On se promène librement dans les livres de Pieter Gaudesaboos
Pieter Gaudesaboos pourrait être décrit comme un créateur de livres d’images en constante exploration. Aussi reconnaissable que soit sa plume depuis ses débuts en 2003, chacun des livres d’images de l’illustrateur et auteur flamand se démarque des précédents. Le fil conducteur de l’œuvre polyvalente de Gaudesaboos est sans nul doute la recherche de sécurité et le regard légèrement absurde qu’il porte sur la vie.
Avec l’album Un océan d’amour, Pieter Gaudesaboos (°1979) remporte en mars 2022 la toute première édition du prix Boon pour la littérature d’enfance et de jeunesse. Un livre d’images épuré racontant l’histoire d’Ours et de Pingouin, qui malgré leur grande différence, découvrent l’amour et sa simplicité. Le jury d’expert·es de ce nouveau prix de littérature flamande (une catégorie pour la littérature d’enfance et de jeunesse et une catégorie pour la fiction et la non-fiction, avec à la clé un montant de 50 000 euros chacune) a applaudi Pingouin, le «vaillant personnage principal» de Gaudesaboos, qui «ne recule pas devant l’aventure et ose croire en ses rêves».

© Evelien Deraedt
Le jury a également salué la connexion extraordinaire entre les mots et les images, entre humour et sérieux. Le quotidien De Standaard en avait aussi déjà fait l’éloge: en clin d’œil au titre, la critique et professeure de littérature pour enfants Vanessa Joosen a vu en cet album «un océan de beauté» et une «nouvelle pièce maîtresse dans l’œuvre abondante de Pieter Gaudesaboos».

© Pieter Gaudesaboos
Le terme à retenir de cette dernière citation, c’est le qualificatif «nouvelle». Celui-ci a dû être délibérément choisi, car il ne fait aucun doute que ce livre encensé par la critique est plein de nouveauté. Par son style et sa composition, Un océan d’amour s’écarte des précédents ouvrages de Gaudesaboos. Quiconque regarde les images colorées d’Un océan d’amour, les immenses paysages emplissant les pages à l’ambiance si unique aura probablement du mal à imaginer que Gaudesaboos –qui a étudié le graphisme libre, le design graphique et la photographie à Gand– travaillait principalement avec des photos et des collages à ses débuts.
Dans une interview sur ses trois premiers ouvrages qui lui ont permis de se faire un nom en tant qu’auteur de livres d’images hors du commun – soit les ouvrages Roodlapje (Tête rousse), Negen schijfjes banaan op zoek naar een plekje om te slapen (Neuf rondelles de bananes à la recherche d’un endroit pour dormir) et Hoe oma plotseling verdween (Comment grand-maman a soudain disparu)– Gaudesaboos indique déjà n’avoir nullement l’intention de se répéter. Il a envie que chacun de ses prochains livres d’images «soit chaque fois différent du précédent», confie-t-il à Marita Vermeulen lors d’une interview dans l’ancien magazine De Leeswelp.

© Pieter Gaudesaboos
Gaudesaboos a tenu parole. Créacité, conte co-écrit avec Koen De Poorter et mettant en scène trois frères qui bâtissent chacun une ville à leur guise, trahit l’amour de Gaudesaboos pour l’architecture et le design. Dans ce livre, il tourne la page de la photographie, optant avec confiance pour les images grand format aux couleurs vives entièrement conçues de manière numérique. Elles regorgent de traits d’humour visuels, de répétitions et de détails qui, d’une part, créent l’effet d’un «cherche et trouve» et, d’autre part, mettent habilement en évidence la façon dont évoluent les villes au fil du temps et combien leur structure peut être variée. En outre, la présentation bidimensionnelle, linéaire et frontale permet d’illustrer cette diversité d’architectures et de formes de manière efficace et schématique. Ce livre lui a ainsi valu le prix Boekenpluim.

© Pieter Gaudesaboos
Comme si l’on ouvrait la porte d’un parc d’attractions
L’avantage du style numérique que Gaudesaboos continue à explorer à foison depuis Créacité, est qu’il fait constamment appel à la créativité. Dans plusieurs interviews, Gaudesaboos souligne combien il est important pour lui, contrairement aux illustrateurs et illustratrices qui travaillent avec de l’encre et de la peinture, de pouvoir toujours changer quelque chose au cours du processus, de pouvoir retirer ou ajouter un élément: des détails, des références, des touches humoristiques qu’il ne pourrait jamais imaginer à l’avance.
Cette façon de faire correspond bien à sa philosophie selon laquelle on doit pouvoir se promener librement dans un livre. «Dans certains bouquins, on est pris par la main dès la première page, l’écrivain·e nous emmène à travers un sentier pour nous lâcher au bout, en toute sécurité; Et dans d’autres, comme ceux que je crée, ouvrir un livre est comme ouvrir la porte d’un parc d’attractions. On peut y circuler librement, […], faire une grande ou une petite promenade […] on peut choisir ce que l’on souhaite y faire.» Il s’agit de la description qu’il a confiée à De Leeswelp à la sortie de Briek (2008), un livre policier multimédia aux allures de scrapbook, dans lequel il reconstitue avec la journaliste Annick Lesage le destin de Briek, un enfant-star fictif porté disparu.
Gaudesaboos n’aime pas les chemins tout tracés et ne fait jamais preuve de condescendance envers son public, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants. Roodlapje nous avait déjà annoncé la couleur sans détour en 2003. En réalité, ce livre d’images légèrement perturbant –qui a valu à Gaudesaboos son premier prix Boekenpluim et une nomination au prix Gouden Uil dans la catégorie littérature jeunesse– peut difficilement être qualifié «d’histoire». Il s’agit plutôt d’un collage de textes et de photos illustrant par associations les pensées et les émotions d’une fillette solitaire qui aspire à être vue et découverte. Les images successives offrent plusieurs possibilités d’interprétations. Ainsi, Roodlapje abrite plusieurs récits, à l’instar de ses successeurs Negen schijfjes banaan op zoek naar een plekje om te slapen et Hoe oma plots verdween.

© Pieter Gaudesaboos
Comme l’écrit Marita Vermeulen dans De Leeswelp, ces trois premiers livres d’images ressemblent un peu à des «boîtes à trésors». Elle n’aurait pas pu imaginer meilleure métaphore, puisque dix ans plus tard, Gaudesaboos a donné naissance à Qu’y a-t-il dans la boîte?, un livre magnifiquement conçu qui se trouve lui-même dans une boîte. L’histoire raconte le voyage d’une boîte géante venue d’un pays lointain. Lors de son chargement sur un navire, le capitaine veut savoir ce qu’elle contient. Un éléphant, peut-être?
Au moment où la boîte s’ouvre sous l’effet de la houle, ce n’est pas un éléphant qui en sort, mais une autre boîte. Celle-ci est ensuite transférée sur un train, après quoi les événements se répètent. Son ingénieuse structure de poupées russes fait de ce récit-gigogne une aventure passionnante qui stimule la curiosité et l’inventivité. Les illustrations toujours aussi élégantes, jonglant avec le blanc et les nuances de bleu, de vert et de jaune, réservent quant à elles de nouvelles surprises à chaque lecture.
Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de Gaudesaboos fait appel au désir de découverte des enfants et à leur capacité d’émerveillement. Plusieurs de ses livres pourraient ainsi être qualifiés de «cherche et trouve» dans lesquels il dépeint le monde comme une sorte de chaos ordonné, où il recourt avec subtilité au pouvoir de la répétition, de sorte que vous ayez suffisamment d’éléments auxquels vous accrocher pour ne pas vous égarer dans ses histoires. C’est le cas de Créacité et de Pistache (2006), ainsi que des plus récents Mijn huis staat in de dierentuin (Ma maison est située dans un zoo, texte de Sylvia Vanden Heede,) et Een huis vol vrienden (Une maison remplie d’ami∙es, texte de Lorraine Francis).

© Pieter Gaudesaboos
En outre, les histoires de Gaudesaboos, d’autant plus à partir du moment où il a commencé à collaborer avec Lorraine Francis (une bibliothécaire et autrice irlandaise de livres pour enfants qu’il a rencontrée par hasard), comportent souvent des rebondissements joyeux et légèrement absurdes. Tommie en de torenhoge boterham (Tommie et la tartine haute comme une tour), par exemple, est un conte-randonnée plein d’esprit dans lequel un petit garçon insatiable a envie de «la plus grande, la plus haute tartine du monde». Rien ne l’arrête: il pille les placards de la cuisine et empile à n’en plus finir –à tel point que sa tour de tartines, à l’aide d’une échelle et d’une grue, traverse le plafond et même le toit. Ou serait-ce l’imagination de Tommie qui s’est emballée sous l’effet de son appétit féroce?
C’est dans Mannetje Koek schrijft een boek (Monsieur gâteau écrit un livre) que la vision absurde du monde de Gaudesaboos et de Francis s’épanouit. On peut sans risque qualifier leur ouvrage d’expérience métafictionnelle pour enfants: c’est là tout le processus de création de l’autobiographie de Mannetje Koek. Le livre perd ses lettres en voulant échapper aux amis de Mannetje Koek, qui craignent qu’il contienne des informations compromettantes à leur sujet.
La forme, puis le fond
Les quatre livres cartonnés dérivés de Mannetje Koek schrijft een boek (sous la forme visuellement attrayante d’un Petit Beurre) ainsi qu’un livre d’images comme Qu’y a-t-il dans la boîte? témoignent de l’énergie que consacre Gaudesaboos pour que fond et forme se complètent. Ce faisant, comme l’a dévoilé l’illustrateur dans plusieurs interviews, la forme est sa pierre angulaire et sera généralement privilégiée à l’histoire. Tout commence par une question, une idée, un personnage… s’enchaînent ensuite des esquisses, des dessins de personnages et d’objets de toutes sortes, souvent inspirés par la vaste collection de l’auteur d’objets de design, de jouets, de meubles et de photos des années 1960 et 1970. Ils apportent à ses images un côté nostalgique et permettent d’identifier directement sa signature.

© Pieter Gaudesaboos
Un océan d’amour s’est également construit de manière organique. Alors que Gaudesaboos est allongé dans le fauteuil, souffrant, sa fille aînée adoptive lui demande: «qu’est-ce que l’amour?». À l’époque, elle n’a que cinq ans. Mais plus il lui fournit des explications, plus les questions fusent, explique-t-il à De Standaard. Après quoi, il a l’idée de donner vie à deux personnages très différents pour traduire en mots et en images toute la beauté et la simplicité de l’amour. Pourtant, l’univers d’Ours et de Pingouin s’est développé moins par associations que par succession de scènes.

© Pieter Gaudesaboos
Tout comme pour l’émouvant récit d’adoption aussi inspiré de son vécu personnel, Een klein verhaal met een hart (Une petite histoire avec un cœur, avec la plume d’Elvis Peeters et de Nicole van Bael, présenté sous la forme d’une fable du point de vue spécifique d’une mère biologique), il a littéralement vu défiler les scènes devant ses yeux dès le début, comme «une sorte de storyboard». Le chemin qu’il voulait emprunter n’était peut-être pas tout à fait linéaire, mais il savait visiblement où il voulait aller. «Je l’ai vu pratiquement comme un court-métrage», a déclaré le créateur de livres d’images. C’est aussi la raison pour laquelle –inspiré par les épais livres d’images de la Québécoise Marianne Dubuc– il a délibérément choisi un volume comptant jusqu’à quatre-vingts pages. Cela lui a permis d’harmoniser le rythme du texte et de l’image et de faire fleurir l’impression cinématographique recherchée.
Moins rempli et moins exclusif
Cette nouvelle approche cinématographique permet aux (jeunes) enfants de suivre facilement. Les critiques à l’égard de ses précédents albums –selon lesquelles ses histoires bien remplies seraient exclusives et inaccessibles– ne s’appliquent certainement pas à Een klein verhaal met een hart et à Un océan d’amour. Les illustrations de Gaudesaboos dans Un océan d’amour sont plus vaporeuses, parce que la technique numérique n’est plus son unique méthode: en effet, il travaille aussi à la main. Cela contribue assurément à nous donner l’impression que ce récit intime et sincère nous invite à le lire.

© Pieter Gaudesaboos / Lannoo
Les couleurs vives et estivales qui accompagnent l’arrivée de Pingouin dans la maison des dunes d’Ours et la confidence de son amour pour lui dépeignent une insouciance touchante et toute particulière. À l’inverse, non moins empreintes de sensibilité, les marines hivernales désolées, montrent comment Pingouin s’en va l’automne venu, et comment Ours ressent inopinément une grande perte, alors qu’il trouvait la déclaration d’amour de Pingouin plutôt drôle au début: «Amoureux?/ De moi?/ Ce n’est pas possible!/ […] /Nous sommes tellement différents.»

© Pieter Gaudesaboos
Il s’agit donc bel et bien d’une «nouvelle pièce maîtresse». Petit à petit, un besoin de sécurité émane de la tendre histoire d’amour qui confère à Un océan d’amour sa profondeur si mature et qui lie de manière incontestable l’album aux autres œuvres de Gaudesaboos. Ce lien, on l’observe naturellement avec Klein verhaal met een hart, dans laquelle une mère «offre» son enfant par amour tout en sachant qu’il lui manquera toute sa vie; mais aussi avec ses trois premiers livres, ainsi qu’avec Linus, que nous n’avons pas encore mentionné. Cet extraordinaire livre d’images (récompensé par le prix Gouden Uil dans la catégorie littérature jeunesse) raconte l’histoire d’un petit garçon solitaire qui, depuis le décès de son frère, cherche du réconfort dans son imagination. Gaudesaboos l’a coréalisé avec l’écrivaine-dramaturge Mieke Versyp et avec l’illustratrice Sabien Clement, qui, de la même génération que Gaudesaboos, ne recule pas non plus devant l’expérimentation.
Ainsi, toutes les pistes empruntées par Gaudesaboos semblent jusqu’à présent converger en un point à partir duquel il continuera sans doute à explorer de nouveaux chemins artistiques, à la recherche de nouveaux univers merveilleux.