Ordre et inventivité : l’histoire des Pays-Bas vue à travers le regard d’un anthropologue français
Contrairement à d’autres ouvrages du même genre, Thomas Beaufils traite en détail l’histoire récente ét contemporaine, dont il est parfaitement au fait.
L’ancien jeu de l’oie néerlandais existe en toutes sortes de variantes. À la fin du XVIIIe
siècle apparaissent plusieurs versions consacrées à l’histoire des Pays-Bas. Mais quelle origine donner à cette histoire? L’un des jeux de l’oie prend comme point de départ les Bataves, de toute évidence les premiers ancêtres auxquels les Néerlandais de l’époque pouvaient s’identifier. Un autre choisit de commencer au XVIe siècle, et plus précisément par le conflit avec le roi espagnol Philippe II, qui débouchera sur la création de l’État néerlandais.
Ces deux positions sont défendables. Qui entreprend d’écrire l’histoire des Pays-Bas doit donc choisir un point de départ. L’historien américain James Kennedy commence A Concise History of the Netherlands (2017) dans les marais – entendez: dans l’environnement naturel dont les Néerlandais se sont servis pour façonner leur pays. L’historien français Christophe de Voogd fait également débuter son Histoire des Pays-Bas
(1992) dans la nuit des temps. Enfin, l’historien néerlandais Friso Wielenga, qui s’adresse à un public allemand, amorce sa Geschichte der Niederlande (2002) à la veille de la révolte des gueux.
Un autre Français s’est lancé dans l’entreprise périlleuse de relater l’histoire des Pays-Bas en un seul tome. Mais, cette fois-ci, il n’est pas historien. Thomas Beaufils, actuellement directeur du Réseau franco-néerlandais à l’université de Lille, est ethnologue et anthropologue, spécialisé dans l’Extrême-Orient. Il a fondé Deshima, une revue à l’esthétique soignée sur l’identité culturelle des pays d’Europe septentrionale qui, selon les Français (et au grand dam de maint Néerlandais), englobent aussi les Pays-Bas. Dans son livre, il fait montre d’une connaissance approfondie de la société néerlandaise contemporaine dans ses aspects tant politique qu’économique et culturel.
Le lecteur se laisse d’emblée entraîner par l’introduction enthousiasmante. Ensuite, l’histoire commence ici aussi dans les marais. Un choix justifié, d’autant plus que l’auteur montre un vif intérêt pour le poldermodel néerlandais (voir pp. 12, 71, 296, 302). Reste à savoir s’il ne s’agit pas d’une fable convenue, vu l’absence de preuve tangible que la gestion des eaux ait conduit, directement ou indirectement, au modèle de concertation typique des Pays-Bas. Les deux premiers chapitres mettront le lecteur à rude épreuve, par la difficulté qu’il aura à se représenter les faits et évolutions narrés. Il faudra attendre l’entrée des ducs de Bourgogne sur la scène historique des Pays-Bas pour que l’auteur et le lecteur trouvent des points de repère dans les noms de personnages célèbres et de royaumes, puis dans l’histoire même.
Tout l’intérêt du livre réside dans le fait que l’auteur, en tant qu’anthropologue, s’intéresse moins à l’histoire événementielle, c’est-à-dire aux grandes dates, événements et mérites des personnes individuelles. La traditionnelle énumération des faits saillants de l’histoire néerlandaise est donc plus courte que dans d’autres ouvrages. Parfois cette démarche n’éclaire pas suffisamment les mérites personnels. Nous estimons par exemple que le génie du stathouder-roi Guillaume III, dans son opposition à Louis XIV, n’est pas assez mis en exergue. En revanche, l’auteur décrit par le menu et avec compétence la colonisation néerlandaise des Amériques, de l’Afrique du Sud et des Indes orientales. Et il ne mâche pas ses mots – à juste titre – sur le trafic d’esclaves et la décolonisation de l’Indonésie.
Contrairement à d’autres ouvrages du même genre, Thomas Beaufils traite en détail l’histoire récente et contemporaine, dont il est parfaitement au fait. De la politique en matière de drogue (comparée à la situation en France) aux référendums en passant par la surveillance de voisinage; du cinéma moderne aux programmes télévisés actuels; des débats sur le Zwarte Piet (Père Fouettard) à l’aftapwet (loi sur l’interception des communications qui élargit considérablement les pouvoirs des services de renseignement néerlandais): rien ne lui échappe. En filigrane transparaît son amour sincère et bienveillant envers les Pays-Bas et ses habitants. L’ordre que ce peuple a voulu créer partout et en tout temps et le désordre qu’un peintre tel que Jan Steen (1626-1679) a osé représenter dans ses scènes domestiques sont les deux faces d’une même médaille.
Beaufils loue l’esprit d’entreprise et l’inventivité des Néerlandais, des inventeurs du XVIe siècle à l’écologiste Boyan Slat, initiateur du projet The Ocean Cleanup. S’il ôte aux Néerlandais le mérite d’avoir inventé l’encaquement (procédé de conservation) des harengs, il attribue – à tort! – l’invention de l’imprimerie à Laurens Janszoon Coster. Çà et là, il lui aurait été utile de consulter quelques ouvrages plus récents, et on déplorera surtout ses trop nombreuses approximations pour la période d’avant 1800. Celles-ci sont toutefois compensées par la passion avec laquelle il mène son récit, une passion si vive parfois qu’on a envie de lui dire: attendez, n’allez pas si vite! Concrètement: ajoutez un point, commencez un nouveau paragraphe, insérez un espace blanc… Fait inusité en France, l’ouvrage est doté d’un index des noms de personnes et de lieux. On regrettera par contre l’absence d’illustrations, surtout là où l’auteur cite des exemples de tableaux caractéristiques des différentes écoles de peinture néerlandaises. Quoi qu’il en soit, les Néerlandais pourront se regarder avec gratitude dans ce miroir tendu par une âme sœur.