«Phosphor Art & Fashion», une première rétrospective en France pour la Néerlandaise Viviane Sassen
Depuis
les années 1990, Viviane Sassen bouscule les frontières de la mode et de l’art
avec ses images à la lisière du surréalisme et de l’abstraction. Pour sa
première rétrospective dans l’Hexagone, la Maison européenne de la photographie
(MEP) à Paris convie cette artiste-photographe néerlandaise à retracer trois
décennies de créations emblématiques. L’exposition s’accompagne d’un catalogue conçu
par la non moins légendaire graphiste Irma Boom.
Depuis plus de trente ans, l’œuvre de Viviane Sassen
(°1972) témoigne d’un large univers protéiforme à la croisée de la mode et des beaux-arts. Son exploration photographique, reconnue pour ses visions surréalistes et abstraites, s’est très vite orientée vers la création plastique. Dans son travail se côtoient collage, peinture, sculpture et vidéo. Plus de deux cents œuvres sont présentées dans cette toute première rétrospective en France.
À travers Phosphor Art & Fashion (1990-2023), la Maison européenne de la photographie (MEP) à Paris met en lumière et de manière non chronologique son processus créatif qui fait montre à la fois de spontanéité libre et de rigueur absolue. Sur deux niveaux, l’institution parisienne expose ses séries iconiques, certaines moins connues, des archives inédites, ses premières œuvres indépendantes, comme ses autoportraits, et ses commandes de mode. Une immersion totale dans ses techniques mixtes, sa richesse culturelle et l’importance de la sphère intime qui ont construit son langage visuel.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
Entre mode et souvenirs d’Afrique
Celle qui est née, vit et travaille à Amsterdam fait ainsi cohabiter ses rêves, ses désirs et ses craintes avec la réalité du monde. Diplômée en design de mode ArtEZ d’Arnhem, Viviane Sassen fait quelques gammes dans le mannequinat avant d’étudier la photo à la Haute école des Arts d’Utrecht (Hogeschool voor de Kunsten). Ce moment charnière lui fait rapidement comprendre que ses intérêts se trouvent derrière l’objectif. Très vite, elle alterne art et mode, projets personnels et commandes commerciales, comme «deux parties de sa personnalité, l’introvertie et l’extravertie». Elle multiplie les collaborations avec les marques (Adidas Originals, Louis Vuitton, Acne Studios, Bottega Veneta) et les magazines (Numéro, Dazed and Confused, Purple, Kutt).
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
Les quelques années d’enfance passées au Kenya ont une influence durable sur le travail de Sassen. Elle y séjourne entre l’âge de deux et cinq ans. À son retour aux Pays-Bas, elle a six ans et n’est pas préparée à sa nouvelle vie. Viviane Sassen a avoué plus tard «ne jamais avoir eu le sentiment d’appartenir à l’Europe, tout en étant étrangère en Afrique». Ce ressenti devient l’un des principaux moteurs de ses obsessions artistiques et photographiques. Elle projette ainsi cette vision exaltée de son enfance sur le continent noir où les couleurs vives se confrontent à des contrastes de lumière et d’obscurité, où les paysages et les corps se prêtent à un jeu de formes.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
Tout commence en 2002, lorsqu’elle décide de retourner en Afrique, composant ses séries de voyages introspectifs qui lui valent le prix de Rome néerlandais en 2007. «J’avais l’impression de rentrer chez moi et, en même temps, je sais que je ne ferai jamais partie de cette société. Mais c’est là que se sont formés mes tout premiers souvenirs d’enfance, alors c’est dans mon ADN, dans ma colonne vertébrale en quelque sorte», soulignait-elle avec émotion à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) de Londres. Avec Die Son Sien Alles (2002-2004), elle capture ainsi la décoration intérieure des maisons, des magasins et des bars des townships du Cap. S’ensuit Flamboya (2004-2008) qui rassemble des portraits à la fois spontanés et performatifs à travers ses souvenirs de ses divers séjours. Pour Parasomnia (2007-2011), une exploration onirique du sommeil, elle sonde plus avant ses états d’âme sur «la notion d’étranger», entre vivre dans un autre pays, revenir sur sa terre natale et voir les changements qui s’opèrent dans les villes. Les images prises au Cap, au Kenya et en Zambie explorent ainsi cette distorsion «entre le foyer et l’ailleurs, la nuit et le jour, la vie et les rêves».
Des ombres à la lumière
Corps fragmentés et entrelacés, compositions sculpturales, formes abstraites et paysages oniriques, Viviane Sassen façonne ainsi son propre langage. Ses univers s’entrecroisent et se scindent à la fois, orchestrant ses commandes dans le cadre établi d’une équipe artistique et ses œuvres personnelles liées à ses déplacements qui prennent vie en toute liberté. Dans un jeu de mouvements constants, elle manipule les couleurs, les formes, la peinture, l’encre, la lumière, les ombres, les miroirs, les reflets.
Un travail teinté de surréalisme qu’elle met intelligemment en parallèle avec son regard sur la mode et l’art dont elle a remodelé les frontières pour en faire son terrain d’expression. Pour elle, la lumière est si nette en Afrique et les ombres si sombres. «Cette qualité graphique et cette couleur vibrante sont restées avec moi dans ma pratique artistique», souligne-t-elle. Pour autant, et comme elle le laisse souvent entendre, cette palette se lie également à l’héritage néerlandais qui a fait naître le mouvement De Stijl et Mondrian.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
Avec Umbra (2014), commandée par le Fotomuseum de Rotterdam, elle entame une nouvelle voie avec les formes abstraites. Elle interprète son idée récurrente de l’ombre comme «métaphore de l’anxiété et du désir, des souvenirs et des attentes, de l’imagination et de l’illusion dans la psyché humaine». Des visages et des silhouettes obscurcis dont elle tord et détraque les corps qui se dessinent dans les ombres du soleil.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
La même année, elle sillonne un village reculé du Suriname, colonie autrefois néerlandaise, à travers sa série Pikin Slee. «J’ai toujours été fascinée par l’idée de parler néerlandais avec des gens qui vivent au milieu de la jungle d’Amérique du Sud», précise-t-elle. «Les gens là-bas sont des descendants d’anciens esclaves qui travaillaient dans les plantations hollandaises proches de la côte, qui ont échappé à l’esclavage et se sont enfuis dans la forêt.»
Œuvres multifacettes
Pour ses projets Roxane et Roxane II (2012-2017), elle raconte son histoire avec la styliste et muse Roxane Danset dans un journal visuel, expérimentant la peinture dans un mélange de mouvements des corps, de poses, d’ambiances et d’images-poèmes. Ici encore, elle continue de sonder la nature suggestive de l’ombre, la puissance des gestes picturaux et le potentiel abstrait des accessoires. Le plus ici, c’est sa présence qui se reflète dans l’ombre de son sujet, brouillant les frontières entre la photographe et son modèle.
Elle repousse sa réflexion avec Héliotrope (2017) dans cette volonté de bouleverser sa façon de voir le monde. Les images qu’elle crée modifient celles qu’elle a prises lors de ses voyages en Éthiopie, au Maroc, au Mozambique, au Sénégal et en Afrique du Sud. Dans ce déplacement du familier, elle fait se rencontrer l’ordinaire et le magique, inventant de nouveaux territoires. Elle enchaîne avec Of Mud and Lotus où l’abstraction et la performance s’entremêlent pour une étude visuelle «sur la transformation, la procréation et la fécondité», entre collages et pièces coloriées à la main.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
En 2020, elle imagine Vénus & Mercure pour le château de Versailles dans le cadre de sa douzième exposition d’art contemporain, Visible/Invisible. Pendant six mois, elle accède de manière privée à ce monument historique où elle utilise les artefacts et l’architecture pour créer des photographies et des collages. Sculptures, miroirs et doubles sont au cœur de l’œuvre qu’elle accompagne d’une vidéo. L’actrice Tilda Swinton prête sa voix à des récits courts, écrits par l’écrivaine néerlandaise Marjolijn van Heemstra, contant les histoires cachées du palais.
L’année suivante, Viviane Sassen revient à ses combinaisons si caractéristiques avec Paint Studies. Elle reprend des images de ses premières séries, qui deviennent cette fois des toiles pour des croquis, des études et des poèmes visuels, les réinventant avec de l’encre et des marques picturales. Quant à sa série la plus récente en date, Modern Alchemy, elle marque la rencontre de l’art et de la nature en collaboration avec le philosophe italien Emanuele Coccia. Des collages qui célèbrent le monde naturel, le vivant, pour une méditation respectueuse qui réimagine la beauté omniprésente de la Terre.
© Viviane Sassen et Stevenson (Johannesburg / Cape Town / Amsterdam)
Alchimie commune
Cette démarche riche, protéiforme et interdisciplinaire, Viviane Sassen la confectionne dans son studio, ou plutôt son «laboratoire», comme elle le qualifie. Un lieu d’expression idoine où les limitations –quelles qu’elles soient– deviennent des «séances d’essais» et des exercices de style pour une nouvelle physicalité. «L’expérimentation est au cœur de ma pratique», se plaît-elle à répéter.
Il y a dès lors quelque chose de «godardien» chez Viviane Sassen. Comme le cinéaste, dans sa fouille continuelle et obsessionnelle du processus de fabrication, Viviane Sassen requestionne sans cesse la forme à travers le prisme du collage et des combinaisons. La virtuose assemble, métamorphose, décompose, recompose, réinvente, comme une porte ouverte aux infinies possibilités de l’image où se diffuse une ambiance de transformation, souvent étrange et qui désoriente.
Cette rétrospective à la MEP à Paris remet ainsi en exergue sa faculté à dépasser les codes des genres. Et l’une des meilleures façons d’apprécier son travail est de plonger dans la quinzaine de livres photo qu’elle a fait paraître depuis les années 2000. À cet effet, les éditions Prestel publient Phosphor, une monographie conçue par la Queen of Books, Irma Boom, avec laquelle Viviane Sassen a déjà travaillé. La graphiste néerlandaise, récipiendaire du prix Gutenberg, a réalisé un grand nombre de livres dont plusieurs sont exposés dans la collection permanente du MoMA de New York et à l’université d’Amsterdam. Ce catalogue d’exposition, en deux faces anglais/français, réunit ici plus de cinq cents œuvres de la photographe, accompagnées d’analyses issues du monde de la recherche, de la mode et de l’art.