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Hélène Dutrieu, une pionnière des airs et du vélo

Par Bieke Purnelle, traduit par Alice Mevis
27 octobre 2022 9 min. temps de lecture À vos marques: sport et société

La vie d’Hélène Dutrieu (1877-1961) pourrait aisément constituer le scénario d’un palpitant film d’aventures. Elle a exploré et conquis des territoires inconnus, excellant dans tout ce qu’elle entreprenait. Et pourtant, son nom ne nous est guère familier. Comme nombre de pionnières d’exception, elle a fini par disparaître dans les méandres de l’histoire. Hélène Dutrieu mérite que l’on revienne sur ses exploits.

Tournai, 1877. Dans la famille de l’officier Dutrieu naît une fille. La petite Hélène est à peine âgée de 6 semaines lorsque la famille, en difficulté financière, se voit contrainte de déménager en périphérie de Lille, où son père tente de joindre les deux bouts grâce à la vente de teintures pour textiles. Eugène, le frère aîné d’Hélène, devient membre du Cycliste-Club Lillois, ce qui lui permet de gagner un revenu complémentaire bienvenu en tant que jeune coureur cycliste.

La fin du XIXe siècle marque en effet le début d’une période florissante pour le vélo et le cyclisme. Les vélodromes poussent un peu partout tels des champignons, tandis que les compétitions cyclistes attirent un public toujours plus large et enthousiaste. Pour Hélène, en revanche, se profile plutôt une vie difficile et peu stimulante en tant qu’ouvrière à l’usine textile, où elle travaille dès le moment où elle quitte l’école à 14 ans.

Hélène accompagne cependant son frère lors de ses compétitions et y développe l’envie de s’y essayer à son tour. Elle apprend seule à rouler sur le vélo bien trop grand pour elle de son frère. En un rien de temps, elle effectue des tours de piste comme si elle avait fait cela toute sa vie. Son frère Eugène, impressionné par sa vitesse et son endurance, la convie bientôt à aller s’entraîner ensemble.

Croiser une fille ou une femme à bicyclette à cette époque était encore l’exception plutôt que la règle, mais Hélène accordait peu d’attention à ce que l’on pouvait bien dire ou penser d’elle. Le succès de son frère la stimulait et l’inspirait à s’améliorer elle-même. Mais au moment où, tout comme son frère, elle émit le souhait de rejoindre le Cycliste-Club Lillois, elle se heurta au refus de celui-ci d’engager une cycliste femme. Furieux, Eugène quitta lui-même le club et partit à la recherche d’un autre qui les engagerait tous les deux. Le frère et la sœur Dutrieu furent finalement tous deux admis au club cycliste de La Madeleine.

Hélène Dutrieu est entrée dans l'histoire en tant que détentrice du record du monde de l'heure féminin et première femme belge à décrocher un brevet de pilote

Ce qui faisait défaut à Hélène, à ce moment, c’était une adversaire à qui se mesurer, jusqu’à ce qu’elle fasse la rencontre, sur la piste de Tourcoing, de Mlle Accou de Roubaix: talentueuse et assidue, elle semblait être une parfaite adversaire pour Hélène. Lors de sa toute première compétition, sur la piste d’Oostkamp, près de Bruges, Hélène se fit battre dans le sprint. Loin de la décourager cependant, cela ne fera qu’aiguiser sa compétitivité.

Recordwoman du monde de l’heure et championne du monde

Les Dutrieu s’entraînent donc ensemble et se motivent l’un l’autre. Lorsqu’un beau jour, Eugène tombe sur un article de journal relatant le tout premier record du monde de l’heure féminin, il met Hélène au défi de faire mieux. Celle-ci décide de relever le défi et s’entraîne intensivement une semaine durant sur la piste de Lille. Sa première tentative est tout de suite un succès: 31,2 km en une heure. Mais la nouvelle du record d’Hélène se heurte à du scepticisme: est-ce véritablement possible? A-t-on correctement chronométré le temps? Face aux doutes, il ne reste pas d’autre solution que de réitérer l’exploit, cette fois-ci sous l’égide d’un arbitre homologué. Le 27 août 1893, Hélène devient donc officiellement la détentrice du record du monde de l’heure féminin, avec 31, 413 km.

La nouvelle propulse Hélène Dutrieu sur le devant de la scène du cyclisme sur piste et les félicitations et invitations à de nouvelles compétitions dans toute l’Europe commencent à pleuvoir. Ses adversaires ne la voyaient plus venir d’un très bon œil. Affronter Dutrieu, c’était risquer l’humiliation totale. Elle doublait aisément ses concurrentes, était invariablement la plus rapide lors du sprint et défaisait même ses adversaires masculins.

C’est donc sans grande surprise qu’Hélène fut pointée favorite pour le tout premier championnat mondial de cyclisme sur piste, organisé en 1896 en Belgique, son pays natal. Le cyclisme féminin était entre-temps devenu si populaire qu’il attirait plus de spectateurs que les compétitions masculines. Ils furent 4 000, dont le roi Léopold II en personne, à assister à la course. Hélène la remporta haut la main, devenant ainsi la première femme championne du monde dans l’histoire, une performance qu’elle réitérera un an plus tard.

Une occupation fort peu féminine

Malgré un intérêt et enthousiasme certains de la part du public, la société continuait à désapprouver l’idée que les femmes puissent monter en selle. Non seulement celles-ci étaient parfois moquées, méprisées, voire insultées, mais la presse sportive ne pouvait se faire à l’idée que oui, les femmes aussi pouvaient faire preuve de force et de compétitivité. Le cyclisme -et par extension toute forme de compétition sportive exigeant de la force- était encore considéré à la fin du XIXe
siècle comme un domaine exclusivement masculin. Faire du vélo serait en contradiction avec la grâce et l’élégance propres à la gent féminine et pourrait même, selon certains, être néfaste pour le corps féminin.

Pour éloigner les femmes de la bicyclette, certains n’hésitaient pas à recourir à des arguments «médicaux»: rouler à vélo mettrait en péril la fertilité des femmes et infligerait des dommages permanents à leurs organes, entraînant des maux divers et variés. Des normes de décence furent également invoquées: en particulier, la rumeur selon laquelle le frottement avec la selle causerait un état d’excitation sexuelle chez les femmes se répandit largement. Enfin entrèrent en jeu les prescriptions de l’époque en matière vestimentaire: jupes et jupons longs et volumineux étaient la norme pour les femmes et évidemment tout à fait inadaptés pour prendre place sur l’engin à deux roues.

Le vélo, synonyme de liberté

Le vélo s’affirme pourtant comme symbole de la modernité et du progrès. Non seulement évolue-t-il rapidement d’un accessoire chic et à la mode à un moyen de transport populaire et démocratique, mais il est également le tout premier véhicule avec lequel absolument tout le monde peut se déplacer, y compris les femmes. Il s’agit donc d’une invention révolutionnaire, à une époque où l’univers des femmes se limitait encore le plus souvent au berceau, au lavoir et aux fourneaux.

Susan B. Anthony: Je pense que le vélo signifie plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quoi d’autre dans le monde

Cette liberté nouvelle à laquelle les femmes purent goûter grâce à la bicyclette, elles n’y renonceront pas si facilement. Elles trouveront de plus un soutien de taille chez les fabricants de vélos qui, voyant en elles un excellent groupe cible, commencèrent également à dépeindre ces femmes fièrement campées sur leurs bécanes sur des affiches, des annonces et des panneaux publicitaires.

Les jeunes femmes issues des milieux progressistes adoptèrent le vélo avec enthousiasme, se réunissant au sein de clubs de cyclisme. La liberté de mouvement et la confiance en soi que ce mode de transport offrait aux femmes ne pouvaient plus guère être bridées: la bicyclette devint ainsi un important symbole de la liberté et de l’émancipation des femmes. Ce n’est pas pour rien que la suffragette Susan B. Anthony affirmait: «Je pense que le vélo signifie plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quoi d’autre dans le monde. Une femme à vélo est pour moi le symbole ultime de la femme libre et sans entraves».

La Flèche humaine

Par son courage et son talent, Hélène Dutrieu inspira de nombreuses jeunes femmes. Quelle ne fut donc pas la surprise générale lorsque, à la fin de l’année 1898, elle décida de laisser le vélo de côté. Gagner de l’argent en tant que cycliste devenait en effet de plus en plus difficile pour Hélène, mais c’était principalement le fossé qui existait entre ses propres revenus et ceux de ses collègues masculins qui provoqua son indignation.

Il ne s’agissait toutefois pas d’adieux définitifs. Hélène déménagea à Paris avec sa bicyclette pour y débuter en tant qu’actrice cascadeuse. L’aventurière qui sommeillait en elle avait en effet déjà déniché un nouveau défi à relever. Après avoir vu un cascadeur faire des loopings avec son vélo, elle eut l’idée d’inventer sa propre cascade: La Flèche humaine. Celle-ci consistait à se jeter du haut d’une rampe de 18 mètres de hauteur et à la dévaler jusqu’à atteindre les 70 km/h; planant ensuite dans les airs grâce à son élan, elle atterrissait finalement sur une plateforme. Tout cela sans aucun filet de sécurité.

La cascade d’Hélène, aussi spectaculaire que dangereuse, a fait l’objet de toutes les discussions dans la presse. Les salles parisiennes se disputaient l’engagement de la Flèche humaine. Les choses devinrent néanmoins de plus en plus difficiles. Ce spectacle requérait en effet une préparation minutieuse ainsi qu’une série de précautions de sécurité, à tel point que la préfecture de Paris décida finalement d’interdire la cascade, la jugeant trop périlleuse. Mais il en fallait plus pour décourager Hélène. Elle se rendit sur un terrain vague à Boulogne-sur-Mer en vue de s’entraîner et de perfectionner sa Flèche humaine.

La Flèche humaine devint une véritable attraction et attira des gens de toute l’Europe. Une fois seulement, la représentation faillit mal se terminer. Le public de Marseille se montra si enthousiaste qu’il s’approcha un peu trop de la piste, bloquant ainsi l’accès à la plateforme où Hélène devait atterrir. Elle tomba et fut grièvement blessée, mais heureusement sans séquelles à long terme.

Chevalière de la Légion d’honneur

Tout comme rouler, voler allait également se révéler addictif pour Hélène. Après sa carrière de cascadeuse, puis un interlude en tant que pilote automobile, elle allait à nouveau entrer dans l’histoire en tant que première femme belge à décrocher un brevet de pilote. Elle sera l’une des premières femmes pilotes à voyager autour du monde.

En 1910, elle remporta la Coupe Femina, un prix réservé aux aviatrices. Un an plus tard, elle gagna le prix italien Copa del Re, s’imposant en tant que seule femme face à 14 concurrents masculins. La même année, elle mit à son nom le record américain de durée de vol. En 1913, elle fut la première femme à recevoir du gouvernement français la distinction de chevalier de la Légion d’honneur.

Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Dutrieu, après avoir beaucoup insisté, reçoit un avion de reconnaissance de l’armée française. Elle ne tardera pas à se tailler une solide réputation de pilote talentueuse et extrêmement courageuse. Durant l’entre-deux-guerres, elle prit la tête du service des ambulances de l’hôpital Messimi.

En 1922, elle épousa l’homme politique, journaliste, écrivain et éditeur français Pierre Mortier, acquérant du même coup la nationalité française. Au début de la Seconde Guerre mondiale, elle dirigeait une antenne médicale du Val-de-Grâce. Jusqu’à un âge avancé, Hélène continua à s’intéresser à tout ce qui avait trait de près ou de loin à l’aviation. En 1956, elle fonda la Coupe franco-belge Hélène Dutrieu-Mortier, une compétition pour aviatrices françaises et belges. Elle décéda cinq ans plus tard, à l’âge de 84 ans. Hélène Dutrieu repose au cimetière des Batignolles de Paris.

Bibliographie
Gunter Segers, Hélène Dutrieu, de vrouw die door de Olympia vloog (Hélène Dutrieu, la femme qui vola à travers l’Olympia), Les Îles, Ellezelles, 2021.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.

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Bieke Purnelle

Directrice du Centre de connaissances sur le genre, le féminisme et l’égalité des chances RoSa

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