Insaisissable, sur tous les fronts où la pensée, la culture, la vie bougent, fin lecteur des partitions complexes de la condition humaine, homme d’action, romancier, critique, enseignant, défenseur infatigable des Lettres, polyglotte, Jacques De Decker (1945-2020) nous revient un an après sa mort sous la forme d’un livre inouï impulsé par sa femme Claudia Ritter.
Rarement un ouvrage aura à ce point, par son fond et sa forme, épousé la personne qu’il évoque. Jacques De Decker interrogeait son époque, alliant rigueur et flânerie, vitesse de l’esprit et ouverture émerveillée aux saillances du quotidien.
© éditions Marot
Conviés par Claudia Ritter à parler de Jacques à partir d’un bestiaire d’objets et de lieux qui lui étaient chers, près de deux cents amis, souvent écrivains et artistes, ont livré des textes de diverses factures, des compositions musicales, des dessins, des photographies, des collages qui, davantage que simplement rendre hommage à Jacques De Decker, en brossent un portrait.
Éminemment de deckeriens, les objets et les lieux magnifiquement photographiés par Eddie Bonesire composent la basse continue de Jacques en tant que personnage. Son souverain éclectisme, la multiplicité de ses engouements, la variété de ses goûts, les improbables dialogues entre la culture savante et le kitsch éclatent au travers des livres, des figurines, des tableaux, des menus objets qu’il côtoyait, aimait.
© éditions Marot
Explorateur de l’espace urbain, des plis de la vie, pratiquant une dérive situationniste qui menait ses pas vers des librairies, des cinémas, des brocantes, des brasseries, des galeries d’art, il lançait «je vais promener ma truffe» lorsque, grand flâneur, il sortait à la recherche de trésors, de rencontres, de créations, de lieux magiques. Le livre Jacques De Decker. Je vais promener ma truffe abrite les mille et une facettes de Jacques De Decker que les auteurs ont taillé dans six langues, français, néerlandais, allemand, anglais, italien, catalan.
Certains amis l’ont apostrophé sous la forme d’une lettre, d’autres ont prolongé le dialogue au travers de souvenirs, d’épiphanies en partage, de poèmes. Les traits stylistiques qui, le plus souvent, reviennent caractériser un homme kaléidoscopique sont: générosité, passion, intelligence vive, engagement, talent, humour, fantaisie, vigilance, sourire intérieur et extérieur, fidélité, liberté.
Lorsqu’il est descendu de la grande roue de la vie, le premier acte de la pandémie frappait le monde. Avant bien des observateurs sagaces, il avait vu le monde glisser dans un tourbillon planétaire couleur cambouis. Dans la tempête du XXIesiècle, il s’avançait comme le magicien Prospero de la pièce de Shakespeare.
Jacques De Decker était un promeneur engagé, virtuose dans une palette de registres et de langues, un contrepoids à une époque désenchantée
C’est ce regard acéré qui montait tout à la fois de son esprit et de ses affects, de ses émotions que Jacques De Decker. Je vais promener ma truffe
nous donne en partage. Dans le plus insignifiant, dans ce que l’on juge comme périphérique, il pouvait lire la mise en abyme d’enjeux métaphysiques ou géopolitiques. Branché sur le temps présent, sur la scène de la cité, sur l’échiquier international, son imaginaire se nourrissait de rêves privés, de blocs d’enfance vécus avec son frère Armand.
Plus que tout autre, Jacques De Decker est un mort qui nous manque. Parce qu’il fut un grand vivant. Un être de prémonitions. Parce que, sans qu’on s’en aperçût toujours, il avait quelque chose d’Atlas, portant le monde sur ses épaules au sens où il insufflait de l’énergie aux écrivains, aux comédiens, aux étudiants, aux artistes en herbe pour qui il se battait, qu’il soutenait sans relâche, renonçant à défendre sa propre œuvre, laissant ce travail à la postérité, trop pudique pour mettre ses créations en avant, trop lucide pour s’arrêter.
© Claudia Ritter - éditions Marot
Non pas qu’il fût l’homme pressé pour reprendre le titre de Paul Morand. Il était ubiquitaire. Secret. Un promeneur engagé, virtuose dans une palette de registres et de langues, un contrepoids à une époque désenchantée. Battaient en lui une curiosité que rien ne pouvait étouffer, une voix qui résonne à jamais en nous comme en témoigne ce bouquet de textes ou de créations-magnolias.
Claudia Ritter a frayé un livre d’exception à l’image de l’être d’exception qu’était Jacques, qu’est Jacques tant l’imparfait lui sied peu. À la fois un «in memoriam» et un «in pectore». Un livre collectif qui part de lieux et d’objets, qui s’enracine dans un humus géographique. Ce fil d’Ariane de la géographie relie Jacques à l’un de ses écrivains de prédilection, Julien Gracq. «Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol» écrit Hegel. Les figurines de hiboux, de chouettes qui l’entouraient, veillant sur lui, ne prennent pas leur envol. Comme nous, les hiboux, les chouettes attendent son retour. S’il tarde à revenir, ils s’envoleront pourtant et Jacques reviendra à dos d’oiseau. Comme Mylène Farmer le chante, il était celui qui nous poussait à «réveiller le monde».