Partagez l'article

Lisez toute la série
littérature

«Ossenkop» de Manik Sarkar: la solitude d’un boucher de village idéaliste

Par Manik Sarkar, Dirk Vandenberghe, traduit par Françoise Antoine
23 octobre 2024 7 min. temps de lecture La première fois

Avec Ossenkop (Tête de bœuf), Manik Sarkar nous livre un premier roman intimiste sur un fils de boucher idéaliste qui cherche son salut dans un monde en rapide mutation, où l’innovation n’est pas toujours synonyme de progrès.

Ossenkop commence par une brève citation tirée du Handboek voor de slager (Manuel du boucher), un ouvrage de J.W. Baretta publié en 1955, à une époque où la boucherie avait encore toutes ses lettres de noblesse. De cette citation émane un grand amour pour les animaux, ce qui peut évidemment sembler contradictoire, les braves bêtes étant tout de même abattues pour finir dans nos assiettes.

Aimer son métier de boucher n’empêche cependant pas d’aimer les bœufs magnifiques ayant joui d’une belle vie agrémentée d’herbe fraîche et de trèfle tendre, comme le montre l’histoire de Rensing narrée par Manik Sarkar (°1973).

Rensing est le fils d’un modeste boucher de village, quelque part tout au nord des Pays-Bas, et, comme c’était le cas au siècle dernier, il est destiné à reprendre la boutique paternelle. À l’école de boucherie-charcuterie, Rensing Junior révèle un véritable talent. Particulièrement doué pour dénicher les plus beaux bovins et les volailles les plus robustes, il les dépèce en outre comme personne en autant de tranches de steak, de cuisses de poulet et autres délices carnés.

Rensing Junior, dont nous ne connaîtrons jamais le prénom, n’est toutefois pas très sociable. Plutôt que d’aller «mater les filles» à la kermesse annuelle, à l’instar de ses amis, il se retire dans sa chambre avec son fameux Manuel du boucher, une brique de 800 pages pour laquelle ses parents ont déboursé cent vingt florins. Il a donc intérêt à en prendre soin, lui intime sa mère, aimante mais sévère. En témoignage de leur confiance de parents, immédiatement après la cérémonie de remise des diplômes, le père fait appel au peintre d’enseignes, qui vient ajouter proprement «& Fils» après «Boucherie Rensing» sur la vitrine du magasin. Une mauvaise langue fait remarquer qu’à présent l’écriture s’en trouve décentrée, mais le père lui rétorque que la vitrine raconte ainsi une histoire.

Pour achever de mettre le pied à l’étrier de son introverti de fils, le père s’occupe de lui trouver une bonne épouse, la fille d’une boucherie un peu miteuse et désuète, située quelques villages plus loin. Rensing Junior se montrant cependant plus intéressé par la viande à découper à l’abattoir et dans les chambres froides que par la charmante et sociable Jacomine, ses parents doivent encore une fois intervenir en exhortant les deux jeunes à aller se promener pour qu’ils se mettent enfin en couple. S’il ne sera jamais question d’amour ardent, le mariage de raison semble fonctionner au début, notamment grâce à la bonne humeur de Jacomine, qui se fait rapidement aimer de tout le village.

l’histoire du boucher devient une longue métaphore du prétendu progrès qui a propulsé nos contrées en avant à partir des années 1970

Mais l’arrivée d’un supermarché bouleverse l’équilibre familial. Les clients optent de plus en plus pour la viande moins chère et mal emballée des rayons du grand magasin à celle, soigneusement préparée mais beaucoup plus chère, du comptoir réfrigéré de Rensing. Junior tente d’évoluer avec son temps, propose de nouvelles initiatives telles qu’un drive-in, mais refuse de faire des compromis sur la qualité. Jusqu’à y être contraint par Jacomine, qui ne supporte plus de voir son mari s’obstiner à résister à l’évolution de la société. Ainsi l’histoire du boucher devient-elle une longue métaphore du prétendu progrès qui a propulsé nos contrées en avant depuis les années 1970.

Rensing symbolise la qualité à l’ancienne, le savoir-faire, l’amour du métier qui lui a été transmis. Mais le voilà haché menu comme une vieille vache malade dans la broyeuse du temps. À la résistance succède une tentative de s’adapter, en vendant en tant que « morceaux de choix » des animaux de boucherie bon marché aux personnes âgées de la maison de retraite, mais il est trop tard, la bataille est désespérément perdue. Ce livre peut être lu comme le calvaire d’un boucher de village isolé, luttant en vain contre un monde extérieur sans pitié. Même Jacomine finit par perdre confiance en son mari.

Manik Sarkar travaille en tant que traducteur littéraire et auteur de récits. Il a notamment traduit Philippe Claudel et Joël Dicker et publié des histoires dans des magazines comme Papieren Helden et Wobby. Cette expérience de conteur se perçoit nettement dans ce premier roman. C’est une histoire intimiste, le lecteur n’en apprend pas beaucoup sur le contexte, mais reste dans le village, et en particulier dans la boucherie. Manik Sarkar brosse un portrait sensible de Rensing Junior et de son épouse, et rend de manière particulièrement belle les particularités du métier de boucher.

La seconde partie recèle en outre quelques jolis rebondissements (que nous ne raconterons pas pour ne pas ruiner votre plaisir de lecture). À plusieurs reprises, Sarkar parvient à égarer le lecteur, maintenant la nécessaire tension tout au long du récit. Le final est quant à lui d’une astucieuse beauté, à la fois surprenant et dramatique.

Manik Sarkar, Ossenkop, Hollands Diep, 2024.

Tête de bœuf

Ici, en bordure de la place du marché, il ne connaissait personne. Les bœufs y avaient été traînés des quatre coins des provinces du Nord, après une vie entière vécue dans la lumière des néons, coincés entre des cloisons beaucoup trop étroites. Retirés à leur mère dans l’heure de leur naissance, ils n’avaient reçu pour toute attention ou soin de la part de leurs gardiens que quelques rudes coups de brosse ponctuels.

Rensing avait de la difficulté à les regarder, à braver leurs yeux larmoyants tandis qu’il les palpait. Il essayait bien pourtant, et la même phrase résonnait sans cesse dans sa tête: «C’est comme ça.» Ce n’était pas une incantation efficace mais un mantra vide, dont même la sonorité ne l’apaisait pas.

Une Meuse-Rhin-Yssel de plus d’un an avec une blessure au pied suppurante: c’est comme ça.

Une vache laitière desséchée avec la colonne vertébrale courbée comme une guirlande de fanions: c’est comme ça.

Une vieille mixte, la peau bosselée par les piqûres de taons: c’est comme ça.

Un passant qui lui tend d’un air ennuyé une carte qu’il prend machinalement pour la lire en marchant et sur laquelle il est écrit IDSINGA BÉTAIL MALADE & BÊTES À COLLE. CARCASSES ÉGALEMENT, suivi d’une adresse à Drachten: c’est comme ça.

À plusieurs reprises, il a vu un animal dont il a pensé qu’il pourrait éventuellement faire l’affaire, mais alors qu’il se raclait la gorge pour demander au propriétaire une première offre, il s’est tu in extremis, gêné. Il ne pouvait se résoudre à marchander avec un négociant de ce genre, avec du sang coincé sous les ongles. Il se voyait déjà griffonnant ses calculs sur un petit calepin, avec un bout de crayon pêché au fond d’une poche de sa veste. Il savait que c’était partout ainsi, que tout le monde faisait ça, dans toutes les foires aux bestiaux du pays, probablement d’Europe et même du monde peut-être; partout des dizaines de milliers de bouchers comparaient les prix d’achat et de vente et arrivaient sur la base de cette petite opération à une décision sans jamais s’appuyer sur leurs sens : peu leur importait l’élasticité de la peau sous leurs doigts, la chaleur qui émanait de l’animal, l’odeur qu’il dégageait, si son pelage était doux ou bien rêche, à quel point le blanc de l’œil était blanc et la gencive bien irriguée. C’étaient des choses que l’on apprenait au fil d’une vie entière; même le Manuel du boucher ne pouvait pas vous l’enseigner, car si vous vouliez dépasser vos collègues, vous n’aviez que vos rêves et vos illusions, et s’il devait apparaître que son intuition n’avait jamais reposé que sur un malentendu, alors c’était bien dommage, mais c’était ainsi, car à un moment donné il n’était plus possible de revenir en arrière.

Il n’y a pas de malentendu, pensa Rensing. Personne ne comprenait les animaux mieux que lui, surtout la vache, reine incontestée du règne animal. Dieu merci il parvint à étouffer ce maudit doute, ce doute qui s’était insinué en lui ces derniers mois et contaminait depuis lors ses cellules, lentement mais sûrement, ce doute qu’il devait combattre continuellement pour ne pas se laisser submerger.

Il n’avait aucune raison de douter de lui-même. Il n’avait rien à voir avec ce marchand de bêtes malades dont il tenait encore la carte en main. Il secoua la tête plusieurs fois pour chasser ses idées noires. Au diable le doute. Pourquoi se mettre à douter aujourd’hui, alors qu’il ne l’avait jamais fait de sa vie ; le problème était qu’il traînait aux abords du marché pour jauger des bœufs moribonds, dont la mort suintait déjà par tous les pores. Il était boucher, pas fossoyeur, pas une grosse mouche bleue à l’affût de pourriture et de décomposition. Avec irritation, il jeta la carte de visite dans la boue et s’en fut à grandes enjambées.

Manik Sarkar

écrivain et traducteur

Dirk_Vandenberghe

Dirk Vandenberghe

journaliste indépendant

Laisser un commentaire

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026130000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)