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Pleins feux sur le collectif d’acteurs Wunderbaum

Par Mia Vaerman, traduit par Thomas Lecloux
22 avril 2021 8 min. temps de lecture Le virus de la scène

Sur scène, les membres du collectif d’acteurs Wunderbaum, basé à Rotterdam, ne jouent pas tant un personnage, mais dévoilent les nombreux rôles ambivalents de leur propre existence. Autrement dit, la frontière entre la vie et le jeu d’acteur est volontairement laissée ténue. Wunderbaum met ainsi en scène des situations dans lesquelles le public se reconnaît, souvent au point d’être mal à l’aise.

L’envie de confort social, de divertissement et de tourisme (de masse); le désir de réussite, d’accomplissement et en même temps de parentalité; le besoin d’engagement social, mais sans les conséquences qu’il suppose. Pour le spectateur occidental, blanc et instruit, toute pièce de Wunderbaum agit comme un miroir sous une lumière ingrate. Assister à une de leurs représentations, c’est se voir soi-même et s’entendre parler. L’ambiance reste néanmoins agréable grâce aux traits d’humour allégeant l’atmosphère, ainsi qu’à une certaine clémence – heureusement – pour l’imperfection de chacun.

Génération X

Les cinq acteurs de Wunderbaum ont créé la compagnie voici vingt ans, à leur sortie de l’école de théâtre de Maastricht. Trois femmes, deux hommes; quatre Néerlandais, une Belge. Sans oublier le scénographe Maarten van Otterdijk, également membre du noyau.

Quelques jours avant le 11 septembre 2001, ils ont entamé les répétitions et dès leur première pièce, The Magical Brabant Mystery Tour (2001), tout ce qui constituerait leur matière première pendant les vingt années à venir était déjà présent: des textes qui naissent d’improvisations et évoquent l’actualité. Dans les premières productions, des fanfares et orchestres à vent les accompagnaient dans des maisons de quartier. Plus tard, ils lorgneraient davantage vers l’international. Ces représentants de la «génération X» – enfants des baby-boomers – se sont détournés du vieux répertoire théâtral poussiéreux pour embrasser, aujourd’hui encore, une approche politico-sociale contemporaine. Le progrès technologique, la mondialisation et la montée du nationalisme sont quelques-uns de leurs thèmes de prédilection.

Wunderbaum déshabille méticuleusement chaque sujet et l’éclaire depuis différents angles de vue, pour aboutir à une sorte de collage de petites tranches de vie. Jusqu’à ce que le spectateur en perde toute conception précise – c’est d’ailleurs bien le but recherché. Aujourd’hui quadragénaires, les membres comptent une quarantaine de créations à leur palmarès collectif. Entre-temps, ils adaptent des textes de prose actuels pour le théâtre.

Ils ont ainsi mis en scène Superleuk, maar voortaan zonder mij (Un truc super, mais dorénavant sans moi, 2016) à partir d’un livre de l’auteur américain David Foster Wallace (sur ses expériences journalistiques lors d’une croisière dans les Caraïbes), Schaapjes op het droge (Avoir du foin dans ses bottes, 2019), à partir du roman à succès d’Anke Stelling (sur la conscience du rôle que joue la classe sociale, en dépit des idéaux de jeunesse). Le collectif demande aussi régulièrement à Annelies Verbeke, auteure flamande de la même génération, de lui écrire un texte: Rail Gourmet (2010), Flow My Tears (2012), Daar gaan we weer (White Male Privilege) (C’est reparti (privilège blanc masculin), 2018).

«Dissonance cognitive»

Selon une approche qui semble tout inventer sur le moment, le groupe d’acteurs confronte la classe moyenne cosmopolite que nous formons, avec son mode de vie indolent et pas tout à fait éthique, aux conséquences de ses choix technologiques, idéologiques et consuméristes. La posture mise en cause, que l’on peut qualifier de «dissonance cognitive», consiste à tendre vers un comportement (politiquement correct) d’une part, sans pouvoir en éviter un autre, fait d’actes bien peu responsables, d’autre part. Visiter des villes de culture en logeant sur un paquebot de croisière polluant, par exemple – voir à ce sujet Superleuk, maar voortaan zonder mij. Pour la production de cette pièce, Wunderbaum a passé deux semaines à bord d’un de ces mastodontes et y a donné un spectacle auquel l’assistance a fort peu goûté!

De même, on pense à ces supporters de Manchester United qui font le voyage jusqu’au bord de la mer Noire pour se saouler et se dévergonder à peu de frais, tout en s’étalant sans vergogne en commentaires sur le niveau de civilisation de l’endroit – voir Beertourist (Tourisme d’ivresse, 2008).

L’image que brosse Wunderbaum de la société européenne actuelle n’est guère réjouissante. Mais elle est toujours (doucement) comique et bien élaborée. L’humour et le drame se mêlent en une même scène. Dans Helpdesk (2015), Wine Dierickx campe une assistante pleine d’empathie et professionnelle au plus haut point. Besoin d’une femme fatale pour batifoler en voyage d’affaires? De trouver les mots justes pour faire bonne impression à un dîner officiel? D’être averti à l’heure de prendre des médicaments? Caren’s Company s’occupe de tout. Dans la salle de spectacle (ou à l’écoute du podcast qui en a été tiré récemment), on comprend que l’aimable voix glisse elle-même dans une solitude numérique désespérée. Aux Pays-Bas, la performance de Dierickx a été saluée du Theo d’Or du meilleur premier rôle féminin de la saison.

Familles dysfonctionnelles ou société disruptive?

La compagnie alterne observation empathique et distance cynique quelquefois dure. Dans Daar gaan we weer (White Male Privilege), trois membres de la rédaction d’un magazine culturel en vogue se chamaillent à propos de la couverture involontairement raciste d’un de leurs numéros. Entre racisme, sexisme et différences de classes, la discussion tourne à l’embrouillamini d’affirmations et d’arguments par lesquels les protagonistes n’en finissent pas de s’enfoncer. Le spectateur, lui, assiste à ce «zoo humain» depuis les tribunes. Des questions sont soulevées, mais les réponses n’y sont pas données. Ce n’est peut-être pas nécessaire, car les images en disent souvent assez pour inciter le spectateur à la réflexion.

Dans une courte vidéo accompagnant Schaapjes op het droge, Matijs Jansen, la quarantaine bien assurée, descend de sa Porsche électrique et s’adresse avec admiration à l’actrice incarnée par Wine Dierickx: «Formidable. Respect. Deux artistes sans travail avec quatre enfants. Comment faites-vous donc?» Sur ce, Dierickx, visiblement enceinte et charriant deux bambins dans sa remorque à vélo, remonte son collant et le remercie, confuse, du compliment. Cette scène dit tout du fossé qui les sépare. N’aurait-elle finalement pas choisi le bon côté de l’existence? Le défoulement hystérique qui intervient un peu plus tard doit être douloureusement reconnaissable pour toutes les mères qui triment.

Voilà où Wunderbaum
aime mettre le doigt avec insistance: le problème ne réside pas tant dans les familles dysfonctionnelles que dans la société disruptive. Individuellement, vous aurez beau tout mettre en œuvre pour rester fidèle à vos idéaux, la société néolibérale n’en aura cure et vous dédaignera pour le ringard que vous faites.

Work Harder (2020) questionne notre éthique du travail. Jusqu’où doit-elle aller? Jusqu’où doivent aller les comédiens pour gagner leur vie, ou – ce qui semble encore plus important – réussir leur carrière? ‘I love my job that much, I would do anything for it!’, chuchote l’un d’eux, pelotonné au milieu du public. Si la vie fait partie d’un système dont on ne se sort jamais, aucune séance de thérapie n’apporte d’aide contre le burn-out, et l’issue de secours semble tragiquement barrée. Travailler plus encore est tout ce qu’il nous reste. Encore une perspective bien sombre.

À l’épreuve du coronavirus

Aujourd’hui, Wunderbaum
se produit bien au-delà de ses pénates de Rotterdam. Le collectif d’acteurs est à l’affiche des Münchener Kammerspiele et du Festival Theater der Welt, en Allemagne. Il s’est également vu confier la direction artistique du Theaterhaus Jena et, depuis que Marleen Scholten s’est installée à Milan, Wunderbaum collabore avec le centre artistique Mare Culturale Urbano. La première du monologue La Codista de Scholten y a été reportée plusieurs fois en raison du coronavirus, mais elle le jouait encore en octobre 2020 au Festival Internazionale del Teatro de Lugano, en Suisse. Elle a par ailleurs collaboré avec des acteurs / réalisateurs brésiliens pour en concevoir une version en ligne, baptisée La codista_BR, qui a été diffusée en décembre 2020 en streaming au festival Cenas contemporâneas, au Brésil.

En avril 2021 était prévue la première de The Clowns Convention. La figure dramatique classique du clown y pourfend le spectre populiste qui hante aujourd’hui le monde entier. Pouvons-nous sauver le dernier semblant d’humanité? Ou l’enterrer, s’il le faut? The Clowns Convention est un nouveau concept théâtral complètement à l’épreuve du coronavirus, comprenant un film, un monologue et un concert de clown. Le théâtre prévoit aussi ce type d’aménagements, à notre époque.

To Act or Not to Act

Dans le docufiction Stop Acting Now, réalisé par Wunderbaum, les cinq membres du collectif admettent humblement à quel point ils luttent avec tous les impératifs sociaux et dilemmes existentiels, sans jamais proposer de solution. Ils décident d’abandonner le métier d’acteur pour s’en aller rendre le monde meilleur. Chacun d’eux choisit un cheval de bataille et tente d’apporter sa pierre concrètement. Marleen Scholten crée un «bar à larmes» pour protester contre la tyrannie du bonheur; Maartje Remmers s’attaque au monstre de la bureaucratie dans le but d’aider ceux qui vivent dans la pauvreté à sortir la tête de l’eau; Walter Bart s’en prend au néolibéralisme par des initiatives décalées; Matijs Jansen conclut un accord avec une chaîne de magasins pour assurer la distribution locale de légumes.

Et Wine Dierickx? Elle met un enfant au monde et accomplit ainsi sa bonne œuvre. Mais bien vite, tous découvrent, tour à tour, leur impuissance. Le militantisme ne les mène pas beaucoup plus loin que le métier d’acteur.

Innocemment (en ma qualité de critique de théâtre), je me suis laissé emporter sans retenue dans leur histoire et captiver par leurs nobles objectifs. Pendant la moitié du documentaire, j’en ai soupesé la teneur, l’approuvant tout d’abord puis la remettant en question, pour finalement comprendre que, de bout en bout, Wunderbaum
s’était prêté à un jeu avec moi – ou mieux encore: avait feint son documentaire. Quelque part, je l’ai ressenti comme une trahison de ma bonne âme (donc comme une attaque contre ma propre dissonance cognitive). Mais c’était là l’illustration parfaite de l’aspiration de chacun à faire le bien – pour un moment, seulement.

Que Wunderbaum
se produise donc sur scène: pour peu qu’il pose les bonnes questions, les spectateurs que nous sommes inventeront bien les solutions.

Mia-Vaerman

Mia Vaerman

critique de théâtre

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