Pourquoi nous devons continuer à chérir Multatuli 200 ans plus tard
Multatuli, de son vrai nom Eduard Douwes Dekker, est l’un des plus grands, sinon le plus grand auteur néerlandais de tous les temps. Il est venu au monde le 2 mars 1820 et l’a quitté en 1887. Dans son chef-d’œuvre, Max Havelaar, il dénonce le mauvais traitement infligé aux populations locales des Indes néerlandaises par les dirigeants néerlandais et indonésiens. La traduction française la plus récente, signée Philippe Noble, a paru aux éditions Actes Sud en 1991. L’année Multatuli a débuté le 17 février avec l’inauguration d’une stèle en son honneur dans la Nieuwe Kerk (la Nouvelle Église) d’Amsterdam.
Selon l’écrivain Arnon Grunberg, la vérité constitue l’essence de l’œuvre de Multatuli, une œuvre qui ne cesse de se saboter elle-même: «Ses écrits nous incitent à adopter un regard plus critique, son attitude polémique nous rappelle qu’il n’existe plus grand ennemi de l’intellectuel que la lâcheté, et l’auteur Multatuli exhorte aussi bien les écrivains que les lecteurs à ne pas oublier que le commandement de la vérité repose sur des ambiguïtés et des équivoques, mais doit toujours demeurer un commandement. Il nous prie de ne pas fermer les yeux sur les indécisions humaines, car celui qui ferme les yeux sacrifie la vérité pour défendre son bifteck. C’est là que l’on reconnaît une nouvelle fois sa grandeur.»
Et Arnon Grunberg a conclu par ces mots: «Cependant, c’est son humour qui prédomine, et son œuvre est caractérisée par une autorelativisation ingénieuse à double sens, et bien sûr, on ne peut oublier son style, sans quoi tout serait voué à l’échec: “Celui qui le désapprouve, je le désapprouve aussi”.»
L’acteur Thom Hoffman a joué Max Havelaar et s’est adressé au roi Guillaume III présent dans l’église sous les traits de l’actuel roi Willem-Alexander. Tout comme Guillaume, ce dernier n’a pas donné de réponse concrète. Sauf lorsqu’après coup, il a admis avoir lu le livre à contre-cœur, car celui-ci figurait au programme à l’école, mais il a confié l’avoir plus tard lu d’une traite pendant une nuit blanche et l’avoir apprécié.
Le flambeau du non-conformisme et de la révolte
Le plus bel hommage qu’on ait rendu à Eduard Douwes Dekker reste celui de l’écrivain flamand Willem Elsschot (1882-1960): «Dans notre région linguistique, Multatuli s’est avéré être un véritable Prométhée.
Rejeté par les puissants, il a mangé son pain en exil, sans jamais reculer, brandissant toujours le flambeau du non-conformisme et de la révolte. De ses cendres, c’est toute la littérature néerlandaise contemporaine qui renaît. Lui vouer un culte est notre devoir le plus sacré.»
Il a fallu moins d’un mois (septembre-octobre 1859) à Multatuli pour rédiger Max Havelaar à la pension de famille «Au prince belge» situé dans la rue de la Montagne à Bruxelles, où il se cachait de ses créanciers. Dekker a séjourné pour la deuxième fois dans ce que sa seconde épouse, Mimi, qualifie «en essence d’une brasserie». Les employés de la poste qui travaillaient à l’avant, venaient y déguster leur «faro», une bière brune sucrée. L’écrivain ne parvenait pas à régler le loyer de sa chambre qui se trouvait dans les combles et devait quémander du charbon. Il bénissait la chaleur et la gentillesse humaines.
Tout le monde le connaissait: la femme qui tenait un magasin de légumes en face, le laveur, la fille du gérant de l’hôtel, le gamin des rues, ainsi que la famille de son «ami» Deprez, le boucher.
Il visitait les cafés-concerts et les cafés chantants du quartier et se baladait dans les galeries couvertes Saint-Hubert illuminées (une première en Europe) qu’il admirait.
Il connaissait les tavernes et les passages. C’est dans ce décor grouillant de gens et de bâtiments ordinaires, de bruits et de oh la la de la capitale (à l’époque (déjà) une « ville animée»), qu’est né un chef-d’œuvre.
Nul ne le dit mieux que Dekker lui-même: «Durant l’hiver 1859 […], alors que j’écrivais mon Havelaar tantôt dans une chambre sans feu, tantôt à la table sale et branlante d’un petit bistrot bruxellois, entouré de buveurs de faro joviaux mais passablement inesthétiques, j’entendais façonner quelque chose, faire quelque chose, accomplir quelque chose. L’espoir me donnait du courage, l’espoir me rendait de temps à autre éloquent.»
L’espoir d’une nouvelle patrie
Le 19 août 1867, l’écrivain a pour la première fois pris la parole devant l’association libérale gantoise Van Crombrugghe’s Genootschap, au sujet du «droit de rejeter un sentiment». Il ne s’était pas particulièrement pris d’affection pour le thème que lui avait proposé la société. Il trouvait les discours vains, et les thématiques imposées encore plus. Huit ans auparavant, il avait écrit Max Havelaar.
Bien qu’il fût difficile de mettre la main sur ce livre en Belgique, il a également eu droit à une poignée de fervents admirateurs en Flandre. L’écrivain, qui manquait toujours d’argent, y a découvert un marché pour ses conférences, espérant empocher un «petit salaire fixe» et allant jusqu’à rêver de jouer un rôle dans le Mouvement flamand. Peut-être avait-il trouvé une nouvelle patrie, du moins il l’espérait.
Ce soir-là, Multatuli était un admirable orateur qui est parvenu à arracher un tonnerre d’applaudissements à un public de mille personnes, dont une pléthore d’ouvriers. Cette assemblée a été gâchée par l’arrivée du professeur de l’université d’Utrecht, George Willem Vreede (en visite à Gand pour le IXe congrès de la Littérature en bas allemand), qui revenait quelque peu ivre d’un dîner avec le gouverneur de Flandre-Orientale. Bien que n’ayant pas assisté au discours, il a supposé à tort que l’écrivain avait une nouvelle fois dénigré son propre clan: «En voyant l’enthousiasme du public, Vreede conclut que le sauvage de Lebak avait à nouveau entaché la réputation des Pays-Bas et des Néerlandais à Java», a déclaré l’écrivain néerlandais Willem Frederik Hermans (1921-1995) dans De raadselachtige Multatuli (L’Énigmatique Multatuli, 1976).
Il va même plus loin: «Il se dirigea vers l’avant de la salle et proclama: “Je suis un Néerlandais honnête et je ne me tairai point; je veux défendre l’honneur de ma patrie”. Les Flamands ne comprirent rien à cet esclandre et s’apprêtèrent à le lyncher. S’ensuivit un énorme raffut, les femmes s’évanouirent.» Tout cela s’est produit, tandis que Le Lion flamand était chanté à tue-tête.
Ce fut le moment de gloire de Multatuli en Flandre. Mais ses attentes financières n’ont pas été comblées. Et même si les dirigeants de l’association Van Crombrugghe, qui avaient nommé Multatuli membre honoraire de celle-ci après son allocution à Gand, ont organisé une autre collecte de fonds pour lui plus tard (en 1870) lorsqu’il s’est à nouveau retrouvé en difficulté financière, dans son esprit il a dit adieu à la cause flamande par rapport à laquelle il soufflait le chaud et le froid: «Ce mouvement flamand! il est important, je vous le garantis. […] entre nous: l’État belge est condamné. Je ne considère pas la création de 1831 viable», a-t-il écrit dans une lettre adressée au critique littéraire Busken Huet.
Cependant, quelques semaines plus tard, il a confié à ce même Huet : «J’ai dit aux Flamands qu’ils ne recevraient aucune aide de la part des Pays-Bas. Il faut s’attendre à ce que toute cette histoire aboutisse à une catastrophe. […] Ils sont têtus, tenaces et croient pouvoir rallier les Néerlandais à… à quoi au juste? Naïfs, voilà ce que sont ces braves parias.» C’est de cela que nous devons nous contenter, nous autres Flamands: d’être de braves parias naïfs. Cette étiquette part d’une bonne intention, elle paraît également un brin compatissante. Mais parce que ces mots viennent de Multatuli, je les encaisse volontiers.