«Ongehoord» de Pascale Petralia: prise au piège d’un harceleur
Un harceleur n’a pas besoin d’employer la violence physique pour détruire votre vie. Dans Ongehoord (Inouï) de Pascale Petralia, on vit les affres d’une victime qui se retrouve peu à peu prise dans les filets d’un obsédé. Et personne ne pourra la sauver.
L’autofiction est depuis longtemps un genre accepté et même apprécié dans la littérature néerlandophone. Bien sûr, elle est accusée de temps en temps de «nombrilisme», mais les autrices, en particulier, parviennent souvent à donner un tour littéraire à leur vie, qui transcende la sphère privée. Pensez à Nachtouders (Parents de nuit) de Saskia De Coster, à de nombreuses œuvres de Hanna Bervoets, Bregje Hofstede, Maartje Wortel ou, pour tout de même citer quelques hommes, Maarten van der Graaff ou Arjen van Veelen.
Les thrillers ou livres à suspense, en revanche, demeurent les mal-aimés de la littérature. Dans les librairies, ils ont une étagère à part, et leurs aficionados ne peuvent être considérés comme de véritables amateurs de littérature. C’est un préjugé tenace, bien que certains auteurs de thrillers aient eu la grâce de se voir accorder l’épithète «littéraire» devant le mot thriller en couverture du livre. C’est un cadeau du ciel pour l’écrivain et une caresse charitable ébouriffant la tête du lecteur: ce thriller-là leur est autorisé.
La combinaison de l’autofiction et du suspense n’est guère courante. La vie professionnelle ou conjugale moyenne n’est sans doute pas très captivante, du moins pas assez pour en faire de la bonne littérature. Peu de gens sont capables, à l’instar de Gerard Reve, de créer une littérature exceptionnelle à partir de l’écoulement monotone de mornes journées d’hiver.
Pascale Petralia (1974), en revanche, ne cache pas s’être largement inspirée pour son premier roman de ses propres expériences désagréables. Petralia, une Flamande aux racines siciliennes, a travaillé dans le théâtre pendant des années en tant que metteuse en scène, coach artistique et enseignante. Jusqu’à ce qu’elle soit forcée de changer radicalement de vie, à cause d’un harceleur qui avait rendu impossible son existence telle qu’elle l’avait patiemment construite jusqu’alors.
Au début, le lecteur est habilement induit en erreur quant à l’identité de son harceleur, ce qui ne fait qu’illustrer la ruse de l’agresseur
C’est cette histoire qu’elle raconte dans Ongehoord, étiqueté «roman à suspense», même s’il aurait également pu être qualifié de «thriller psychologique». Ongehoord est l’histoire de Sandra Paresi, une jeune femme qui combine sa vie dans le monde du théâtre international avec l’enseignement enthousiaste de l’art dans un village juste à l’extérieur de la ville. Au début, le lecteur est habilement induit en erreur quant à l’identité de son harceleur, ce qui ne fait qu’illustrer la ruse de l’agresseur. Un véritable harceleur dispose d’un plan d’attaque ingénieux, tisse une toile dans laquelle la victime s’enchevêtre lentement mais sûrement, sans tout de suite s’en rendre compte.
Car Sandra mettra longtemps à comprendre ce qui se passe réellement, même lorsque son mari tire la sonnette d’alarme. Le harceleur a gagné la confiance de Sandra, et il est très difficile pour elle d’accepter qu’elle est abusée. Car cela affecte son image d’elle-même, lui donne l’impression d’être en faute, elle, et non le harceleur. Ce sentiment est régulièrement renforcé par de nouvelles manœuvres du nuisible, jusqu’à ce qu’il aille si loin que Sandra n’a d’autre choix que de voir les choses en face. Mais se libérer du filet dans lequel est empêtrée est plus facile à dire qu’à faire, car son environnement est également manipulé, et le harceleur souvent plus facilement cru que la victime. Les personnes qui devraient soutenir Sandra l’abandonnent, et elle se heurte à l’incompréhension, à l’indifférence et à des comportements machistes stupides.
Petralia dépeint cette évolution avec une grande acuité, des phrases précises, des dialogues crédibles et des conversations par SMS ou sur app. L’atmosphère oppressante, le caractère inéluctable de l’issue, la torture mentale que s’inflige Sandra pour sortir de ce piège, tandis que le harceleur resserre toujours un peu plus sa prise: tout cela est décrit scrupuleusement, mais sans verbosité. Peu à peu, le monde entier se transforme en ennemi, jusqu’à ce que Sandra prenne la décision de changer de cap, étant donné que ce pour quoi elle a vécu jusqu’ici n’existe plus. «Elle a l’impression de déménager de sa propre vie», écrit Petralia.
L’autrice a écrit son livre depuis le cocon protégé de cette nouvelle vie, cette autre vie, durant le premier confinement de l’ère corona. Son seul lecteur à ses débuts fut le psychiatre Dirk De Wachter, à qui, dans un accès d’audace, elle envoya quelques chapitres. Le célèbre auteur de Borderline Times, entre autres titres, fut si impressionné par la justesse de sa description de la psychologie d’une victime qu’il mit Petralia en contact avec son propre éditeur, qui n’hésita pas un instant à publier Ongehoord.
Pascale Petralia, Ongehoord, Lannoo, Tielt, 2021, 284 p
Extrait du chapitre 2
Tout est vide. Tout ce pour quoi elle a vécu jusqu’ici n’existe plus. Tout ce qu’elle a toujours fait s’est arrêté. Elle décide de débarrasser ses étagères et range ses livres dans des boîtes en carton. Elle a l’impression de déménager de sa propre vie. Exit Sandra. Roos vient chercher tout son matériel de cours, ses textes de théâtre et ses costumes.
«Tu es sûre, Sandra?
— Oui, je suis vidée. Je n’ai plus rien à donner, je n’y arrive plus. Mon cœur est fermé, mon inspiration est tarie. Je ne suis plus capable d’avoir un regard ouvert sur le monde, parce que je vois clignoter des alertes rouges partout. Comme si le monde était devenu un seul grand ennemi.
— Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. Je te rendrai tout, du premier au dernier livre.
— C’est fini, Roos, englouti par un ogre.»
Quand Roos repart, Sandra contemple ses rayons vides. Cela lui semble irréel. Elle s’assied devant les armoires ouvertes, les jambes repliées, le menton appuyé sur ses genoux.
«Et maintenant?»
Thomas apparaît dans l’encadrure de la porte.
Elle soupire.
«La question à un million.
— Ça, c’est ambitieux, mon trésor.»
Elle sourit, Thomas chasse la noirceur.
«Bien malgré moi, je vais entamer une nouvelle vie. Qui l’eût cru?»
Il lui tend la main et la tire pour la remettre debout.
«Viens ici, mon trésor, ça mérite un toast. L’avenir te sourit.
— En ce moment, j’ai plutôt l’impression qu’il rit jaune.»
Sandra annule toutes ses activités à l’étranger. Elle envoie un courriel à Lena, ainsi qu’à tous ses autres contacts, avec en communication l’annonce de son retrait. Ensuite, elle téléphone à Kristine.
«J’ai arrêté les cours, les événements théâtraux, tout. J’ai assez donné. Je n’ai plus rien.
— Chère Sandra, j’essaie de te comprendre, mais je trouve ça tellement terrible pour toi. Si je peux faire quelque chose, dis-le-moi. Tu sais que tu es toujours la bienvenue à la galerie. Il y a toujours une bouteille au frais.»
Un sentiment de paix envahit Sandra, maintenant que le lest a été jeté par-dessus bord et les portes refermées. Fini ce courant d’air fastidieux dans sa nuque. Les prochains mois seront un exercice d’équilibrisme. Elle laisse Evy derrière elle, elle laisse l’école derrière elle. Elle laisse le théâtre derrière elle. Elle laisse sa vie derrière elle. Ses anciens collègues la tiendront au courant de ce qui se passe à l’école. Apparemment, son cas a mis le feu aux poudres. Il y a beaucoup d’incompréhension pour la manière dont «ça» a été géré. On ne se tait plus dans les couloirs, seule Evy continue de faire la sourde oreille et de papillonner comme si de rien n’était.