Pleins feux sur l’indomptable imagination de FC Bergman
Avec ses productions à grande échelle dans un style extrêmement visuel et poétique, le collectif anversois FC Bergman conquiert rapidement les scènes européennes. Au cœur de ses représentations: l’être humain qui se débat et qui risque de perdre son emprise sur son environnement, mais dont les tentatives naïves de rester debout recèlent une grande beauté et inspirent la compassion.
De sa toute première production De Rotsebreker (Le Briseur de rochers) en 2008 jusqu’au mégalomane JR dix ans plus tard: le sillon innovant que FC Bergman a tracé dans le paysage du théâtre flamand en dix ans à peine a suscité un grand enthousiasme de la part de la presse et du public.
Entre-temps, FC Bergman
a évolué d’un collectif légèrement anarchiste produisant des spectacles in situ sous sa propre direction à une troupe théâtrale attirant la foule au théâtre anversois Toneelhuis. FC Bergman monte des coproductions avec les plus grands festivals européens et fait même des incursions dans le monde de l’opéra. Si son fonctionnement est devenu plus professionnel, FC Bergman
n’a jamais perdu son côté Sturm und Drang.
Comment tout a commencé
Après leurs études au conservatoire d’Anvers, Stef Aerts, Bart Hollanders, Matteo Simoni, Thomas Verstraeten et Marie Vinck, rejoints par le technicien de plateau Joé Agemans, se sont rassemblés sous le nom de FC Bergman. FC signifie non seulement Football Club, mais aussi Foute Club (Club ringard). Du moins, c’est ainsi qu’ils se décrivaient à l’époque du Rotsenbreker.
Dans cette pièce, ils combinaient d’une part des scènes de Het leven en de werken van Leopold II (La Vie et les Œuvres de Léopold II) de l’éminent auteur flamand Hugo Claus (1929-2008) et des extraits de
Forteresse Europe du romancier flamand Tom Lanoye (° 1958) avec, d’autre part, des scènes musicales ringardes et un éléphant gonflable.
Soyons clairs: la troupe a d’emblée vu grand. Le succès est arrivé en 2009, lorsque FC Bergman a remporté le concours du TAZ (Theater aan zee – Théâtre-sur-mer) à Ostende, lequel est traditionnellement un tremplin pour une carrière dans les arts de la scène. Le collectif y avait présenté une version brute du Retour d’Harold Pinter, joué sur un énorme tas de rebuts. Deux ans plus tard, ils y ont également présenté L’Anniversaire de Pinter, sous forme de farce loufoque, dans la cantine d’un club d’aviron ostendais.
Un théâtre in situ épique
Mais dans ses premières années, FC Bergman s’est surtout fait connaître par ses productions grandioses et sans paroles comme Wandelen op de Champs-Élysées (Promenade sur les Champs-Élysées). Cette production marathon mégalomane de 2009, vaguement inspirée de La Divine Comédie de Dante, a été présentée en première dans le bâtiment néogothique de l’ancienne bourse à Anvers. L’ombre de Romeo Castellucci planait sur cette grande épopée pleine d’émotion, de scènes radicales et de poésie baroque.
En 2012, FC Bergman a pris ses quartiers dans un autre lieu emblématique d’Anvers: le port. Pendant que les bateaux passaient en arrière-plan, le public a pu voir dans Terminator Trilogie un petit homme (Stef Aerts nu) se perdre sur un grand terrain de jeu en béton, mais aussi dans sa tête et dans un monde devenu fou. L’insignifiance de l’être humain en contraste avec le monde chaotique qui l’entoure deviendrait une constante dans l’œuvre de FC Bergman. Mais dans ce collage sans paroles, les éléments formels – un énorme panneau publicitaire, des guirlandes de meubles mobiles, des cortèges dansants dans le style de Pina Bausch – ont davantage marqué les spectateurs que la ou les lignes de fond plutôt ténues de la pièce.
Une salle transformée de fond en comble
300 el x 50 el x 30 el, une production que FC Bergman
a montée en un mois à peine dans le théâtre Bourla à Anvers en 2011, a davantage marqué les esprits. Au départ, la pièce ne devait être jouée qu’un soir, ce qui a fait exploser la demande de billets et n’a fait qu’alimenter le battage médiatique autour de la troupe. Elle deviendra pour finir l’une de ses productions les plus demandées, avec laquelle elle tournera pendant de nombreuses années.
Il faut dire que le concept de 300 el x 50 el x 30 el
sortait de l’ordinaire. FC Bergman construisait sur la scène une place de village et une forêt de sapins hyperréalistes. Une caméra montée sur un rail circulaire en faisait constamment le tour et permettait aux spectateurs, par grand écran interposé, de jeter un coup d’œil dans les maisons des villageois, interprétés pour certains par des amateurs et des figurants. Le résultat était une création inspirée et particulièrement soignée, un film théâtral dont on pouvait suivre le tournage en direct.
© K. Van der Elst
La Toneelhuis d’Anvers, domiciliée au Bourla, a été subjuguée par la bravoure de FC Bergman. À partir de 2013, elle a intégré la troupe dans son ensemble de créateurs, ce qui a permis de partager de nombreux aspects techniques et logistiques. La première création de la troupe à la Toneelhuis a été Van den vos (Du renard, 2013), qui est peut-être à ce jour la meilleure production de FC Bergman parce que la troupe y a trouvé un excellent équilibre entre une forme époustouflante (musique live, vidéo live…) et un pouvoir de narration important.
Cette fois, FC Bergman avait transformé le Bourla
de manière très radicale. Le parterre était devenu une piscine en marbre tandis qu’une forêt dense avait été construite sur la scène. Une porte tournante formait la charnière entre les deux mondes – la culture face à la nature. C’était bien vu pour cette relecture moderne de Van den Vos Reynaerde, la version en moyen néerlandais du Roman de Renart. Ou comment dans chaque personne bonne et civilisée se cachent aussi un renard rusé et une force primitive sauvage. Van den Vos a valu à FC Bergman, après Wandelen op de Champs-Élysées, une deuxième sélection pour l’important Theaterfestival flamand, comme l’une des meilleures productions de la saison.
Encore un cran de plus
Au moment précis où on pourrait penser que la limite est atteinte, FC Bergman en remet une nouvelle couche. Dans Het Land Nod (Le Pays de Nod, 2015), le collectif a reconstruit grandeur nature la salle Rubens du musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, fermé depuis 2011.
Une fois de plus, il s’agit d’une production sans paroles qui rappelle quelque peu la Terminator Trilogie: ici aussi, Stef Aerts est le pigeon de service, cette fois comme restaurateur qui ne parvient pas à déplacer un tableau en tous points monumental de Rubens. Avec Het Land Nod, FC Bergman a été invité pour la première fois au festival d’Avignon.
Sa production la plus mégalomane à ce jour est sans aucun doute JR, l’événement théâtral par excellence en Flandre en 2018. JR est l’adaptation d’un roman de l’auteur américain William Gaddis sur le pouvoir destructeur du capitalisme.
© K. Van der Elst
Pour montrer comment l’insatiable soif matérialiste de l’homme peut le perdre dans un labyrinthe de choix, une construction déroutante avait été édifiée sur quatre étages. Un immeuble à appartements où les cameramen filmaient tout ce qui se passait et dans lequel les spectateurs, selon la tribune où ils étaient installés, avaient une vision (partiellement) différente de la pièce. Tout comme 300 el x 50 el x 30 el, JR était un film monté live dans lequel, outre le spectacle visuel, les acteurs phénoménaux ont volé la vedette.
De nouvelles voies
Après JR, imbattable en termes d’ampleur, le moment était venu d’explorer de nouvelles voies. Simoni et Hollanders se sont retirés en tant que sociétaires pour se concentrer sur leur carrière télé et cinéma. Fin 2018, Stef Aerts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans ont réalisé à quatre leur premier opéra: Les Pêcheurs de perles de Georges Bizet à l’Opera Ballet Vlaanderen. Leurs débuts ont été très bien accueillis. Il faut dire que FC Bergman avait réussi à concilier son imagination indomptable – qui s’exprimait dans une scène tournante, une vague géante qu’escaladaient les acteurs, une personne qui s’arrache la peau – avec la machinerie et les conventions strictes de l’opéra. C’était le résultat d’un groupe de metteurs en scène qui améliorait sans cesse sa capacité à déployer des outils théâtraux, même dans un genre qui lui était nouveau.
En 2019, il y a eu Freud, une production étonnamment conventionnelle pour FC Bergman, pour laquelle le groupe a collaboré avec le célèbre metteur en scène Ivo Van Hove et l’Internationaal Theater Amsterdam. FC Bergman a adapté pour le théâtre Le Scénario Freud de Sartre et
en a confié le rôle-titre à Stef Aerts. La scénographie et la mise en scène étaient du pur Ivo Van Hove, ce qui place ce projet en marge du parcours de FC Bergman.
Un retour à l’essentiel?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, FC Bergman met la dernière main à sa nouvelle production, The Sheep Song (Le Chant du mouton), dont on ne sait pas encore quand elle pourra être jouée (la première est prévue le 9 mai 2021). The Sheep Song sera de nouveau un spectacle sans paroles, une parabole moderne sur la peur du changement et son attrait dans une vie humaine. Conçu au départ comme un spectacle à petite échelle, The Sheep Song est susceptible de prendre de nouveau des proportions épiques à mesure que le processus de création progresse. Après tout, c’est ce que FC Bergman fait de mieux: raconter de grandes histoires de façon grandiose.