Le regard des Français sur les Néerlandais et vice versa
Quelle image (stéréotypée) les Français se font-ils des Pays-Bas et les Néerlandais de la France? Cette image a-t-elle évolué au cours des dernières années? Septentrion
a établi le lien entre deux personnes qui peuvent en parler par expérience. La philosophe et romancière néerlandaise Joke J. Hermsen vit en Bourgogne, le traducteur littéraire français Daniel Cunin a vécu aux Pays-Bas où il passe toujours une partie de son temps. Ils se sont adressé quelques lettres. Un échange épistolaire qui a pour mot-clé «la perception».
Arthel, Nièvre, le 15 mai 2021
Cher Daniel Cunin,
Comme il est de plus en plus rare que j’adresse une lettre en propre à quelqu’un que je n’ai jamais vu ou à qui il ne m’a jamais été donné de parler, je me sens un rien mal à l’aise. Écrire à un inconnu me rappelle surtout l’époque où, par l’intermédiaire du collège, on avait un «correspondant» étranger. Coucher les premières lignes d’une lettre, je m’en souviens, n’allait vraiment pas de soi, car que diable aurais-je bien pu raconter sur ma personne? Bien des feuilles à moitié noircies ont fini dans la corbeille à papier. Entre-temps, m’adresser à un inconnu, j’ai acquis une certaine expérience en la matière, car qu’est-ce, en définitive, qu’écrire un livre si ce n’est écrire à un étranger? Et je sais, depuis, que tout écrit ne commence que dans l’écriture elle-même.
Alors, lançons-nous. Il faut dire que l’invitation de Septentrion est on ne peut plus claire. Depuis toujours, je séjourne en France durant des périodes plus ou moins longues; le sujet choisi par la rédaction: «L’image que les Français se font des Néerlandais», m’est devenu quelque peu familier.
La première fois qu’on est allés en vacances en France, je devais avoir 8 ans, j’ai vraiment tout trouvé formidable. Le cours large et rapide de la Dordogne – on avait dressé nos tentes le plus près possible du fleuve -, le vieux château où, au petit matin, on allait chercher baguettes et croissants frais, les tables de ping-pong où j’ai joué des centaines de manches… Pour moi, le tennis de table est demeuré un sport «français» de même que la pétanque dont les interminables parties se prolongent jusqu’à ce que l’obscurité avale le cochonnet.
Mais le plus singulier et le plus «français» de tout, c’était bien ce petit restaurant d’Argentat dont le propriétaire, à chacune de nos visites, soumettait ma mère à la même plaisanterie. C’est le milieu du repas. Sans manquer, Georges à l’énorme moustache et à la simplicité carrée s’avance et pose solennellement un téléphone devant ma mère. Puis, l’air grave, il lui fait un signe de la tête et, tel un soldat, se met au garde-à-vous un peu en retrait. Dès que ma mère, après avoir décroché le combiné, le visage impassible, lance des «Âllo?… Âllo!…» dans le microphone, Georges en fait jaillir de l’eau. Je ne sais toujours pas au juste comment il s’y prenait. Ce qui est sûr, c’est que ma mère, feignant l’épouvante, se mettait à agiter l’appareil dans tous les sens, de sorte que l’entière tablée se trouvait arrosée.
Hilarité générale, tant chez les autres clients que de notre côté, et plus encore chez le patron: il rayonnait littéralement de pure satisfaction. Pourquoi élisait-il toujours ma mère, et jamais l’une des autres personnes présentes? Autre question que je ne suis jamais parvenue à élucider. Les Néerlandaises aiment plaisanter, voilà sans doute ce qu’il pensait.
Plaisanter, faire des blagues, rire et parler bruyamment, tels sont quelques-uns des stéréotypes que cultivent les Français au sujet de mes compatriotes, stéréotypes en rapport avec notre proverbiale gezelligheid; ils conviennent certainement à ma mère, laquelle n’est pas dépourvue de sens de l’humour. Quant à tout ce qui était bruyant, nous, les plus jeunes, en étions un peu moins friands que Georges.
Souvent, pour nous caractériser, on entendait également les mots « tolérant » et «libéral». Mais c’est de moins en moins le cas.
Plaisanter, faire des blagues, rire et parler bruyamment, tels sont quelques-uns des stéréotypes que cultivent les Français au sujet des Néerlandais.
Par le passé, les Français, en particulier ceux de gauche, pensaient que les Pays-Bas étaient une terre promise, celle de la liberté, du hachich et de la tolérance. Au terrain de camping, quand on disait qu’on venait d’Amsterdam, on pouvait s’attendre à un sourire de coin ou à un clin d’œil: «Oh! là là, Amsterdam!» Je me souviens qu’adolescents on en tirait une certaine fierté. Ces stéréotypes nous amenaient à déambuler avec un supplément de décontraction, espadrilles éculées aux pieds, nez chaussé de lunettes de soleil bon marché et d’un coup de soleil.
Ce brin de fierté qu’on ressentait plus encore pendant les grandes vacances quand notre équipe nationale atteignait la finale de la Coupe du monde de foot, et que, les uns sur les autres, on regardait le match sur le petit poste de télévision de la cafèt’ du camping, a sensiblement fondu ces dernières années. On n’est pas à vraiment parler un peuple chauvin, du moins pas dans notre majorité; cependant, on peut regretter de ne plus guère voir le sourire de coin quand on dit qu’on vient des Pays-Bas, et de ne plus entendre des «Oh! là là !». Aujourd’hui, on a bien plutôt affaire à un léger froncement de sourcils, voire carrément à un regard dubitatif.
Il est difficile de dire quand au juste s’est produit ce virage. Toutefois, si je ne m’abuse, cela a dû commencer quand le politicien aux cheveux peroxydés a, du jour au lendemain, remporté de nombreux sièges aux élections législatives. Comment ça ? Un parti xénophobe chez vous? Sympathique dites-moi. Pas vraiment non, et on n’a pas tardé à le remarquer, non tant au terrain de camping que dans la campagne française, où, comme nombre de nos compatriotes, on passe l’été et même parfois l’hiver dans une vieille maison restaurée. Avec ou sans notre cannabis, on n’est, au fond, pas si différents de nos quasi-voisins du sud qui, eux aussi, sont aux prises avec la montée de partis populistes de droite.
Caspar Visser 't Hooft
Une évolution que viennent confirmer quelques concitoyens qui vivent dans l’Hexagone. L’écrivain Caspar Visser ’t Hooft, par exemple, me dit que ses connaissances ont toujours plus tendance à considérer notre pays comme un appendice économique de l’Allemagne. Aux idéaux sociaux-démocrates se substituent les profits du néolibéralisme; beaucoup de choses doivent faire place au pragmatisme et à l’économie.
Ce qui dérange par ailleurs les Français, c’est que notre royaume soit devenu un paradis fiscal pour les multinationales, hypocrisie à laquelle on ne saurait applaudir. Bien qu’ils estiment que tout est bien organisé chez nous, bien mieux que chez eux, le coup de foudre pour le Batave enjoué et sympa n’est plus de mise. Ce qui ne veut pas dire qu’ils trouvent anormal qu’on passe encore en nombre nos vacances dans leurs villes et leurs campagnes, ainsi que me l’écrit le même Visser ’t Hooft: après tout, la France est et reste bien entendu le plus beau pays du monde.
Dans les environs de l’ancienne auberge du village bourguignon où on a élu domicile voici une dizaine d’années, beaucoup de nos compatriotes se sont à leur tour installés ces derniers temps. En été, le parc national du Morvan se pare du jaune de nos plaques d’immatriculation. Serait-ce ce grand nombre qui incline notre maire, le comte local ainsi que les villageois à nous considérer avec une certaine défiance? Quoi qu’il en soit, on a ici une aficionada: la prof de piano Annie Jeanneret, véritable néerlandophile en même temps que grande admiratrice de la poésie et de la peinture des Plats Pays. La seule Française que je connaisse à même de déclamer par cœur des poèmes de Lucebert!
Cependant, ces derniers temps, il nous arrive d’entendre à notre propos le mot «arrogant» au lieu de ce «tolérant» que nous chérissons. Oui, on trouve le «Hollandais» non seulement un rien individualiste et pragmatique, mais aussi un peu hautain, comme s’il se sentait supérieur à la population rurale française. Je me demande parfois s’il y a encore beaucoup de restaurateurs français qui, dès qu’une famille néerlandaise entre dans leur établissement, pensent à un téléphone aspergeur. Qui sait, peut-être en connaissez-vous plus d’un!
Voici quant à mes premières réflexions sur l’image que les Français se font des Néerlandais. Je suis très curieuse de vous lire puisque, si j’ai bien compris, il vous revient d’esquisser la situation exactement inverse.
Bien chaleureusement,
Joke J. Hermsen
Au bord de la mer du Nord, lundi de Pentecôte
Chère Joke,
Le monde est plus petit qu’on ne le croit: nous nous sommes rencontrés au moins une fois, c’était à Amsterdam voici vingt-cinq ans ou plus, dans l’appartement où vous viviez alors avec votre mari. Cela m’est resté à l’esprit entre autres du fait d’une enfant curieuse qui entrait et sortait dans la pièce et du feuilletage d’un livre édité par vos soins, traduction française de poèmes de Hans Faverey intitulée Contre l’oubli. On le sait, on garde le souvenir de certaines choses que d’autres oublient, un peu comme on se fait une certaine image d’un pays ou d’individus donnés qui ne viendrait jamais à l’esprit d’autrui.
Ainsi, je ne m’attendais guère à celle que vous proposez de vos compatriotes vus à travers des yeux français. De mon enfance passée dans une campagne reculée, je garde le souvenir du terrain de camping où les vacanciers des environs d’Eindhoven ou de Nimègue se distinguaient plutôt par leur réserve et un mode de vie chiche : beurre de cacahouète, margarine et bières avaient fait le voyage jusqu’aux Hautes-Vosges, soit dans le coffre, soit dans la caravane. Le mot «arrogant» qui, suggérez-vous, a tendance à remplacer «tolérant» dans les bouches hexagonales à propos des Néerlandais, est celui que j’ai sans doute entendu le plus fréquemment dans les bouches bataves pour caractériser les Gaulois. Le même mot donc, mais moins flatteur encore dans votre langue que dans la mienne en raison des «r» un peu plus marqués et du guttural «g».
Quant à la perception que je peux avoir du regard septentrional porté sur mon pays, elle procède bien entendu pour une grande part de la subjectivité. En la matière, on tombe vite dans le cliché.
Hormis l’arrogance, qu’est-ce qui déplaît au lion orange chez le coq ou paon tricolore? Le manque d’humour, me dit-on souvent.
Du reste, je ne sais trop si l’image que je pourrais tant bien que mal ébaucher rendrait compte d’une évolution qui se serait produite au cours des dernières décennies. Ce que j’ai pu relever, c’est que la perception qu’a le citoyen septentrional de son homologue français change sensiblement dès lors que ce dernier s’immisce dans le jardin secret du premier.
Il y a belle lurette, confier à une poétesse néerlandaise que je me familiarisais avec sa langue en vue de traduire certains de ses confrères et consœurs, m’a valu un: Wat zielig! – Pauvre de vous! Depuis, j’ai eu bien des fois plaisir à relever chez nombre de Néerlandais une appréciation positive de l’intérêt que l’étranger leur porte, tant à leur personne, à leurs origines, à leurs parlers (celui propre à une famille, à une ville, à une province…) qu’à leur environnement…. Là où le Français peut s’étonner que l’étranger ne soit pas familier de sa culture, le Néerlandais ne s’attend guère – guère plus que le Flamand d’ailleurs – à ce qu’il parle sa langue et soit au fait de bien des spécificités des Plats Pays. De ce simple constat il résulte qu’en ce qui concerne nos deux patries, on ne regarde pas au-delà des frontières à travers la même lunette.
P. Dejong / AP / SIPA
Hormis l’arrogance, qu’est-ce qui déplaît au lion orange chez le coq ou paon tricolore? Le manque d’humour, me dit-on souvent. À coup sûr les discussions qui s’éternisent autour d’un repas, que celles-ci portent sur la politique ou des sujets intellectuels. D’ailleurs, pourquoi passer autant de temps à table pour déjeuner? N’est-ce pas là une preuve de plus de la fainéantise gauloise qu’illustrent chaque semaine les grèves dans tel ou tel secteur professionnel?
Sans compter que les Français sont trop satisfaits de leur propre personne, trop tournés sur eux-mêmes et en conséquence bien peu accueillants. Et pourquoi faire autant de chichis dès qu’il s’agit de déboucher une bonne bouteille et de goûter un vin – toujours trop cher d’ailleurs -, de dresser le couvert, de concocter un petit plat, de s’habiller, de se faire une beauté? Pourquoi être aussi à cheval sur le vouvoiement?
Peut-être m’attarderai-je dans quelques paragraphes à venir sur des impressions et observations plus enthousiasmantes. Après tout, point n’est besoin d’être né en France pour estimer qu’il s’agit du plus beau pays du monde: bien des gens l’affirment encore outre-Moerdijk. De surcroît, une partie significative de votre peuple ne vient-elle pas de témoigner son affection à notre égard en plaçant Barbara Pravi et Voilà en tête de l’Eurovision? Pourquoi, par ailleurs, ne viendrais-je pas, chère Joke, compléter un peu votre tableau, puisque, en plusieurs occasions, certains de mes compatriotes, me prenant pour un «Hollandais», m’ont aspergé – avec ou sans téléphone – non pas d’eau mais de compliments ou de sarcasmes en raison de ma nationalité supposée? En attendant le plaisir de vous lire,
Daniel Cunin
Arthel, le 17 juin 2021
Cher Daniel Cunin,
Notre échange sur la nature de nos compatriotes respectifs et la perception qu’ils ont les uns des autres montrent une fois de plus que les généralisations ne sont que rarement appropriées pour approcher le vrai. Le Néerlandais n’existe pas plus que le
Français. Il y a seulement un grand nombre de personnes différentes dont le passeport mentionne l’une ou l’autre des deux nationalités, chacune ayant son propre caractère, sa propre histoire, son propre tempérament, chacune ayant reçu une éducation donnée et développé tel ou tel talent; il est pour ainsi dire impossible d’en parler en se satisfaisant de termes globalisants.
Ce qui ressort néanmoins de votre lettre, c’est la possible retenue de mes compatriotes à l’égard de leur culture, alors qu’en ce qui concerne les vôtres, la portée de la leur apparaît presque comme une évidence. S’agit-il, pour les premiers, d’une forme de modestie découlant d’un manque de fierté? Et cela tient-il, pour les seconds, à une forte conscience transmise par l’éducation, susceptible de déboucher sur un présumé sentiment de supériorité?
Les traditions littéraires, artistiques ou philosophiques soulèvent peu d’enthousiasme de la part des autorités bataves.
Je suppose que les deux aspects jouent un rôle, les Néerlandais, ainsi que vous l’écrivez à juste titre, ne s’attendant guère à ce que les Français connaissent leur culture et encore moins leur langue. Dans ma lettre inaugurale, j’ai mentionné l’enthousiasme d’Annie Jeanneret, notre voisine en Bourgogne, pour la poésie néerlandaise, mais elle est l’exception qui confirme la règle.
La première fois que je l’ai rencontrée, elle a déclamé de mémoire un long poème de Lucebert, l’une des grandes figures du mouvement CoBrA, ce dont bien peu de néerlandophones sont capables. Cela nous amène à une autre différence entre les deux pays, la mise en avant de la culture en tant que telle, qu’il s’agisse de la sienne propre ou de celle des autres.
Après bientôt trente-cinq années passées en France, j’ai l’impression qu’ici la littérature et la philosophie occupent une place plus importante dans l’enseignement et qu’elles sont en outre plus valorisées que dans ma terre natale où la mentalité mercantile finit à chaque fois par l’emporter sur l’esprit artistique ou créatif. Cela n’est pas sans conséquence sur la préservation du patrimoine culturel.
Tout comme le Royaume-Uni, la France honore ses écrivains, poètes et philosophes; on appose des plaques commémoratives sur leurs maisons quand celles-ci ne sont pas transformées en musées. J’ai visité avec plaisir un grand nombre de ces habitations disséminées dans tout l’Hexagone – du château de Montaigne dans le Périgord à la demeure de Colette dans la Puisaye. Pour être honnête, je ne saurais pas même indiquer dans quelle rue d’Amsterdam Spinoza a vécu ni où résidait Multatuli, le célèbre auteur du Max Havelaar: aux Pays-Bas on ne se préoccupe guère de l’histoire littéraire ou culturelle.
À dire vrai, je n’y connais que deux demeures d’écrivain. Elles appartenaient l’une et l’autre à des femmes de lettres du XVIIIe
siècle. La plus imposante à Belle van Zuylen – connue aussi sous le nom d’Isabelle de Charrière -, écrivaine, philosophe et compositrice que j’admire beaucoup et dont on peut découvrir le cabinet de travail au château de Zuylen édifié sur l’eau dans la province d’Utrecht.
Cependant, cette aristocrate a vécu une grande partie de sa vie en Suisse et écrit son œuvre en français, de sorte qu’on peut se demander s’il est légitime de lui accorder une place au sein de la littérature néerlandaise. L’autre dame est sa contemporaine Betje Wolff; celle-ci a longtemps occupé un presbytère à Beemster en Hollande-Septentrionale, aujourd’hui transformé en petit musée; le hasard veut qu’un de ses cousins remettait secrètement des lettres d’amour à Belle van Zuylen.
Dans mon roman De liefde dus (L’Amour donc), j’orchestre une correspondance fictive entre les anciennes occupantes de ces deux lieux peu communs: comme elles partageaient bien des centres d’intérêt et qu’elles vivaient toutes deux des amours secrètes, j’imagine qu’elles ont dû s’écrire. Mme de Charrière ne s’est-elle pas employée pendant un temps pour sa consœur afin que vît le jour une édition française de son roman Sara Burgerhart?
Toutefois, on n’a pas même retrouvé le moindre brouillon d’une missive de l’une à l’autre: pendant longtemps, les lettres de ces deux talents épistolaires n’ont pas suscité le moindre engouement.
Certes, serais-je tentée de dire, on récolte ce que l’on sème. Les traditions littéraires, artistiques ou philosophiques soulevant peu d’enthousiasme de la part des autorités bataves – j’en veux pour preuve les récentes coupes sombres budgétaires -, les Néerlandais ne doivent pas s’étonner si leur culture reste une grande inconnue pour les Français. L’attention portée à la littérature et à la philosophie dans l’Hexagone – en témoignent les émissions passionnantes que diffuse France Culture à tout moment de la journée -, est l’une des nombreuses choses que j’apprécie dans mon «pays d’accueil» et qui font que je m’y sens tellement «chez moi».
Le souvenir de votre visite chez nous, voici un quart de siècle, m’a émue. Je m’attends à ce qu’il émerge bientôt de ma mémoire, je l’espère même, ne serait-ce que parce que l’enfant qui allait et venait là à l’époque n’est autre que ma fille qui a aujourd’hui 29 ans et avec laquelle j’entreprends dès demain un voyage littéraire à travers l’Allemagne et la France.
Je vous souhaite un bel été inspirant.
Bien chaleureusement,
Joke
Hoek van Holland, en cette fin juin
Chère Joke,
Ma réponse vous arrive d’un «coin de Hollande», un coin perdu au bord de la mer. En France, en cela je vous rejoins, arts, belles lettres et philosophie bénéficient d’une plus grande attention qu’aux Pays-Bas. Il suffit de consulter les vidéos et émissions radiophoniques disponibles en ligne pour s’en rendre compte… Cette situation ne perdurera peut-être pas au-delà des deux ou trois générations à venir: la globalisation sous ses diverses facettes, la baisse du niveau de l’enseignement ainsi que l’idéologisation de la transmission de l’histoire et du savoir ne sont pas des signes très encourageants.
Quant au royaume où vous êtes née, le tableau n’est peut-être pas aussi «gris» que vous le suggérez. À Amsterdam, j’ai visité le musée dédié au grand et fougueux Multatuli, sis dans sa maison natale; il existe par ailleurs une maison Spinoza, là où ce dernier a passé une partie de sa vie en Hollande-Méridionale.
En outre, plus de 250 musées mettent à l’honneur l’histoire au sens large, une poignée seulement, je vous l’accorde, étant consacrés à des gens de lettres. En plus des deux écrivaines que vous évoquez: le virtuose Louis Couperus, A.M. de Jong, A. C. W. Staring, Harry Mulisch, Hendrik Tollens, Dick Bruna, Theo Thijssen, liste que l’on pourrait compléter par deux autres figures plutôt douées: Anne Frank et Vincent van Gogh, et à laquelle il convient d’ajouter quelques demeures d’auteurs transformées en résidences pour écrivains.
Dans l’Hexagone, l’accent mis sur la culture, l’attention accordée à l’histoire et les nombreuses maisons d’écrivains ne nous mettent pas forcément à l’abri de raccourcis et de poncifs dans la bouche d’auteurs ou sous leur plume relativement aux contrées septentrionales.
Quant au patrimoine architectural, diverses démarches portant sur les buitenplaatsen, ces châteaux, manoirs et somptueuses demeures typiques édifiés hors des villes au cours des siècles passés, témoignent d’un réel souci de préservation et de mise en valeur de ces pierres comme des jardins et autres trésors artistiques attenants. Ceci repose certes, pour beaucoup, sur des initiatives privées. En revanche, ce sont bien les autorités qui ont pris en main la défense de vos belles lettres en décidant voici environ trente ans de favoriser, à renfort d’espèces sonnantes et trébuchantes, l’édition de traductions de très nombreuses œuvres (romans, poésie, essais, pièces de théâtre, B.D., livres pour la jeunesse) en des dizaines de langues.
Dans l’Hexagone, l’accent mis sur la culture, l’attention accordée à l’histoire et les nombreuses maisons d’écrivains ne nous mettent pas forcément à l’abri de raccourcis et de poncifs dans la bouche d’auteurs ou sous leur plume relativement aux contrées septentrionales et à votre langue maternelle. Je me souviens de l’un d’eux soutenant sur une antenne parisienne: «La Hollande n’a pas de littérature, la Flandre moins encore depuis que ses romanciers et poètes ont renoncé à écrire en français.» Il y a peu, un autre, jeune encore, a repris à son compte un préjugé fréquent chez mes compatriotes relativement au néerlandais et aux noms et vocables qu’ils éprouvent bien des difficultés à prononcer.
Évoquant Remco Evenepoel dans le quotidien sportif L’Équipe, ce lauréat de plusieurs prix assez prestigieux nous dit détester le coureur cycliste belge, formaté, selon lui, pour gagner: «même ses nom et prénom ressemblent à une fabrication chimique, une boisson énergétique». M. Pierre Adrian, puisqu’il s’agit de lui, ignore apparemment que l’élégant patronyme Evenepoel est aussi celui de Henri, talentueux peintre un temps «formaté» par un certain Gustave Moreau. Espérons que les prestations de Mathieu Poulidor – pardon: Mathieu van der Poel (Mathieu de la Mare) – sur les routes du Tour de France réconcilient un peu la France avec votre idiome parlé tout de même par près de 25 millions de locuteurs.
Autorisez-moi une dernière anecdote pour illustrer la morgue de certains: à l’époque où j’enseignais à la Sorbonne, la plupart des professeurs et maîtres de conférence des autres disciplines me prenaient pour l’un de vos concitoyens – j’étais à vrai dire le seul Français au sein du département de néerlandais. Éminent traducteur et professeur de langues, littératures et civilisations scandinaves, feu Régis Boyer assurait un cours dans une salle où je lui succédais avec mes étudiants. À plusieurs reprises, en quittant ce local, alors qu’il passait devant moi, cet homme aux yeux pétillants a lancé en guise de salutation, sous sa fine moustache déjà blanchie et non sans arborer un sourire malicieux, des «ouaf», «ouaf»: le néerlandais, ça ne se parle pas, ça s’aboie! Loin de moi l’idée de réfuter à quiconque le droit à l’humour; cependant, semblables plaisanteries, à force d’être répétées, prêtent sans doute un peu moins à rire que votre téléphone aspergeur.
© C. Vos
Mais je me suis égaré puisque j’étais plutôt censé parler du regard que les Néerlandais portent sur les Français. Un regard impacté par la primauté que, depuis des décennies, les Pays-Bas accordent à la culture anglo-saxonne. Par moments, j’ai l’impression que si le Tour de France et Ilja Gort, médiatique vigneron originaire d’Amersfoort établi dans le Bordelais, venaient à disparaître, mon pays disparaîtrait de l’inconscient batave. Pour n’être plus qu’une destination touristique au même titre que la Thaïlande ou la Patagonie.
Ajoutée à d’autres singularités, cette influence étasunienne me fait dire que, outre le passeport que vous mettez en avant, certains points de repères spécifiques ainsi qu’une géographie et topographie mentales «nationales» caractérisent encore chacun de nos peuples au-delà de chaque histoire personnelle.
Avant de vous quitter, permettez-moi de vous souhaiter avec un peu d’avance un bon anniversaire qui tombe le même jour que celui de ma fille, en espérant que vous avez passé avec la vôtre un très beau voyage,
Daniel