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littérature

«Proust et la jambe de mon frère»: une nouvelle d’Abdelkader Benali

Par Abdelkader Benali, Daniel Cunin, traduit par Daniel Cunin
14 novembre 2020 7 min. temps de lecture Trésors cachés

Né en 1975, Abdelkader Benali s’est affirmé depuis une vingtaine d’années comme l’un des principaux conteurs d’expression néerlandaise. Nombre de ses romans et nouvelles brodent à la fois sur les origines marocaines d’un ou plusieurs protagonistes en même temps que sur le monde occidental dans lequel ils évoluent le plus souvent. C’est par exemple le cas dans Le Tant attendu, paru en traduction française chez Actes Sud en 2011.

Par ailleurs, Benali écrit régulièrement sur des sujets politiques et de société dans la presse et anime à l’occasion des programmes télévisés consacrés à la culture. Plusieurs de ses ouvrages traitent sur le mode documentaire ou romanesque de l’une de ses grandes passions : le marathon. L’écrivain vit entre Amsterdam et Tanger.

«Proust et la jambe de mon frère»

Si mon frère cadet ne s’était pas cassé la jambe un jour de l’été 1999, jamais je n’aurais lu la moindre ligne de Proust. C’est qu’il passait et passe toujours pour l’un des écrivains les plus illisibles du XXe siècle. Aucun siècle n’en a d’ailleurs produit autant. De ce point de vue, le XIXe aura été un siècle rêvé pour le lecteur. Les romans de l’époque lui convenaient, ils étaient intelligibles. Aucun protagoniste ne se cassait la jambe, et si malgré tout cela survenait, on savait de laquelle il s’agissait et on n’ignorait rien de la gravité de la fracture. Au XXe siècle, grand chamboulement. On recense bien plus de jambes cassées, mais elles correspondent à des types de fractures tout à fait imprévisibles

Histoire de passer le temps avec mon frère, je me suis mis à la recherche d’un écrivain illisible. C’est tombé sur Marcel Proust.

Marcel Proust était un homme mystérieux. Son œuvre n’a jamais paru sous forme de feuilletons. Il ne tenait aucune chronique dans la presse. Il n’est jamais passé à la télé. Ses longues phrases n’avaient pas de lectorat. Il a écrit sur des gens dont on n’aurait jamais pu imaginer qu’ils pussent exister. Narcissique et minaudier comme personne, il ne s’est pas moins, de son propre chef, gommé de la vie. Impossible ou presque de trouver auteur plus illisible. Si ce n’est James Joyce, mais lui, je l’avais déjà lu. Proust est devenu mon sauveur.

Sans style, je me sentais glisser peu à peu dans un abîme, abîme du fond duquel tout deviendrait possible

J’étais, à l’époque, dépourvu de style. Chaque jour, j’en cherchais un. Sans style, j’avais le sentiment de me congeler progressivement. De ne pas avoir de visage. Cette carence faisait de moi un homme sans qualités. Tel un caméléon, je me jetais sur une branche littéraire et adoptait la couleur de son feuillage. Proust est devenu ma branche. Perché sur elle, j’ai contemplé mon destin. Je menais alors la vie d’un gars qui, sur le point de commettre un assassinat, n’a pas encore trouvé de victime. Sans style, je me sentais glisser peu à peu dans un abîme, abîme du fond duquel tout deviendrait possible. L’idée de tuer mon frère m’a traversé l’esprit, mais sa jambe cassée était déjà en soi une punition suffisante.

Pour tuer le temps à son chevet, j’ai entrepris de commencer À la recherche du temps perdu. Plus rien ne nous importunait plus alors, si ce n’est l’opiniâtre impression d’avoir été tous deux abandonnés par notre famille. J’espérais qu’il ne s’agissait que d’un malentendu, ainsi qu’on l’espère souvent quand il s’agit de proches et que quelques belles paroles suffisent en principe à tout aplanir. Nous nous apprêtions tous à partir en vacances quand mon frère s’est cassé la jambe.

J’eus le sentiment que mes journées sans style tiraient à leur fin ; me restait à ranger l’arme du crime. Car ça, c’était du style : une jambe cassée, une famille qui vous quitte, Proust sur la table de nuit. Un but me tendait les bras, je l’ai serré avec passion dans les miens.

En compagnie de mon frère, de sa jambe cassée qui se solidifiait tout doucement sous le plâtre, et de Proust, je me suis enfermé chez nous. Avec la ferme résolution de m’occuper au mieux de mon frère. Pour rigoler, j’ai trempé une madeleine dans mon café, l’ai tenue sous ses yeux et lui ai dit avant de la lui donner :

– Tiens, une madeleine, tout ça en l’honneur de Proust.

Il a mordu dedans, l’a mâchonnée sans faire le moindre commentaire. Nous étions abandonnés à notre sort. J’avais lu quelque part que Proust avait passé une grande partie de sa vie confiné chez lui. L’asthme le clouant au lit. C’est aussi sous ce jour que je voyais mon cadet : allongé toute la journée sur le canapé, la jambe empaquetée dans le plâtre, mâchonnant la madeleine ramollie. Abhorrant son prochain. Quand quelque chose venait me troubler les idées, je croyais qu’il cherchait à me clouer à lui. Je le soupçonnais de dissimuler un message dans son mutisme de convalescent.

On écrit pour éviter que se produisent des choses plus terribles encore que celles que l’on vit

Peu à peu, je me suis mis à imaginer que notre famille ne rentrerait jamais de vacances. Le malentendu allait s’éterniser. Moi et mon frère resterions livrés à l’isolement. Un isolement dans lequel nous allions à la longue nous envaser, qui allait nous couper du monde jusqu’à ce qu’il n’y eût plus aucune madeleine, jusqu’à ce que la solitude nous eût engloutis. Bientôt impatient de vivre ce moment prodigieux, j’incitai le temps à accomplir au plus vite, en solitaire, son œuvre vorace, et écrivis sur le plâtre de mon frère : Proust is here.

– Qui c’est, Proust? me demanda mon cadet après avoir lu ces trois mots.

Il mâchonnait la madeleine en ignorant qui était Proust.

– Un écrivain français qui n’est jamais sorti de chez lui, ai-je résumé. L’écriture le tenait enchaîné à son lit de la même façon qu’une jambe cassée tient un convalescent enchaîné à son canapé.

Le nom ne lui disait rien.

– Pourquoi as-tu noté ce nom-là?

– Pour éviter que tu ne te fractures l’autre jambe, lui expliquai-je.

Ce qu’il a cru sur-le-champ, à juste titre d’ailleurs. On écrit pour éviter que se produisent des choses plus terribles encore que celles que l’on vit. L’écriture nous permet de débrancher le temps. On restitue celui dont on dispose, en échange de quoi on obtient une jambe cassée, un canapé et un style.

– Je peux avoir une autre madeleine, me demanda mon frère. Bien trempée dans le café.

Mon frère était allongé sur le canapé ; moi, dans le silence d’une pièce attenante, je lisais les longues phrases de Proust. De temps à autre, je l’entendais toussoter, allumer une cigarette ou dire : «Proust is here.» Au début de La Recherche, le narrateur attend dans son lit que sa maman vienne l’embrasser et lui souhaiter une bonne nuit. J’ignorais si mon frère attendait que je vienne l’embrasser ; ce que je savais, c’est qu’il s’endormait tard. Proust évoque ce que recèle ce baiser vespéral, les maux et les univers qu’il suggère. De la sorte, il débranche la vie pour y substituer un univers qui confère une beauté accablante à l’éphémère. Dans ma tête, il me semblait que Proust souffrait de plusieurs fractures de la jambe, fractures qu’il s’était volontairement infligées de manière à obtenir plusieurs baisers maternels. Du moins plusieurs désirs de baisers. Afin de couper court à tout malentendu, j’ai rejoint mon frère qui dormait, ai placé son plâtre parallèlement à son autre jambe, puis l’ai laissé non sans l’avoir embrassé.

Dans un ultime acte de désespoir, il s’était cassé la jambe pour éviter pire

Un jour, mon frère m’avoua que sa fracture de la jambe avait été un don du ciel. Il avait en effet redouté ce que les vacances en famille lui réservaient. Dans un ultime acte de désespoir, il s’était cassé la jambe pour éviter pire. Bien entendu, la question est de savoir comment on se casse la jambe. Le gamin tellement choyé de la première partie du roman s’y prend d’une façon pour le moins singulière.

Peut-être Proust était-il un homme jaloux… Peut-être devenais-je moi-même jaloux de la jambe de mon frère… J’en voulais une. Une jambe cassée en beauté à deux endroits. Peu importe si les autres sont plus riches, plus intelligents, plus dans le vent ; Proust était un écrivain, un homme qui s’est, en beauté, cassé la jambe à différents endroits. Peut-être a-t-il écrit son livre pour éviter de se casser la deuxième. Sur chacun des volumes terminés, j’ai écrit : Proust is here. Au nom de toutes les jambes non cassées !

J’ai poursuivi ma lecture de La Recherche, relevant toujours plus de similitudes entre la jambe cassée en beauté de mon frère et le temps perdu en beauté de Proust. Un matin, au réveil, je n’ai pas trouvé mon frère sur le canapé. Uniquement la jambe en plâtre. Sur laquelle le nom Proust était barré.

traduit du néerlandais par Daniel Cunin

Abdelkader benali Bob Bronshoff

Abdelkader Benali

écrivain

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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