Partagez l'article

Lisez toute la série
arts

Pleins feux sur De Warme Winkel

Par Dick van Teylingen, traduit par Ludovic Pierard
22 avril 2021 8 min. temps de lecture Le virus de la scène

Un acteur nu, empêché de lire son texte par la violence corporelle qu’exerce un collègue à son encontre. Un quintette vocal, aux atours formels et impeccables, chantant des madrigaux classiques d’un niveau mondial. Le tout au cours d’une seule et même représentation. Vous êtes très probablement tombé en plein cœur du collectif De Warme Winkel
(Le Magasin chaleureux) d’Amsterdam. Pouvoir de l’imagination, excès physiques et contenus riches en rapports et contrastes singuliers ont élevé ce groupe au rang de favori des critiques et du public.

Le collectif De Warme Winkel existe depuis près de vingt ans et a déjà joué une cinquantaine de productions et coproductions. Membres de la première heure, Mara van Vlijmen et Vincent Rietveld sont diplômés de la Toneelacademie Maastricht, … où Rietveld a obtenu une note insuffisante en production théâtrale. Outre son activité de productrice, Mara van Vlijmen est également professeure. Jeroen de Man a renforcé le collectif en 2006 avant de rejoindre en 2016 Het Nationale Theater de La Haye. Ward Weemhof, lui, est arrivé en 2010. Cette année, c’est le jeune talent Florian Myjer qui a intégré le groupe.

La pièce d’œuvre

Un moteur important dans la création des spectacles est l’admiration portée à certains artistes, un phénomène qui a généré un nouveau genre théâtral: la «pièce d’œuvre». Les acteurs du Warme Winkel choisissent un ou une artiste, lisent autant qu’ils le peuvent à son propos, puis ils se retrouvent dans le local de répétition, forts de ces connaissances acquises, où ils développent des idées, toujours en tirant des parallèles avec le présent. Tout ce qui tourne autour de la représentation peut jouer un rôle.

Le texte d’introduction de Gesualdo
(2016), par exemple, était une lettre du directeur du Nederlands Kamerkoor
(Chœur de chambre des Pays-Bas), dans laquelle il invitait des chanteurs à prendre part à une représentation. Beauté et douleur se mariaient dans des scènes d’horreur, d’humour et de musique portées par la musique singulière et baroque du compositeur italien, ses harmonies en avance sur leur temps et le mode de vie sadomasochiste de ce noble de la Renaissance, sans oublier le meurtre de sa femme adultère et un enfant bâtard tombé dans l’oubli.

La première pièce d’œuvre, Totaal Thomas (2006), s’intéressait à Thomas Bernhard. Ici, le groupe s’est immergé dans les racines culturelles de l’Autriche, ce qui a débouché sur d’autres productions consacrées à des auteurs et artistes autrichiens: Rainer Maria à propos de Rainer Maria Rilke (2007), Alma concernant Alma Mahler, l’épouse du compositeur (2009), Kokoschka Live (2010) et Amadeus
(2016). Des artistes russes et l’écrivain japonais Junichiro Tanizaki ont également inspiré des pièces d’œuvre.

Les représentations étaient très variables sur le plan esthétique. Si Tanizaki (2015) se jouait dans un monde raffiné de papier de riz, kimonos et conventions sociales subtiles, renforcé par un accompagnement au koto interprété en direct, Jandergrouwnd (2012), consacré au monde clandestin à l’époque de la censure soviétique dans les années 1970 et 1980, a pris un malin plaisir à mettre la pagaille dans les ressourceries où la représentation était programmée. Poëten en bandieten (Poètes et Bandits), une pièce consacrée à Boris Ryhzy qui, en plus d’être poète, fut également champion de boxe d’un quartier de ferrailleurs de Iekaterinbourg, a été produite dans un atelier de construction mécanique abandonné du sud de Rotterdam.

Un travail en collectif

Mais concrètement, comment De Warme Winkel
travaille-t-il? «Nous nous emparons de personnages et d’événements du passé, que nous rafraîchissons et dépoussiérons. Nous les confrontons au canevas d’aujourd’hui et regardons ce que le passé peut révéler pour le présent», a expliqué Vincent Rietveld dans une interview.

Une fois que le thème a été choisi, que les acteurs s’y sont plongés et que les premiers textes et images ont été conçus, toutes les réflexions et pensées sont prises en compte, quelles qu’elles soient. Le groupe va jusqu’au bout de la logique du travail collectif, à savoir le principe de la hiérarchie de la meilleure idée, peu importe qu’elle ait été émise par un des fondateurs du groupe, un stagiaire ou un technicien.

Les échecs sont également tolérés, une perspective rassurante en soi. «Mieux vaut se planter une fois que jouer la sécurité. C’est un peu comme un code d’honneur», a déclaré Ward Weemhof dans le Filosofie Magazine. «Avec les années, j’essaie de repousser sans cesse les limites, en étant toujours plus exigeant avec moi-même et en me moquant encore plus des attentes. Les meilleurs groupes punks aussi sont très rigides.»

Les actes constitutifs d’une représentation peuvent être très différents, passant du textuel à la gestuelle, parfois axés sur le contenu, parfois sur la forme. Le collectif puise dans tous les styles de jeu et tous les champs possibles de la dramaturgie. Cinéma, danse, chant, tout peut servir à représenter la thématique culturelle, sociologique et historique. Cette approche éclectique fait de chaque représentation une nouvelle aventure mettant la créativité et le bagage culturel des réalisateurs de théâtre à rude épreuve. Petit à petit, les réflexions du groupe sont devenues plus conceptuelles, mais le local de répétition demeure l’incubateur de chaque représentation. Il joue un rôle bien plus important que le bureau du metteur en scène.

Du métathéâtre

En 2017, le groupe a décroché le prestigieux prix de la Critique pour De Warme Winkel speelt De Warme Winkel (Le Magasin chaleureux joue Le Magasin chaleureux, 2016), que le jury a qualifié de «représentation liée au genre… qui traitait simultanément de thèmes tels que l’originalité et l’authenticité, le vol et le plagiat, le souvenir et le répertoire, avec joie, mélancolie et sérieux.»

Ce spectacle s’inspirait d’une des représentations iconiques de l’histoire récente du théâtre et de la danse. Puisque, pendant une longue période, le Café Müller
(1978) de Pina Bausch ne put être joué par aucune autre compagnie que le Tanztheater Wuppertal, l’idée principale était de se demander comment un réalisateur de théâtre pouvait aborder un tournant survenu dans le monde de la danse. Les acteurs s’en sont bien sortis avec le ballet des chaises de Bausch, comme l’a montré, entre autres, la mention honorable octroyée au Warme Winkel par le jury «danse» de l’Association néerlandaise des directions de maisons de théâtre et de concert, véritable couronnement d’une si grande diversité. Pourtant, comme souvent, le groupe fut tenaillé dans un premier temps par de nombreuses questions sur la façon d’aborder le thème, à savoir l’impossibilité de jouer la représentation souhaitée. Pour, en fin de compte, aboutir à cette idée. De Warme Winkel speelt De Warme Winkel était-il une pièce de théâtre consacrée à la danse ou un spectacle de danse comprenant des éléments de théâtre? Ni les spectateurs ni les critiques ne purent trancher.

Achterkant (Face cachée) fut également une représentation très spéciale, pour laquelle De Warme Winkel a collaboré avec des acteurs qui jouaient le même soir Le Long Voyage vers la nuit d’Eugene O’Neill au Toneelgroep Amsterdam. Dès que l’un d’entre eux quittait la scène, il apparaissait dans la pièce du Warme Winkel, le public pouvant choisir de quel côté il regardait. Les acteurs du Warme Winkel échangeaient des commentaires piquants sur l’approche du metteur en scène du Toneelgroep Amsterdam Ivo Van Hove, comme s’ils s’étaient retrouvés derrière les écrans.

Dans Vincent Rietveld gaat voor de Louis d’Or (Vincent Rietveld brigue le Louis d’Or, 2019), l’acteur annonçait que c’était aujourd’hui à son tour de décrocher le prix de théâtre le plus prestigieux des Pays-Bas. Un chœur de jeunes acteurs lui donnait la réplique en questionnant son besoin d’être sous la lumière des projecteurs dans un monde en proie à tant d’autres problèmes bien plus cruciaux. Il est frappant de voir combien le collectif est ouvert aux collaborations avec de jeunes comédiens. Jusqu’il y a peu, De Warme Winkel
avait d’ailleurs pris sous son aile un club de jeunes loups: De Hotshop.

Actualité

«Si une flamme brûle quelque part, il faut la transformer en théâtre», estime Vincent Rietveld. Le groupe ne pouvait donc ignorer la vie à l’ère du corona. Alleen samen (Seuls ensemble, 2020) révèle deux aspects qui donnent sa force au groupe: associer et assumer les conséquences des choix opérés. Vivre ensemble à un mètre cinquante de distance imposant de construire un théâtre spécial et coronaproof, la solution imaginée fut d’installer 94 cabines privées autour d’une surface de jeu ronde, évoquant aussitôt la disposition d’un peepshow, synonyme de sexe.

Mais qui dit corona, dit aussi monde médical. À un acte de satisfaction sexuelle, joué sur une chaise pivotante, succèdent donc des scènes d’hôpital remplies d’allusions sensuelles au sexe et au pouvoir, ainsi que le lavage rituel d’un corps vulnérable, tandis que résonne une variante de l’Erbarme dich de Bach. La couleur dominante est le blanc, l’éclairage est stérile.

Des choix rigoureux, qui ont également été posés pour Afscheidstournee (Tournée d’adieu, 2020), une représentation qui attire l’attention sur l’état de détresse dans lequel se trouve le monde et qui appelle à renoncer au luxe et au gaspillage. C’est pour cette raison que Rietveld et son technicien enfourchent leur vélo à chaque étape de la tournée, parcourant parfois quatre-vingts kilomètres avec une petite charrette contenant le décor. Le recyclage, également de son propre travail d’ailleurs, est un élément important du concept.

Sérieux et ironie

De Warme Winkel
adopte des points de vue tranchés, mais sans jamais les traiter avec vanité. L’ironie est un procédé de style récurrent. Sa combinaison avec des thèmes sérieux est cependant pénible pour certains. Les partisans de la new sincerity, une tendance qui préconise de penser ce que l’on dit, sont parfois désorientés par le caractère insaisissable du Warme Winkel.

Par son ironie, le groupe attire l’attention sur des sujets difficiles, tout en relativisant son propre rôle: qui suis-je pour prétendre, en deux heures de théâtre, avoir le dernier mot sur un problème mondial? «Nous avons sous-traité nos démons à l’art», déclare Vincent Rietveld. «L’art permet une catharsis, de nettoyer notre âme. Regardez Quentin Tarantino, qui présente la violence avec un tel excès qu’il ne perd rien de sa dangerosité, tout en nous permettant de mieux vivre avec.»

Dick van Teylingen

Dick van Teylingen

critique de théâtre

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026780000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)