Pourquoi Renart et la Flandre sont inséparables
Aucun texte moyen néerlandais n’a revêtu, pour nombre de personnes, une importance comparable à celle de Van den vos Reynaerde – le Roman de Renart
flamand –, poème épique sur les rapports entre l’individu et la société, écrit par un certain Willem (Guillaume) dont on ne sait rien pour le reste. Pourquoi cette histoire est-elle aussi populaire depuis quelques siècles? Comment autant de chercheurs ont-ils pu consacrer autant de temps aux aventures de ce renard? C’est ce qu’explore l’historien de la littérature Frits van Oostrom dans De Reynaert. Leven met een meesterwerk (Le Renart. Vivre avec un chef-d’œuvre), livre dans lequel il relie par ailleurs l’œuvre à sa propre carrière de médiéviste. Nous publions ci-dessous la traduction d’un extrait de cet ouvrage dans une version retouchée. Van Oostrom y montre comment le renard le plus célèbre du monde s’est ancré en Flandre, comme nulle part ailleurs, dans la mémoire collective.
En Flandre, bien plus qu’aux Pays-Bas, les gens grandissent avec Reynaert. Pour beaucoup, il est un ami de la famille. Selon le charismatique prêtre, poète, enseignant et personnage public Anton van Wilderode (1918-1998), il fait même figure de «miroir de l’âme flamande»: l’épopée héroïque du petit peuple qui doit lutter contre l’élite et le pouvoir. À ce titre, les Flamands sont attachés à une scène où apparaît le hondekijn Cortoys (petit chien Courtois). La journée à la cour du roi Nobel (Noble) vient à peine de commencer qu’Isengrijn (Ysengrin) formule une première grande accusation contre Reynaert: ce dernier aurait pissé sur les enfants du loup et, pire encore, abusé de sa femme. Il s’agit d’une basse attaque d’un baron envers un autre baron, qui culmine dans un point d’orgue rhétorique: «Sire, Renart m’a fait tellement de mal –même si tous les draps qu’on tisse à Gand étaient du parchemin, cela ne suffirait pas pour tout consigner!»
Alors que cette accusation résonne encore, Cortoys estime qu’il lui faut mettre son grain de sel. Ce courtisan («courtois») s’adresse au roi en francsoys (français). Il affirme que Reynaert lui a, un jour, volé une saucisse. Après la plainte d’Isengrijn, cela donne l’impression qu’il accuse un tueur en série du vol d’un vélo. Or, on apprend que Courtois avait lui-même volé cette saucisse au chat Tybeert (Tibert). «Celui qui vole autrui ne doit pas pester lorsqu’on vient à le voler à son tour», déclare avec mordant le matou. Dans la suite du litige, la récrimination de Cortoys, formulée dans un français maniéré, ne jouera plus aucun rôle.
Il est rare qu’un second rôle –en l’occurrence le matou– fasse figure de héros national. Or, il se trouve qu’aux tables où les Flamands se réunissent, l’intervention de Cortoys suscite toujours rires et ricanements. Ceci même dans les milieux universitaires. En 1972, lors d’un congrès international consacré à The Animal Epic, un orateur flamand a déclaré que dans la «cadence trottinante» des vers de Willem consacrés au chien, on perçoit «la légèreté du français», et que la brève scène dans laquelle ce dernier apparaît se moque de «la francophilie insensée de certains individus. Courtois est le lèche-bottes par excellence». (Dans un de ses poèmes, Anton van Wilderode soupire: «À Bruxelles, Courtois a depuis longtemps gagné la partie»).
Le fort sentiment flamand en question existe depuis près de deux siècles; il ne montre aucun signe d’usure. Reynaert demeure indéfectiblement au pinacle –en compagnie de deux des grands noms des lettres du XXe siècle, Willem Elsschot et Louis Paul Boon– dès lors qu’on dresse le catalogue des grands noms de la littérature des Flandres. Dans un certain sens, il est même la cheville du trio.
Les écrits de Boon regorgent de références au poème épique. Aux yeux de cet auteur, l’animal est un anarchiste antimonarchiste en même temps qu’un modèle pour le Flamand besogneux «qui devient suffisamment rusé pour faire ses besoins sur tout ce qui incarne l’Ordre établi».
Quant à l’Anversois Elsschot –pseudonyme d’Alfons de Ridder–, il a choisi Willem comme prénom d’emprunt en hommage à l’auteur de l’épopée médiévale. «Les seuls livres que j’ai à la maison, ce sont la Bible et le Reynaert», aurait-il déclaré un jour, lui qui connaissait par cœur des passages entiers de cette dernière œuvre. À l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, son confrère néerlandais Martinus Nijhoff s’est adressé à lui en l’appelant Reinaard de Ridder (Renart le Chevalier) et Willem de Vos (Guillaume le Renard). Elsschot se montra très ému.
Reynaert demeure indéfectiblement au pinacle dès lors qu’on dresse le catalogue des grands noms de la littérature des Flandres
Il est presque impossible de mentionner un auteur flamand d’importance qui ne soit pas entré en contact avec Reynaert: Gerard Walschap, Richard Minne («Renart, c’est moi»), Felix Timmermans, Stijn Streuvels –lequel a publié une petite vingtaine d’éditions différentes des aventures du renard– ou encore le poète Guido Gezelle. Dans cette galerie, Hugo Claus, qui a pourtant longtemps vécu à Gand, ville de Reynaert, brille par son absence; l’animal lui paraissait-il comme allant trop de soi?
Il n’empêche, Reynaert est bien dans l’ADN des écrivains de ces contrées. Cela vaut entre autres pour des contemporains comme Stefan Hertmans et Tom Lanoye. En mai 1973, celui-ci, encore adolescent, a joué un petit rôle dans l’imposant son et lumière Reynaert monté sur la Grand-Place de sa ville, Saint-Nicolas en Flandre-Orientale. Parmi les centaines de figurants –600 sur scène sur 800 bénévoles!–, Tom Lanoye –le patronyme Lannoy figure sur le programme– âgé de quatorze ans et vêtu d’un collant noir, jouait le rôle d’un renardeau. (Le principal texte qu’il avait à déclamer: «Merci pour la poule, ô Seigneur!»). Ayant eu au cours de sa scolarité Anton van Wilderode comme professeur, il avait appris à aimer le long poème médiéval: «Des années inoubliables, un solide enseignement ; pour rien au monde, je n’aurais voulu les manquer.» (Tom Lanoye en 2020)
Le Mouvement flamand
L’inébranlable fidélité flamande au Reynaert trouve son origine chez Jan Frans Willems (1793-1846), père du Mouvement flamand, le seul courant révolutionnaire non violent dans l’Europe du XIXe siècle. «Ma patrie n’est pas trop petite pour moi», telle était sa devise, en même temps que: «La langue est tout le peuple». Tant que ce combat se déroulait à l’unisson avec les Pays-Bas septentrionaux, ses convictions avaient du poids, mais après la sécession de 1830 –fort déplorée justement par Jan Frans–, la langue néerlandaise s’est trouvée affaiblie, en Belgique, face au français. Le fonctionnaire Willems qui occupait un poste important à Anvers s’est bientôt vu relégué à Eeklo, alors un village. Là, faisant de nécessité vertu, il a consacré son quotidien pour ainsi dire oisif à l’étude de l’Histoire et de la littérature flamande du passé. La philologie allait lui offrir une suave revanche.
En 1833, depuis son exil –car c’est ainsi qu’il vivait les choses–, Willems écrivit quelques articles au sujet de la documentation disponible sur le Reynaert, dont il avait pris connaissance par l’intermédiaire de correspondants en Allemagne (Grimm) et aux Pays-Bas (le poète Bilderdijk). Il était convaincu que ces écrits avaient leur origine dans les Flandres du XIIe siècle et qu’ils s’étaient ensuite répandus en Europe, la version flamande Van den vos Reynaerde en étant le sommet. Il plaçait d’ailleurs cette œuvre au rang des meilleurs poèmes du Moyen Âge européen, en deuxième position juste derrière la Divina commedia de Dante. «Or, ce poème est un poème belge! Et dire que les Belges ne le connaissent pas!»
En 1836, Jan Frans Willems donne la première édition savante du Reynaert médiéval dans l’aire néerlandophone. Non sans avoir, quelques années plus tôt, mis en rimes dans la langue de son époque l’intégralité du texte afin de le diffuser largement auprès du peuple. Cet enchaînement apparemment illogique entre édition d’une adaptation puis édition de l’original était-il un choix délibéré: toucher d’abord les sentiments, satisfaire ensuite l’intellect?
Refondue dans la langue du XIXe siècle, l’épopée parlait plus directement au cœur des gens
En tout cas, pour la cause du Mouvement flamand, cela se révéla un coup de maître. En lançant en premier lieu une édition philologique de l’œuvre moyen néerlandaise, Willems aurait sans conteste recueilli des témoignages d’estime, mais on peut supposer que le volume aurait fini enterré dans quelques bibliothèques patrimoniales. Refondue dans la langue du XIXe siècle, l’épopée parlait plus directement au cœur des gens. Le succès fut favorisé par la savoureuse réécriture qui, ainsi qu’il ressort des manuscrits conservés, a fait suer sang et eau au fonctionnaire d’Eeklo. Le résultat restitue les anciens vers du Reynaert
dans une métrique souple, avec, çà et là, un rien de moyen néerlandais:
’t Was omtrent de Sinxendagen.
Over bossen, over hagen
hing het groene lenteloof.
Koning Nobel riep ten hoov’
al wie hij, om hof te houden,
roepen kon uit veld en wouden.
Vele dieren kwamen daar,
groot en klein, een bonte schaar.
Reinaert vos, vol slimme treken,
bleef alleen het hof ontweken;
want hij had te veel misdaan
om er heen te durven gaan.
(C’était à l’époque de la Pentecôte./ Sur les bois, sur les haies,/ s’étendait le vert du printemps./ Le roi Noble convoqua à la cour/ tous ceux des champs et des forêts/ qu’il était à même d’appeler./ Beaucoup d’animaux vinrent,/ grands et petits, une multitude hétéroclite./ Renart, plein de tours dans son sac,/ resta seul à l’écart:/ il s’était trop mal comporté/ pour oser se montrer à la cour.)
Dès 1834 –année où sa femme et lui perdent deux enfants–, Jan Frans Willems publie donc son adaptation Reinaert de Vos naer de oudste beryming (Renart d’après la plus ancienne version rimée). Le liminaire de cette édition se lit comme un manifeste des flamingants, visant à libérer la langue flamande de ses entraves. Le livre s’accompagnait du vœu de « contribuer à la renaissance d’une langue qui nous est si chère, à une époque où notre pays est submergé par tant de rebuts français ».
Le liminaire de l’adaptation de Jan Frans Willems se lit comme un manifeste des flamingants, visant à libérer la langue flamande de ses entraves
Ainsi, avec Reynaert, la grande cause du Mouvement flamand adjoignait une icône à son idéal. Ceci se passait quatre ans avant la parution de De leeuw van Vlaanderen (Le Lion de Flandre) de Henri Conscience, roman historique qui devait fortement contribuer à redorer le blason des lettres et de la langue flamandes. Grâce à Reynaert, cet idiome put d’ailleurs recueillir la sympathie de Léopold Ier. Une lettre du secrétaire du roi nous apprend en effet que ce dernier a lu l’épopée d’un trait «avec un plaisir dont il ne s’était pas fait d’idée jusqu’alors». Après cette lecture, Sa Majesté a promis d’encourager dorénavant le néerlandais. Cette attention accrue et l’insistance de Willems ont conduit le gouvernement belge à débloquer, début 1836, un budget – important pour l’époque – afin d’acquérir un manuscrit du Reynaert
mis aux enchères à Londres. Depuis lors, ce document est conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Son « habitat naturel » nous semble-t-il aujourd’hui, mais dans la première moitié du XIXe siècle, son achat représentait un acte politico-culturel de premier ordre, de la part d’un pouvoir jusqu’alors exclusivement tourné vers la langue française.
Après sa lecture de Reynaert, le roi Léopold Ier a promis d’encourager dorénavant le néerlandais
Jan Frans Willems a été véritablement récompensé à la mesure de son travail. On peut comprendre que, pour les bonnes causes de la patrie et de la langue maternelle, il ait poussé un peu trop loin les racines flamandes du matériau qu’il étudiait. Il a en particulier sous-estimé –en rien un hasard–, ce que Van den vos Reynaerde doit à la langue rivale, la source principale de l’œuvre de Willem étant bien le Roman de Renart écrit en ancien français, vingt-sept courts récits sur cet animal et sa façon de châtier les autres ou de prendre le dessus sur tout le monde. Malgré tout, les intonations romantiques et nationales de triomphe n’étaient pas complètement déplacées. En effet, depuis plusieurs siècles, la Flandre est la terre de Reynaert par excellence. Ou, pour reprendre une formule de l’un des ouvrages de référence sur le sujet: «Renart semble toucher une corde plus sensible dans cette contrée que partout ailleurs en Europe.»
«En un flamand intelligible»
Dans le texte moyen néerlandais conservé, on perçoit sans conteste les origines du Reynaert. Langue et tonalité sont indubitablement flamandes. Les dialectologues relèvent des formes typiques de cet idiome –et non du brabançon ou du limbourgeois–, par exemple dans les très fréquents ic bem au lieu de ic ben (je suis), soe au lieu de si (ils/elles) et le fameux et traître h
pour les non-Flamands : hu au lieu de u (vous), hout au lieu de out (vieux), ooch au lieu de ooc (aussi). Le linguiste Maurits Gysseling est même allé jusqu’à relever des orthographes spécifiquement gantoises dans des h en lieu et place du ch: nohtan
au lieu de nochtan (toutefois), met rehte au lieu de met rechte (à bon droit)… Si de tels constats sont bien entendus réservés aux connaisseurs, il n’empêche que nombre de Flamands éprouvent un sentiment de parenté linguistique avec le Reynaert.
Cela vaut sans conteste pour le prosateur Stijn Streuvels (1871-1969), au point que ça en était même à ses yeux, pour ainsi dire, une question morale. Né à Heule, tout près de Courtrai, en Flandre-Occidentale, d’une mère brugeoise (sœur du grand poète Guido Gezelle) et d’un père de Flandre-Orientale, il se reconnaissait, au-delà des siècles, dans la langue médiévale de Willem. Lui qui avait quitté l’école sans diplôme a célébré ces affinités dans son adaptation de l’épopée, une réécriture «du moyen néerlandais en un flamand intelligible».
Langue et tonalité de Reynaert sont indubitablement flamandes
En réalité, Streuvels en a publié trois versions différentes, ceci au fil de nombreuses éditions qui se sont espacées sur une période de plus d’un demi-siècle. À chaque fois, le célèbre écrivain épiçait son texte de nouveaux ingrédients empruntés au moyen néerlandais, dans un flamand d’une saveur très personnelle. Ce mélange d’idiome médiéval et d’idiome moderne s’est révélé opérant, y compris pour l’oreille très fine d’un Albert Verwey, chef de file des Tachtigers –les poètes du mouvement novateur apparu dans les années 1880 aux Pays-Bas. Après avoir pris connaissance de la première version de Stijn Streuvels, il a écrit à ce dernier depuis sa villa de Noordwijk, localité du littoral pas très éloignée de Leyde: «Notre néerlandais reste beaucoup plus proche de l’original que le nôtre.»
On ne peut le contester. Des mots comme penne (plutôt que pen, plume) et stemme (plutôt que stem, voix) auxquels Streuvels recourt souvent alors qu’ils ne figurent pas dans le Reynaert, appartiennent bien au moyen néerlandais. D’autres termes, il les emprunte directement à l’original: zonne (plutôt que zon, soleil) noene (plutôt que noen, midi), menigerhande (de toutes sortes), geerne
(plutôt que gaarne, volontiers), bake (plutôt que baak, lard ou viande de cochon), wisse (plutôt que wis ou gewis, rameau ou assurément)… D’autres, il les refaçonne à la sauce moyen néerlandaise: ’t wonderde hem (plutôt que: het verwonderde hem); met mij getienen (plutôt que: met ons elven); zoo luide dat er nooit beest in zijn woede zulken schreeuw gesmeten heeft (plutôt que: zo luid dat er nooit een beest in zijn woede zo’n schreeuw geslaakt heeft)…
Certes, certaines solutions paraissent un peu artificielles et le jeu de Streuvels débouche sur du moyen néerlandais macaronique: te passe zijn (plutôt que: passen); het eekhoorn (plutôt que: de eekhoorn); een luttel tijts (plutôt que: een weinig tijds) ou encore rutselen (plutôt que: roetsjen). Mais à part des fioritures occasionnelles, la parenté entre la langue vernaculaire littéraire de Streuvels et celle du Reynaert médiéval n’est en aucun cas trompeuse.
Les origines de l’épopée retentissent aussi à travers les toponymes qui foisonnent dans le texte ancien, trahissant une familiarité intime avec la géographie flamande. Cela ne se limite pas à des noms répandus comme Ardennen (Ardennes), Gent (Gand) et Leie (Lys). Van den vos Reynaerde mentionne également des lieux peu connus comme Hyfte, Hulsterloo, Elmare, Belsele et Absdale.
Il ne fait aucun doute que c’est en Flandre que l’histoire se déroule. De nombreux toponymes appartiennent en particulier au Waasland ou pays de Waes («dans Waes, ce doux pays», nous dit Reynaert en personne). Une dénomination dont l’étymologie remonte probablement au moyen néerlandais wase (boue), racine appropriée pour un habitat conquis au cours du Moyen Âge sur une terre inculte, des forêts primaires, l’eau et le sable. Bien des passages de l’œuvre témoignent d’une connaissance approfondie du pays de Waes et de la limitrophe Flandre zélandaise orientale.
La bière Reynaert
On ne peut envisager Reynaert sans la Flandre pas plus que la Flandre sans Reynaert. Il n’est pas question de faire de l’épopée un conflit frontalier, mais s’il faut se positionner d’un côté ou de l’autre du «précipice qui sépare la flamande Essen de la néerlandaise Roosendaal» (selon la formule de l’érudit Ludo Simons), on ne peut nier que les Pays-Bas ont joué un rôle important dans l’étude du Reynaert. Cependant, c’est bien en Flandre que l’on trouve un véritable amour pour l’animal. C’est là où il est le plus fortement ancré dans la mémoire collective, ainsi que dans toutes sortes de produits et d’objets.
Ainsi d’une magnifique cuillère Reynaert émaillée, confectionnée dans un atelier flamand en 1430 et conservée aujourd’hui à Boston. Ou encore d’un luxueux meuble (écritoire) en palissandre datant d’environ 1700, fabriqué à Anvers et incrusté de scènes empruntées au Reynaert. Vendu aux enchères à Vienne en 1913, on ne sait où il est passé. Viennent compenser cela six impressionnantes peintures murales, découvertes il y a une dizaine d’années à peine dans une demeure patricienne anversoise bâtie à la fin du XIXe siècle, alors propriété de l’historien d’art flamingant Max Rooses. Leur commanditaire les a conçues en partie comme un hommage à Jan Frans Willems. Les bourses moins bien fournies peuvent bien sûr se rabattre sur la bière Reynaert et même sur une rose Reynaert (Rosa Reynaerdiana Wasiana, rouge pâle et douce comme du velours).
En outre, dans les contrées flamandes, Reynaert a donné son nom à une multitude de choses: une revue satirique des années 1860-1868 portant le sous-titre Een zondagsblad voor verstandige lieden (Un journal du dimanche pour gens sensés); un journal radical Reinaert de Vos. Afbraak der kasteelen! (Renart. Démolition des châteaux!); une station de radio rebelle; une maison d’édition; une compagnie théâtrale royale…
Le renard est très présent dans les espaces publics: de toutes sortes de sculptures dans les parcs au complexe aquatique Reynaertland à Hulst (Flandre zélandaise) –financé en partie par l’Union européenne–, en passant par des panneaux. Ainsi, quand on emprunte l’autoroute E34, on peut en voir un sur lequel figure la mention Land van Waas, accompagnée de la silhouette du renard le plus célèbre du monde.
Tous les usagers de la route, tous les nageurs du dimanche, tous les buveurs de bière et tous les horticulteurs n’ont certes pas lu Reynaert, et bien peu assurément en moyen néerlandais. Ils ne portent pas moins ce texte en eux. Cela leur donne le sentiment, ainsi que le dit si bien Chris de Stoop dans Ceci est ma ferme (ouvrage de 2015 qui regorge lui aussi de références à l’épopée médiévale), «de faire partie d’une histoire plus grande que nous». À juste titre puisque Jan Frans Willems a obtenu gain de cause. Il ne fait aucun doute que Van den vos Reynaerde est un héritage flamand à part entière et que, sans la Flandre, il n’y aurait pas eu de Reynaert. Du moins pas celui que l’on connaît.