Partagez l'article

Lisez toute la série
littérature

Pour une littérature «sex-positive» dans l’enseignement secondaire aux Pays-Bas

Par Vera Corben, traduit par Chloé Bracaval
25 octobre 2023 9 min. temps de lecture La vie sexuelle des Plats Pays

Si elles constituent sans aucun doute une initiation à la littérature, les lectures obligatoires dans l’enseignement secondaire font aussi office, pour plusieurs élèves, d’initiation à la sexualité. Aux Pays-Bas, les romans les plus étudiés tendent à présenter, dans le meilleur des cas, une vision unilatérale de la sexualité lorsqu’ils ne banalisent les violences sexuelles. C’est la raison pour laquelle l’autrice plaide pour une littérature qui fasse place au consentement et à la multiplicité des points de vue.

Deux événements notables ont marqué ma deuxième année de collège: notre première lecture imposée, De Buitenvrouw (La Maîtresse) de Joost Zwagerman (1963-2015), suivie de notre premier cours d’éducation sexuelle. Dans cet ordre. C’est ainsi que j’ai réalisé que De Buitenvrouw m’a non seulement ouvert les portes de la littérature (en me confrontant à un homme d’âge moyen pourvu d’une dose fonctionnelle de haine de lui-même, à une multitude de passages sexuels explicites et à une femme réduite à l’état d’objet sexuel), mais m’a également fait découvrir le sexe. Longtemps, mes camarades de classe et moi-même avons fait le même constat: la littérature regorge d’extraits érotiques.

Si les scènes intimes ne nous choquent guère, nous nous interrogeons rarement sur la façon dont elles sont présentées. En effet, que ce soit lors de nos cours de néerlandais, d’histoire de l’art ou de théâtre dans le secondaire, ou bien lors de mes quatre années passées à étudier l’écriture créative (creative writing) à l’université ArtEZ d’Arnhem dans l’est des Pays-Bas, cette question n’a jamais été abordée.

En 1993, le magazine britannique Literary Review a instauré le prix Bad Sex in Fiction Award, qui récompense chaque année «… le recours grossier, de mauvais goût et souvent superflu à des descriptions sexuelles redondantes dans les romans contemporains, et ce, dans le but de décourager cette pratique». Si cette distinction semble mettre l’accent sur l’importance du bon goût et d’une plume élégante pour dépeindre la sexualité en littérature, elle ne rend guère justice au contenu. En effet, elle ne prend pas en considération l’identité des personnages, les rapports de pouvoir ou le consentement. Pourtant, un extrait peut se révéler être habilement rédigé et moralement discutable à la fois. Le succès durable de cette récompense met en lumière la manière dont l’érotisme est généralement perçu en littérature : nous portons un regard critique sur le style, tandis que le contenu paraît échapper à cet examen.

Un point de vue unilatéral

Au moment où je rédige ce texte, je m’apprête à me lancer dans le monde du travail et j’en viens à considérer la sexualité non seulement en tant que lectrice, mais aussi en tant qu’écrivaine. Je tente ainsi en quelque sorte d’établir mes propres critères pour l’attribution du Bad Sex in Fiction Award.

Il y a dix ans de cela, mes premières explorations littéraires ont jeté les bases de ma perception de la littérature et de la sexualité. Il est surprenant de constater que les dix romans les plus populaires de ces dernières années dans les écoles secondaires néerlandaises figuraient déjà à l’époque sur ma liste de lectures, et à l’exception de deux, sur celle de ma mère également. Cette observation vient renforcer ce que nous savions déjà: le canon de la littérature de langue néerlandaise semble figé.

Ces œuvres comportent quelques scènes intimes que j’ai lues sans jamais les aborder de manière critique. Assise sur le canapé, je les parcourais, veillant à garder le livre le plus fermé possible. Les pages concernées du roman emprunté à la bibliothèque étaient parsemées de taches, témoignant ainsi des passages les plus fréquemment consultés. Nous en discutions en secret par la suite, les jugeant «très étranges» et qualifiant notre professeur de néerlandais d’«obsédé» ou, au contraire, de «frustré». Aujourd’hui, après quatre années d’études littéraires, j’éprouve davantage de compassion pour ce dernier. Fort de son éducation littéraire et sexuelle poussées, et plein d’enthousiasme, il pensait pouvoir discuter ouvertement avec nous des motifs et des thèmes abordés.

Entre-temps, j’ai pu approfondir mes connaissances en littérature, tandis que la société a repensé sa perception de la sexualité. Depuis l’émergence du mouvement #MeToo, on passe au crible les relations sexuelles impliquant des dynamiques de pouvoir, les rapports non consentis constituent des viols et certaines villes vont jusqu’à condamner le harcèlement de rue. Le paysage médiatique a évolué depuis que j’ai quitté les bancs du collège et des manifestations éclatent contre les magazines qui prétendent promouvoir le body positivism tout en mettant systématiquement en couverture des femmes minces. Le mouvement sex-positive est en vogue.

Cependant, les lectures obligatoires aux Pays-Bas gardent un train de retard sur ces évolutions. Prenons par exemple Les Délices de Turquie, un roman culte d’après-guerre de Jan Wolkers (1925-2007), dans lequel le sexe fait office de champ de bataille dans le processus de guérison. «Révolutionnaire», estimait ma grand-mère qui n’avait jamais lu auparavant de passages sexuels aussi explicites.

Pourtant, en 2023, sur les sites où les élèves se partagent leurs fiches de lecture, Les Délices de Turquie est décrit comme «sale», «brut», «cru». Un élève écrit à son sujet: «Je trouvais les personnages étranges et leurs actions bizarres». Je ne veux pas sous-estimer les lecteurs à cet âge, mais si durant les cours, on ne replace pas le roman dans son contexte historique, on peut en effet difficilement le considérer comme révolutionnaire. Tu as quatorze ans, tu n’as en règle générale pas encore bénéficié de cours d’éducation sexuelle, tu te retrouves face à des situations dans lesquelles tu redoutes d’être agressé·e et, pour couronner le tout, les premiers chapitres des Délices de Turquie recèlent de nombreuses descriptions explicites de viols.

Comme le décrit l’autrice américaine Rebecca Solnit dans Men Explain Lolita to Me (Les hommes m’expliquent Lolita): «À force de parcourir des romans dans lesquels des individus comme vous sont systématiquement dévalorisés, perçus comme remplaçables, sales, muets, absents ou insignifiants, vous n’en sortez pas indemne. Parce que l’art influe sur le monde, parce qu’il importe, qu’il nous façonne. Ou nous brise.»

Il est regrettable de constater à quel point nous sommes souvent confrontés à des lectures de ce genre. Le top dix des romans les plus étudiés dans l’enseignement secondaire néerlandais présente dix protagonistes masculins, dont neuf imaginés par des hommes. Huit d’entre eux contiennent des scènes de viol, de meurtre ou de maltraitance de femmes, parfois même une combinaison des trois. Dans de nombreux cas, le consentement fait défaut. Presque systématiquement, le narrateur s’avère être un personnage masculin qui décrit ses partenaires sexuelles en se focalisant uniquement sur leurs caractéristiques physiques.

Parmi les dix des romans les plus étudiés dans le secondaire, huit d'entre eux contiennent des scènes de viol, de meurtre ou de maltraitance de femmes

Je ne cherche pas à surestimer l’importance de la littérature. En effet, comment les jeunes sont-ils initialement exposés au sexe? La plupart des adolescents de ma génération ont fait cette découverte par le biais de séquences érotiques à la télévision ou devant le «vrai» baiser langoureux illustré sur la pochette du DVD de Spiderman. Et le porno que le petit voisin a réussi à dénicher sur l’ordinateur familial a lui aussi fait forte impression. À douze ans, j’imprimais des captures d’écran de films pornographiques pour les distribuer à mes amies. Non pas parce que nous trouvions ces images cool ou que nous le faisions en cachette, mais parce que la bibliothèque de l’école ne disposait que d’un seul petit ouvrage abordant le sujet au moyen de dessins simplistes, alors que nous étions désireuses de voir à quoi le sexe ressemblait vraiment.

La littérature détient néanmoins un pouvoir que les images n’ont pas. En littérature, la narration des passages érotiques donne accès aux pensées du personnage et ouvre les portes de son monde émotionnel intérieur. Ce dernier se caractérise par ses expériences, préférences et désirs, ce qui offre chaque fois une vision différente de la sexualité. Cependant, le «focalisateur» se révèle la plupart du temps être un homme hétérosexuel et l’«objet focalisé» une femme, ce qui aboutit à un point de vue unilatéral et à une représentation déformée de l’acte. Les femmes sont régulièrement confrontées à la manière dont les yeux d’un étranger, qui ne semble pas les connaître, les perçoivent.

Un autre regard sur la sexualité

En tant qu’apprentie écrivaine et lectrice expérimentée, je plaide en faveur d’une littérature «sex-positive» ou «sexuellement intègre».

Pour quelles raisons les lecteurs se plongent-ils avec enthousiasme dans une lecture? Qu’est-ce qui les intrigue? Pour ma part, je suis toujours curieuse de découvrir l’évolution de la dynamique entre les personnages. Mais cette curiosité s’éteint dès que l’un des personnages se voit réduit à l’état d’objet sexuel. En d’autres termes, une littérature sexuellement intègre ne doit pas nécessairement offrir une vision exclusivement positive du sexe, mais doit aspirer à rendre l’expérience sexuelle agréable pour toutes les parties concernées.

En y réfléchissant, tant de manière individuelle que collective, nous prendrons conscience également de la signification d’une expérience désagréable. Et malheureusement, il n’est pas rare de devoir faire face à de telles situations. Toutes les femmes que je connais disent avoir été victimes d’attouchements non consentis lors de soirées, avoir essuyé des remarques déplacées dans la rue ou avoir été qualifiées de «charmantes» alors qu’elles travaillaient dans le secteur de la restauration (et qu’elles se devaient de garder un large sourire en tendant le terminal de paiement). Il semblerait que nous vivions aujourd’hui encore dans une culture où les comportements inappropriés sont, d’une manière ou d’une autre, normalisés.

Par ailleurs, être sex-positive ou sexuellement intègre signifie aspirer à une culture du consentement, quel que soit le contexte social. Cependant, les jeunes Néerlandais et Néerlandaises continuent de lire en majorité des romans qui banalisent les violences sexuelles, voire les romantisent. Il serait donc utile d’aborder le contexte historique des œuvres lors des cours de littérature. Les cours d’éducation sexuelle devraient, quant à eux, inclure une analyse de la représentation du sexe dans les médias et la culture, y compris dans le domaine des lettres. De cette manière, les élèves qui construisent leur propre vision de la sexualité bénéficieront d’une base comparative et développeront une plus grande résilience.

les jeunes Néerlandais et Néerlandaises continuent de lire en majorité des romans qui banalisent les violences sexuelles, voire les romantisent

En plus de contextualiser (historiquement) le canon néerlandais, il est crucial de présenter aux élèves un éventail plus large de narrateurs. Les enseignants jouent un rôle clé à cet égard, non seulement dans le choix des textes étudiés en classe, mais également dans les suggestions de lecture. Bien sûr, d’autres membres de l’entourage des collégiens peuvent aussi les conseiller.

En 2023, il est aisé d’établir ces «recommandations», car un nombre croissant de livres néerlandophones mettent en scène des personnages queer, trans, de couleur, issus de l’immigration, voire des individus vivant des expériences sexuelles épanouissantes et consenties. Pourtant, j’espère que bien d’autres auteurs encore parviendront à s’affranchir de cette vision typiquement masculine de la littérature et des personnages. Qu’ils se libèreront de cette conception qui voudrait que le consentement en littérature soit trop prude et éteigne aussitôt la flamme entre les personnages, mettant à mal le principe du show don’t tell. Car oui, nous l’entendons et le lisons encore trop souvent, le consentement et la véritable littérature seraient difficiles à concilier. Allons, soyons sérieux.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Vera Corben c Carla Sanfratello Marco

Vera Corben

écrivaine

photo © Carla Sanfratello Marco

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [000000000000267a0000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)