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Pourquoi la neutralité de genre a-t-elle du mal à décoller en néerlandais?

Par Anna P. H. Geurts, traduit par Marieke Van Acker, Arthur Chimkovitch
14 février 2022 8 min. temps de lecture

Depuis peu, l’intérêt pour ce domaine va croissant: comment rendre notre langue moins orientée vers l’emploi du masculin, capable de s’adresser sans distinction à l’ensemble des genres? En anglais, l’utilisation de «they» pour renvoyer à une seule personne est à la hausse. Par contre, dans les Plats Pays, une alternative neutre à «hij» (il) et «zij» (elle) reste difficile à trouver. Serait-ce lié à une règle grammaticale à laquelle les néerlandophones semblent fortement attachés?

Je commencerai par citer deux exemples issus de ma propre pratique d’enseignement et d’écriture. Au cours de ces dernières années, j’étais professeure d’études néerlandaises dans deux universités anglaises. Un problème récurrent vécu par mes étudiant·es se présentait sous la forme d’une phrase courante, du type «de politie is aanwezig» (la police est présente). Ielles la traduisaient souvent par: «de politie zijn aanwezig» (la police sont
présents) –car, après tout, en anglais c’est: «the police are
present».

L’emploi d’un verbe au pluriel n’est en fait pas si étrange ici, puisque la police représente un ensemble d’employé·es. Plusieurs personnes sont concernées, donc le verbe renvoyant à celles-ci se met au pluriel. En anglais, ce raisonnement est tout à fait grammatical: en plus des noms considérés officiellement comme pluriels bien qu’ils n’aient pas de marque distinctive (par ex. police, people, cattle), d’autres noms collectifs (comme number, family, government…) s’attachent, eux aussi, régulièrement à un verbe mis au pluriel, même si le sujet apparaît ainsi au singulier.

La congruence se fonde dans ce cas sur le sens: la forme que prend la chose «dans la réalité» est plus déterminante que sa forme syntaxique, c’est-à-dire sa forme au sein de la langue. (La congruence ad sensum, soit dit en passant, est beaucoup plus présente en anglais britannique qu’en Amérique du Nord, et tout au long de l’histoire, on observe quantité de variations dans la fréquence avec laquelle les anglophones ont traité comme des pluriels des mots singuliers du point de vue syntaxique.)

Dans ma propre pratique d’écriture en néerlandais, il m’arrive d’adopter une stratégie similaire lorsque je parle de personnes. J’utilise alors un pronom pluriel –par exemple «hun boek» (leur livre1)– pour renvoyer à une seule personne. C’est un choix conscient que j’opère notamment si le genre de la personne en question n’est pas pertinent.

Certains lecteurs et certaines lectrices estiment qu’une telle logique va à l’encontre des règles du néerlandais standard correct. En anglais cependant, il est considéré comme très civilisé d’écrire, par exemple: «when a student visits my office hour, I offer them a chair» (lorsqu’un·e étudiant·e vient me voir à mon bureau, je leur offre une chaise). L’utilisation de they (ils/elles), them (eux/elles) et their (leur) avec un sens singulier est une stratégie courante qui cadre dans les efforts visant à rendre moins sexiste la langue anglaise. De plus, they apparaissait couramment comme singulier dans la langue anglaise il y a des siècles déjà.

Cet emploi n’a été critiqué que plus tard, lorsque les réformateurs de la langue ont jugé les mots masculins plus aptes à donner le ton que les mots neutres. (À ma connaissance, avant la fin du XXe siècle, les mots féminins n’ont jamais été sérieusement pris en considération pour endosser le rôle de mots génériques.)

Avant cette intervention, they était pour beaucoup de gens le mot qui s’imposait de la manière la plus évidente pour parler de personnes dont ils ne connaissaient pas le genre.

La phrase anglaise figurant ci-dessus donne en néerlandais quelque chose comme: «als een student mijn spreekuur bezoekt, bied ik hun altijd een stoel aan» (lorsqu’un·e étudiant·e vient me voir à mon bureau, je leur propose toujours une chaise2). Mais comment faire ensuite si l’étudiant·e est le sujet de la phrase suivante? «Zij gaan dan op die stoel zitten.» (Ils/Elles vont alors s’asseoir sur cette chaise.) Cela fonctionne bien en anglais, avec they. Mais en néerlandais, cela peut poser problème. Le pluriel zij/ze (ils/elles), neutre du point de vue du genre, est formellement identique au féminin singulier zij/ze
(elle). Dans ce cas, ne donne-t-on pas toujours l’impression de parler d’une femme plutôt que d’une personne de sexe inconnu? (De plus, la différence n’est pas toujours bien audible entre les formes verbales «gaan» (ils/elles vont [s’asseoir], au pluriel) et «gaat» (il/elle va [s’asseoir], au singulier).

Pourtant, il suffit d’un peu de bonne volonté pour trouver une solution à un problème technique comme celui-ci. La vraie difficulté se situe plus en profondeur: dans l’attitude des néerlandophones vis-à-vis de leur langue. Je ne réfère pas seulement ici au fait que dans les Plats Pays, beaucoup de gens sont d’avis que l’émancipation des femmes est à peu près «terminée» dans leur partie du monde. Outre cela, les néerlandophones sont aussi très attaché·es à la congruence syntaxique relative au nombre. C’est-à-dire qu’il est d’une importance primordiale, pour leur sens linguistique, que des formes verbales au singulier accompagnent des noms singuliers et que des verbes au pluriel accompagnent des noms pluriels.

Le mot «politie» (police) est un nom singulier et, par conséquent, il faut une forme verbale au singulier, même si un corps de police se compose de plusieurs personnes. Le vocable «student» (étudiant) est également un nom singulier, et cette information est jugée plus importante pour l’oreille néerlandophone que le fait que le genre de cette personne n’est peut-être pas pertinent ou qu’il est inconnu ou que la personne est non-binaire. De plus, la langue néerlandaise dispose à peine d’autres ressources permettant de référer à des personnes en utilisant des formes singulières neutres du point de vue du genre.

Alors que les locuteurs et locutrices du néerlandais sont ainsi attaché·es à la congruence linguistique relative au nombre (entre nom et verbe), les anglophones sont, eux, plus que les néerlandophones, attachés à l’accord en nombre entre leur langue d’une part et le monde extralinguistique d’autre part. Je renvoie aux «locuteurs et locutrices» ici, parce que ce ne sont pas les propriétés immuables d’un système linguistique qui sont en cause; dans chacune des deux langues, les deux variantes sont possibles. En revanche, il s’agit de ce que les locuteurs de ces langues considèrent comme acceptable ou non.

Un autre exemple: «data». La plupart des anglophones ont depuis longtemps oublié que ce pluriel latin réfère à des éléments d’information et qu’un seul petit élément d’information est un «datum». Comme aujourd’hui le mot data n’est plus consciemment conçu comme un pluriel et que les gens raisonnent plus en termes d’ensembles de données, on observe le traitement majoritairement singulier du mot data en anglais: «this private data is to be stored safely» (ces [cette] données doivent être stockées en sécurité). Ou, comme je le lisais dernièrement dans un courriel, intéressant à plus d’un titre, émanant d’un conseil d’administration d’une université: «The data is intended to provide a more transparent means of objective-setting and understanding promotions criteria» (cette donnée est destinée à fournir un moyen plus transparent pour fixer des objectifs et comprendre les critères de promotion).

De telles phrases ne manqueront pas de faire tiquer certains locuteurs natifs et locutrices natives du néerlandais. Ne faudrait-il pas dire «these private data» (ces données privées) et «the data are» (les données sont)? Outre le fait que le latin est enseigné beaucoup plus souvent dans les écoles flamandes et néerlandaises qu’en Grande-Bretagne, par exemple, et que le mot singulier datum est bien sûr encore courant en néerlandais (en référant dans ce cas à une date sur le calendrier), les néerlandophones sont plus attaché·es à la distinction entre singulier et pluriel. Ielles ont un sens plus aigu du nombre syntaxique. Et qui est doté d’un sens aigu en grammaire se froisse généralement plus vite.

Pourtant, à long terme, le ou la néerlandophone au sens linguistique aigu s’est montré·e capable de s’adapter à de nouvelles circonstances. Voici un autre emprunt: «agenda». Ce mot latin signifie «choses à faire». C’est un pluriel, bien sûr. Bien sûr? «Mijn agenda zit
meestal gewoon in mijn tas.» (Généralement, mon agenda se trouve
dans mon sac). En latin, le sens pluriel est en effet «choses qui doivent être faites», mais en néerlandais, ce même vocable renvoie à un objet semblable à un carnet ou à un logiciel numérique qui vous aide à mieux vous souvenir des rendez-vous. En néerlandais comme en anglais, ce mot a donc franchi la barrière du nombre. Il s’est débarrassé de sa pluralité et, à la date
où j’écris ces lignes, il s’est imposé comme indéniablement singulier.

Alors, qui sait, l’étudiant·e qui vient me voir à mon bureau finira peut-être par obtenir un jour «hun stoel» (leur
chaise).

Notes:
1) En français, les possessifs s’accordant en genre et en nombre avec le substantif auquel ils se rapportent, la question du genre ne se pose pas de la même manière qu’en néerlandais. Dans cette langue, la forme des possessifs varie en fonction du genre du possesseur ou de la possesseuse. En français, la question de la neutralité serait à chercher du côté du substantif ou du pronom désignant le possesseur. De nouvelles formes existent, comme iel et ielles.
2) En français, le complément d’objet indirect «lui» est déjà neutre du point de vue du genre, là où le néerlandais distingue le masculin «hem» et le féminin «haar». Mais là où, en néerlandais, «student» peut désigner aussi bien une personne de genre masculin que féminin, en français «étudiant» nomme une personne de genre masculin. La forme neutre serait alors étudiant·e.
Geurts

Anna P. H. Geurts

enseignant·e et chercheus·e à Radboud Universiteit Nijmegen

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