGee, Harold, De geuren van de wereld. De ultieme gids voor alles wat we kunnen ruiken (titre original: Nose dive. A field guide to the world’s smells), traduit par Jacques Meerman, Nieuw Amsterdam, 2021.
Muchembled, Robert. La civilisation des odeurs, Les Belles Lettres, 2017.
Geerdt-Magiels

Geerdt Magiels

Biologiste - philosophe - auteur

Photo © Geertje De Waegeneer

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