Quand le tsar voyageait en barge sur le canal Gand-Bruges
Pendant plus de trois cents ans, des barges ou coches d’eau (trekschuit en néerlandais)
ont relié les villes de Bruges et de Gand. Durant cette longue période, ce moyen de transport ne fut pas seulement prisé par le commun des mortels, mais aussi par des têtes couronnées, qui le préféraient à la voiture hippomobile. Toutefois, la popularité de ces bateaux à fond plat halés par des chevaux connaîtra une brusque fin au XIXe siècle.
«Ce qu’on m’avait raconté au sujet du voyage de Gand à Bruges ne dépassait en rien la vérité», écrit un marchand néerlandais dans son journal en 1816. «La barge est un charmant navire, plus large et plus long que les barques ordinaires (…) La barge est tirée par quatre chevaux (…) On rencontre sur le navire un patron (celui-ci ne fait rien), un conducteur à qui l’on paie, un batelier en second qui a près de lui une sonnette permettant d’appeler un domestique, un cuisinier, deux aides et un garçon de table qui parle néerlandais, français, anglais et flamand.» Le marchand voyage en barge pendant l’âge d’or de ce moyen de transport. Deux ans plus tard, un Anglais décrira la même expérience à sa femme en des termes lyriques : «Les gondoles de Venise ne sont rien en comparaison (…) Vous naviguerez sur un canal superbe (…) vous jouirez des points de vue les plus pittoresques!» Pourtant, pendant longtemps, rien ne laissa présager que des barges relieraient un jour les deux villes.
Faisons un bond de deux siècles en arrière. Au début du XVIIe siècle, il n’existait pas encore de canal entre Bruges et Gand. On ne peut en imputer la faute aux Brugeois, car ceux-ci avaient, dès le XIVe siècle, conçu le projet de creuser une voie d’eau qui relierait les deux cités. Mais c’était sans compter avec l’opposition des Gantois, qui craignaient que la nouvelle liaison ne soit également utilisée à des fins de navigation commerciale. Auquel cas Bruges aurait fait une concurrence directe à Gand pour le commerce des céréales avec le nord de la France. Dès lors, les Gantois empêchèrent à plusieurs reprises les Brugeois d’entamer les travaux de creusage, n’hésitant pas à employer la force. Bruges, qui pâtissait de plus en plus de l’ensablement du Zwin, dut se contenter d’un barrage près d’Aalter.
Au début du XVIIe siècle, Gand abandonne son attitude obstinée à la suite de diverses évolutions engendrées par la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648). Le sort des deux villes est scellé en 1604 lorsque L’Écluse, Ysendyck et Sas-de-Gand tombent aux mains des Pays-Bas septentrionaux. Tant Bruges que Gand se voient privées de leur accès à la mer, et les canaux Verse Vaart (Bruges-L’Écluse) et Sassevaart (Gand-Escaut occidental) perdent une grande partie de leur importance. La réalisation d’un canal entre Bruges et Gand devient alors une nécessité.
En 1613, les archiducs Albert et Isabelle des Pays-Bas méridionaux délivrent une patente aux États de Flandre pour la réalisation du canal de jonction entre Bruges et Gand. Les archiducs souhaitent tirer profit des infrastructures portuaires pour redonner leur lustre d’antan aux deux villes et à leurs environs. L’utilisation des canaux déjà existants doit permettre tant à Gand qu’à Bruges d’accéder à la mer du Nord via Ostende. Le nouveau canal n’aura pas seulement une fonction économique importante, mais formera en outre une sorte de ligne de défense liquide. Pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans, les gueux hollandais s’aventurent en effet de plus en plus au sud, opposant une résistance farouche au gouvernement du roi d’Espagne, dont la sphère d’influence inclut les Pays-Bas méridionaux.
Les États de Flandre n’entament les travaux qu’en 1618. Le projet prendra finalement cinq ans, car le creusement de certains tronçons du Zuidleiekanaal
(autre nom du canal Gand-Bruges) nécessite l’arrachage de nombreux arbres. Après l’achèvement et l’inauguration du canal, les États de Flandre mettent très vite en place deux services de coches d’eau reliant quotidiennement Bruges et Gand. Les barges «Leeuw» (Lion) et «Dolfijn» (Dauphin) doivent combler le déficit financier des états, qui ont investi des sommes considérables dans le canal de jonction.
© musée Groeninge, Bruges
Très peu de temps après l’inauguration du nouveau canal, la barge accueille des hôtes de marque. Les archiducs Albert et Isabelle sont en effet parmi les premiers à emprunter le bateau pour inspecter le nouveau canal de jonction, en compagnie des bourgmestres des deux villes. Plus tard, plusieurs tsars, souverains et autres Européens illustres préféreront le coche d’eau à la voiture hippomobile. Il faut dire que le voyage en barge est plus rapide. Chaque jour, au moins une barge quitte le Minnewater de Bruges pour aborder huit heures plus tard à la Coupure de Gand et vice versa. Au XVIIIe
siècle, l’embarcadère de Bruges est déplacé vers l’un des quais proches de la Katelijnepoort (porte Sainte-Catherine), comme le rappelle le nom de rue Bargeweg. À Gand, où le bras de la Lys se jette dans la Coupure, on trouve encore le Bargiekaai, l’ancien lieu de départ et d’arrivée des coches d’eau.
La vogue des coches d’eau
Avec la création des beurtveren (services réguliers de batellerie) et des marktschepen (bateaux servant au transport des marchandises) au XVe siècle, les gens commencèrent à se déplacer de plus en plus par voie d’eau. Des bateaux fluviaux furent spécialement mis en service pour permettre aux paysans, commerçants, artisans et clients de se rendre à un prix raisonnable aux endroits où se tenait un marché. Par conséquent, lorsque les barges ou coches d’eau font leur apparition au XVIIe
siècle, on ne les considère pas comme un moyen de transport nouveau.
Tout comme les beurtveren, les barges sont tirées par des chevaux avançant sur les chemins de halage sinueux le long du canal, sous la conduite d’un jager (haleur) qui veille à maintenir une vitesse constante. Il doit également utiliser les rolpalen (poteaux de guidage) dans les boucles afin d’éviter que la barge s’approche trop de la rive. Pour passer sous les ponts sans interrompre le halage, une structure praticable a été aménagée sur la face intérieure de la culée (la partie du pont située sur la rive) et des garde-corps spéciaux laissent glisser sans difficulté le câble de halage reliant le cheval à la barge. Après la mise à l’eau des premières barges, la voiture hippomobile voit sa popularité décroître.
L’essor des coches d’eau est étroitement lié à l’urbanisation croissante et, partant, à la nécessité de parcourir de plus grandes distances. L’état lamentable des anciennes voies romaines et des chemins de terre incite de plus en plus de voyageurs à emprunter la barge pour éviter les quaede gaten (les méchants nids-de-poule). De plus, on se rend compte que voyager par eau est plus confortable que par terre. Le risque de se faire attaquer par des bandits de grand chemin ou d’autres racailles est beaucoup plus réduit, même s’il n’est pas tout à fait exclu. Ainsi, au XVIIe
siècle, les deux barges naviguant entre Gand et Bruges furent victimes d’une vaste opération de pillage et des soldats français prirent des voyageurs en otage. À hauteur d’Aalter, les rapines concernaient surtout les tissus, l’argent et les tonneaux de bière.
L’urbanisation croissante entraîne un énorme engouement pour les coches d’eau, qui atteint son apogée dès le XVIIe siècle. Pendant cette période, les municipalités des Provinces-Unies organisent pas moins de 232 lignes de barges reliant les villes et villages. Dans certaines régions du nord de la France et du nord de l’Italie, le coche d’eau devient également un moyen de transport très prisé.
Les coches d’eau étaient équipés d’une salle à manger avec cuisine, d’un buffet, de sanitaires et même d’une glacière servant aussi de cave à bière
Mais la barge qui relie Bruges à Gand est, de loin, celle que mentionnent le plus souvent les carnets de voyage. En 1842, on peut lire le témoignage suivant dans la Gentse Gazet : «À Vienne, à Rome, à Paris, à Londres, partout on m’avait dit : Si vous allez jamais en Flandre voyez la ville de Gand et rendez-vous à Bruges ; mais n’y allez ni en poste, ni en diligence, ni avec vos chevaux, prenez la barque.»
La renommée toute particulière de ces barges s’explique par leur plus grand confort et par leur offre étendue de restauration. Un voyageur décrit le menu à cinq plats servi à bord : «Nous avons d’abord eu droit à de délicieuses entrées (hareng, salade et soupe), suivies d’un excellent plat de résistance à la viande de veau. Des fruits (abricots, prunes et poires), du fromage et quelques autres desserts sont venus compléter le festin. Quels mets, quels vins exquis!»
Qui plus est, les barges flamandes surpassaient tant en longueur qu’en nombre de passagers les coches d’eau des Pays-Bas septentrionaux. Les barges néerlandaises pouvaient accueillir une vingtaine de passagers, tandis que la ligne de barge entre Bruges et Gand pouvait en transporter plus de soixante. Il y avait trois classes de voyageurs et les passagers de première classe pouvaient s’installer dans le «rouf», un espace séparé où brûlait un feu de cheminée en hiver. En outre, les coches d’eau étaient équipés d’une salle à manger avec cuisine, d’un buffet, de sanitaires et même d’une glacière servant aussi de cave à bière.
Entre 1678 et 1782, quelque 50 000 passagers effectuent chaque année le trajet par barge entre Bruges et Gand. Durant cette période, de nombreux hôtes de marque montent à bord. Les hauts dignitaires espagnols suivent l’exemple des archiducs. Plus tard, la barge accueille le tsar de Russie Pierre le Grand (1717), le roi de France Louis XV (1745) et l’empereur autrichien Joseph II (1781). Au XIXe siècle, la barge continue à séduire les têtes couronnées. En 1810, elle reçoit la visite de l’impératrice française Marie-Louise, épouse de Napoléon. En 1834, le roi des Belges Léopold Ier et sa seconde femme Louise d’Orléans font le trajet en barge.
Les classes inférieures pouvaient également se permettre d’emprunter la barge. Le tarif minimal était de douze stuyvers, ce qui correspondait à l’époque à un salaire journalier moyen. Le poète Gysbert Tysens (1693-1732) composa même des vers sur le voyage en barge: «Qui pourra jamais apprécier l’invention de la barge à sa juste valeur? On y voyage comme si l’on était chez soi : ni secousses ni tumulte ne viennent vous perturber. Que ce soit de jour ou de nuit, on dort paisiblement jusqu’à sa destination.»
Pour pouvoir maintenir une vitesse de cinq kilomètres à l’heure, on faisait reposer les chevaux toutes les quatre heures environ. S’ils étaient éreintés, d’autres prenaient généralement le relais. Dans le cas de la luxueuse barge reliant Bruges à Gand, cette escale se trouvait à Aalter. Divers voyageurs donnèrent une description des auberges Drie Posthoorns et Sint-Huybrecht dans leurs journaux. Cette dernière servait de poste de relais pour les chevaux.
© Archief Aalter
Au début, cette escale entraînait des retards. De plus, les heures de départ et d’arrivée étaient parfois reportées parce que les bargelossers devaient encore charger et décharger les bagages, le courrier et les colis. Cette situation amena les États de Flandre à infliger des sanctions de plus en plus sévères en cas de manque de ponctualité. Par demi-heure de retard, le batelier devait payer une amende et était congédié au bout de plusieurs avertissements.
L’essor du chemin de fer
Au XVIIIe siècle, la barge doit faire face à la concurrence croissante des diligences. Ces voitures plus légères offrent un meilleur confort grâce à leur suspension, qui leur permet de mieux absorber les chocs sur les chemins de terre, nombreux dans les Plats Pays. Grâce à l’amélioration des routes, à la réduction de la durée des trajets et à l’organisation plus efficace des services réguliers, le voyage en voiture hippomobile connaît un regain de popularité.
Au début du XIXe siècle, l’essor du chemin de fer et des bateaux à vapeur entraîne le déclin rapide des services de coches d’eau. Néanmoins, les exploitants des barges tentent encore de se distinguer du rail. À partir de 1826, ils mettent en place une barge de nuit équipée d’une machine à vapeur, où les passagers peuvent louer une cabine avec lit. Ce coche d’eau part tous les deux jours ouvrables de Gand à dix heures du soir pour arriver à Bruges le lendemain à cinq heures du matin. Les autres jours de semaine, elle effectue le trajet inverse en suivant le même horaire.
Peu avant sa disparition, le coche d’eau fait son entrée dans la culture populaire grâce à Henri Pardoen, le dernier exploitant d’un service de nuit. Son fils Jantje, surnommé het vintje van de Veste (le petit gars des remparts), fut l’un des derniers témoins des barges. Depuis le grenier du bargebouw tenu par son père, il observe par la fenêtre les appareillages à la Katelijnepoort. Les services de jour et de nuit de la barge ont continué à exister respectivement jusqu’en 1836 et 1909. Au terme d’une vente publique, les bateaux ont fini leur carrière sous forme de bois à brûler. Le buste de Jantje, exposé aujourd’hui au musée du Folklore à Bruges, rappelle la glorieuse histoire du transport de passagers par voie d’eau pendant trois siècles.
Néanmoins, la barge connaît une sorte de résurrection au XXIe siècle. En 1998 débute un projet de construction de la réplique exacte d’une barge du XVIIe siècle, sous l’impulsion de l’artiste gantois Walter De Buck et du capitaine André De Wilde. Officiellement inaugurée en 2003, la barge est depuis lors principalement utilisée lors d’événements. Aujourd’hui, elle navigue toujours entre Bruges et Gand, perpétuant le souvenir des milliers de voyages effectués par la barge dans le passé
Je tiens à remercier mes grands-parents, Ivan Van Laecke et Christiana Mortier, qui m’ont transmis les histoires sur la barge qui reliait Bruges à Gand. Ils ont vécu pendant un certain temps dans l’ancienne auberge Sint-Huybrecht à Aalter. Je remercie également Erwin Mortier de m’avoir fourni les documents dont j’avais besoin pour étoffer mon récit.