Une imposante troupe interprète un répertoire théâtral devant un vaste public: cet énoncé paraît presque vieux jeu. Cependant, la jeune compagnie de théâtre gantoise Camping Sunset prouve qu’ancien et nouveau, répertoire et rock ‘n’roll peuvent aller de pair.
Durant l’été 2019, onze jeunes acteurs de la troupe Camping Sunset jouent Les Estivants de Maxime Gorki sur un site industriel abandonné du port de Gand. À peine diplômés de l’Académie royale des beaux-arts KASK, les créateurs de théâtre ont épaté le public avec leur adaptation et leur plaisir de jouer tout à fait rafraîchissants. Avec un minimum de ressources, ils sont parvenus à transposer à notre époque la noblesse russe du début du siècle, marquée par l’ennui. La pièce oscillait à un rythme soutenu entre comédie légère caricaturale et critique de l’étroitesse de l’esprit bourgeois.
© T. Herbots
L’été dernier, la troupe a démontré avec Happiness, sa version du classique cinématographique de Todd Solondz, que son premier succès était loin d’être un coup de chance. Il est clair que l’histoire tragi-comique d’âmes solitaires qui se lancent à corps perdu à la recherche de sexe et d’affection représentait une véritable source de réflexion pour le collectif. Dans cette pièce également, on ressent un véritable plaisir de jouer la comédie, et une fois de plus, le collectif a opté pour le théâtre-paysage. Il a habilement joué avec l’espace qu’offrait un ancien bâtiment industriel gantois, en occupant non seulement toute la salle, mais également les escaliers et le premier étage. Alors que les changements de costumes et de personnages se succédaient promptement, le ton est passé de la comédie à un jeu alliant sobriété et intelligibilité.
Mais la troupe ne se résume pas à cela. Camping Sunset adopte une méthodologie particulière. Persuadée qu’un acteur ne peut évoluer qu’en relation avec le public, la troupe choisit de ne pas trop s’attarder sur les répétitions, mais opte pour davantage de représentations. De cette façon, elle va à contre-courant de ce qui se déroule habituellement sur les planches: s’il n’est pas rare de répéter pendant cinq semaines et de ne se produire que quelques fois, le collectif préfère se contenter de deux semaines de répétitions et se produire ensuite durant trois semaines. La pièce continue donc à évoluer au fil des représentations. Le public peut venir la voir trois fois avec le même ticket, juste pour assister à la métamorphose.
On pourrait résumer ces différents éléments en une étrange combinaison de rébellion et de tradition. On peut interpréter, sans risquer de se méprendre, la brièveté de la période de répétitions comme une conséquence de la critique acerbe des jeunes metteurs en scène à l’égard du système théâtral actuel. Ce faisant, ils se rebellent contre leurs problèmes récurrents que sont le manque d’occasions de jouer et la limitation des séries de spectacles. En outre, Camping Sunset ne se contente pas d’aller à contre-courant. Certains considèrent même la poétique de la compagnie tout au moins comme nostalgique. Après tout, on assimile souvent, dans l’univers scénique, le répertoire et les grandes troupes à un langage théâtral démodé.
Plus de créateurs, moins de travail
On ne peut présenter Camping Sunset sans mentionner l’histoire contemporaine des arts du spectacle flamands. Dans les années 1980 et 1990, la «Vague flamande» a mis fin au répertoire classique joué dans les théâtres urbains. On a opté pour une nouvelle esthétique, loin de la mode du quatrième mur, parfois sans perspective et naturaliste, du théâtre classique.
La nouvelle norme met entre autres l’accent sur les éléments physiques et combinés de la danse, de la performance, du cinéma et de la musique. Par conséquent, les représentations des troupes classiques ont perdu de leur popularité. En outre, lors de la formation théâtrale, le texte et le répertoire sont souvent passés au second plan, au profit d’une préférence pour le spectacle et le théâtre postdramatique.
Ajoutons que la professionnalisation qui allait de pair avec la nouvelle norme esthétique a probablement laissé une marque encore plus indélébile sur le secteur. Non seulement des investissements substantiels ont été réalisés dans le domaine de la réglementation et de la formation, mais également dans l’encadrement des arts eux-mêmes. Le modèle des centres artistiques s’est développé au détriment des compagnies permanentes. Le travail au cachet est devenu la norme pour les artistes.
Par ailleurs, au cours des dernières décennies, de plus en plus d’artistes ont obtenu leur diplôme, alors que depuis 2010 le secteur ne cherche qu’à économiser, ce qui réduit le budget disponible. De nos jours, le statut d’artiste en Flandre est précaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Il n’est pas étonnant que, pour des raisons économiques, il soit régulièrement suggéré aux acteurs de réintégrer les grandes troupes qui offrent des contrats à plein temps.
© T. Herbots
La situation actuelle entraîne aussi des répercussions artistiques. En 2018, l’actrice et professeure d’art dramatique Sara De Roo a noté qu’il était indispensable pour les acteurs de se produire souvent pour développer leur art. Tout comme un spectacle évolue et se bonifie, c’est en jouant que les acteurs peuvent apprendre à connaître le public, à réagir, à se produire bien que n’étant pas en forme, à éviter l’écueil de la routine. Le système actuel ne permet pas aux acteurs de réaliser tout cela.
L'acteur émancipé
Revenons à Camping Sunset. Il semble que la jeune compagnie réalise une synthèse des dernières décennies. Les jeunes créateurs rappellent aux spectateurs à quel point il est agréable d’admirer une grande troupe qui fait un malheur sur scène. En même temps, ils se félicitent de l’émancipation de l’acteur se faisant créateur, un concept que l’histoire récente du théâtre a propagé. Leur structure horizontale – environ une vingtaine d’acteurs, d’artistes, de costumiers et de membres de la production se concertent afin de prendre toutes les décisions et travaillent sans metteur en scène – est tout à fait contemporaine.
© T. Herbots
Il en va de même pour leur refus de se laisser entraîner dans la logique de programme d’une production théâtrale toute faite. Par ailleurs, on peut difficilement qualifier de conventionnel leur désir de ne pas se répéter et de donner une représentation différente chaque soir. Ce mélange d’ancien et de moderne est un retour à l’essence même du théâtre : se produire ensemble devant un public.
Les critiques noteront qu’octroyer une place centrale au plaisir de jouer n’est pas forcément synonyme de représentation cherchant à décortiquer les mécanismes de la réalité. À cet égard, Camping Sunset présente «simplement une bonne pièce» qui puisse être appréciée d’un large public. Cependant, tout fan de Camping Sunset fera observer que la simple analyse du métier offre une valeur ajoutée. Pour l’été 2021, la troupe sera prête à présenter une troisième œuvre. Cette fois, elle s’attaquera au classique À la guerre
de l’écrivain flamand contemporain Tom Lanoye. Ce n’est pas l’ambition qui manque!