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Quand les côtiers parlaient ingvæonique

Par Mathilde Jansen, traduit par Jean-Marie Jacquet
23 octobre 2024 9 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Il est des phénomènes linguistiques qui se ressemblent d’un bout à l’autre du littoral des Pays-Bas et de la Flandre. Selon des spécialistes de la linguistique historique, ils remontent à l’ingvæonique, langue germanique qui était parlée il y a des siècles dans la région côtière. Cette langue a donné naissance au frison et à l’anglais, et il en subsiste aujourd’hui encore des traces dans le vocabulaire néerlandais, dans les sons de certains dialectes et dans des noms de lieux se terminant par muiden.

Germains de la mer du Nord ou Ingvæons: ce sont les noms donnés aux peuplades germaniques qui ont vécu en bordure de la mer du Nord durant le premier millénaire de notre ère.  L’appellation d’Ingvæon apparaît pour la première fois dans l’ouvrage Germania de l’historien romain Tacite, qui répartissait les Germains occidentaux en trois groupes: Ingvæones, Irminones et Istvæones. Dans son livre, Tacite dépeint les populations qui vivaient en dehors de l’empire romain. Comme l’indique leur nom latin, les proximi Oceano Ingaevones habitaient «près de l’océan». Les linguistes diachroniciens ont appliqué le vocable  «ingvæonique»  aux  phénomènes linguistiques observés dans les régions côtières.

Quelqu’un qui, pendant sa carrière académique, s’est beaucoup occupé de l’ingvæonique est le professeur émérite de linguistique historique et de variation des langues à l’université de Leyde: Cor van Bree. Je l’ai rencontré chez lui, à Oegstgeest, non loin du littoral néerlandais.

Un voile de mystère

Qu’un voile de mystère recouvre l’ingvæonique n’a rien d’étonnant: nous ne savons pas grand-chose des gens qui auraient jadis parlé cette langue. La datation est si lointaine que nous ne disposons d’aucun texte; à la différence de ce qui se passe pour le latin, le grec et le sanscrit, nous ne possédons pas de documents anciens susceptibles de nous informer sur le protogermanique. Dès lors, seule la reconstitution du passé de langues existantes peut nous mener à l’ingvæonique.

Cette reconstitution, selon Van Bree, permet de dater l’ingvæonique des environs de 500 après Jésus-Christ. C’est largement postérieur à l’époque à laquelle l’historien latin situait les habitants de la région côtière, c’est-à-dire au Iᵉʳ siècle de l’ère chrétienne. «Au premier siècle, le germanique était probablement encore assez homogène. Le gotique, qui fait partie de la branche du germanique oriental, n’apparaîtrait que plus tard. Nous en avons un document écrit, à savoir le Codex Argenteus de Wulfila, lequel vivait au IVe siècle. Il est peu probable que le germanique occidental ait déjà éclaté en différentes sous-branches avant cette époque.»

Il est d’ailleurs difficile de parler d’une langue au sens strict du terme. «L’ingvæonique ne peut se comparer à une langue telle que le néerlandais d’aujourd’hui. C’était un parler populaire comportant pas mal de variations, sans règle normative. Du reste, les gens n’avaient vraisemblablement pas le sentiment de parler une seule et même langue.» C’est pourquoi le linguiste et poète néerlandais Klaas Heeroma (1909 – 1972) préférait l’appellation «langue sans nom», car «ingvæonique» est un nom que des linguistes lui ont donné plus tard.

L’ingvæonique des premiers temps

«Les Ingvæons, tout comme les autres Germains, sont vraisemblablement originaires des rives sud de la Baltique», poursuit Van Bree. Faisaient partie des Ingvæons: les Angles, les Saxons, les Jutes et les Frisons. Ils se sont déplacés vers des régions plus basses et ont fini par s’installer sur les côtes, depuis l’Allemagne jusqu’à Boulogne-sur-Mer, en France. L’ingvæonique des débuts a donc pu se répandre sur un vaste territoire.

Des caractéristiques linguistiques de cette période se rencontrent même encore aujourd’hui en Allemagne. Un exemple est la disparition de la différence de forme entre le datif et l’accusatif des pronoms personnels. «Cette différence», précise Van Bree, «persiste en haut allemand: mir versus mich. Mais pas dans le bas allemand toujours pratiqué dans le nord de l’Allemagne, où il s’est d’ailleurs fortement teinté de francique dans la suite sous l’influence du sud.»

Au VIe siècle, une partie des Angles, des Saxons, des Jutes et des Frisons a gagné l’Angleterre. À l’origine, on y parlait celtique, mais les Angles ont imposé leur langue. L’anglais allait être influencé, entre autres, par le danois et le norrois, avant de connaître, au VIIIe siècle, l’invasion normande, puis de subir, au XIe siècle, l’influence du français importé par les troupes de Guillaume le Conquérant. Il n’en reste pas moins que l’ingvæonique constitue une base importante de l’anglais actuel.

Cor van Bree : Les Ingvæons sont vraisemblablement originaires des rives sud de la Baltique : ils se sont déplacés pour venir s’installer sur les côtes, depuis l’Allemagne jusqu’à Boulogne-sur-Mer

L’anglais comporte des ingvæonismes anciens, tels le pronom me pour le datif comme pour l’accusatif (He gave me the book / He loves me), mais aussi des ingvæonismes plus récents, postérieurs à la colonisation. «Cela montre que les contacts se sont maintenus entre l’Angleterre et le continent, avec la mer comme lien. C’est surtout vrai dans la partie occidentale de la Flandre, jusqu’à proximité de Calais, d’où on aperçoit déjà Douvres. L’Angleterre et la Flandre occidentale présenteront, plus tard également, des correspondances de langage  typiques: ainsi, dans une tournure comme toen hij thuiskwam, hij ging naar bed (lorsqu’il est rentré, il s’est mis au lit), l’ordre des mots est le même en flamand occidental qu’en anglais.»

Traces dans la toponymie

Au VIIIe siècle, à l’intérieur des terres du continent européen, l’ingvæonique a dû céder le pas à la langue des Francs. Qu’il reste des empreintes d’ingvæonique ou d’ingvæonismes s’explique, d’après Van Bree, par la sociolinguistique des contacts entre langues: «Il y avait probablement un contexte d’échanges intensifs, dans lesquels les Francs constituaient la couche supérieure et les Ingvæons la couche inférieure. Les Ingvæons ont adopté la langue de leurs dominateurs, mais tout en conservant inconsciemment des usages provenant de l’ingvæonique.»

À côté de cela, les Francs auront à leur tour emprunté des mots ingvæoniques, notamment dans un vocabulaire déterminé. C’est ainsi que certains termes typiques des bords de mer remontent à l’ingvæonique; c’est le cas de eiland (île), nes (langue de terre), zwin (bras de mer ensablé) et schaar (alluvions).

L’ingvæonique a également été conservé dans de nombreux noms de lieux. Écoutons le professeur Van Bree: «Prenez par exemple les noms bien connus qui se terminent par -muiden. La forme mui est une altération de la forme ancienne mond, qui a perdu son n tandis que la voyelle qui le précédait s’est transformée en diphtongue, comme dans le mot anglais mouth. Sur notre littoral, on ne rencontre pas seulement le mot mui – désignant un petit chenal par où, à marée basse, s’écoule  l’eau des flaques laissées sur la plage –mais aussi des noms de lieux tels que Muiden, Arnemuiden et Leimuiden.»

Prononciation facile

C’est principalement dans les sons que se retrouvent beaucoup d’exemples d’ingvæonisme. La voyelle perdant son caractère labial ou arrondi est un phénomène typiquement ingvæonique: le son u, émis avec les lèvres arrondies, se transforme en i ou e. Le néerlandais brug (pont) est devenu en anglais bridge, mais des formes en i et e se retrouvent aussi sur les côtes néerlandaise et flamande: en Zélande brigge, à Katwijk bregge, en Hollande-Septentrionale breg, en Frise brêge. Un autre exemple est le néerlandais dun (mince), qui donne en anglais thin, en flamand occidental din, en zélandais dinne et en frison tin.

Pour Van Bree, un grand nombre de ces exemples vont dans le sens d’une prononciation plus facile. Ceci pourrait nous éclairer sur l’origine de l’ingvæonique. Et le linguiste de commenter: «La prononciation de brug demande que l’on arrondisse les lèvres, un effort que vous n’avez pas à faire pour émettre le son i ou e. Notez d’ailleurs que les langues à voyelles arrondies sont minoritaires par rapport à celles qui n’en comportent pas. Le néerlandais en compte trois: uu, eu et u. Elles existent également dans des langues de pays proches telles que l’allemand et le français, de même que dans les langues scandinaves. Mais ces sons arrondis ont disparu en anglais. À l’échelle mondiale, surtout, nous ne sommes qu’une petite minorité à posséder ces sons arrondis.»

De l’ingvæonique au frison

Du VIIIe siècle à la fin du Moyen Âge, il sera encore question d’ingvæonique, mais cette langue pourrait tout aussi bien s’appeler le frison. Le mot Fries apparaît d’ailleurs aussi dans des sources anciennes en tant que dénomination géographique des régions côtières néerlandaise et flamande.  Témoin, dès le VIIIe siècle, l’appellation Mare Frisicum désignant la mer du Nord et en 1018 la mention regio frisionum pour la Flandre. Ces indications géographiques ne permettent nullement, souligne Van Bree, de déduire qu’une forme primitive de langue frisonne ait déjà été en usage à l’époque. Il est également très possible que le sud du littoral soit alors tombé sous domination frisonne et que le droit frison y ait prévalu.

Le fait est que, durant cette période, le frison est devenu une langue à part sur le littoral nord. La poussée du francique l’a de plus en plus refoulé du sud. C’est la Frise occidentale qui restera le plus longtemps frisonne, mais elle sera également prise par les Francs en 1285. Groningue a cessé d’être frisonne à la fin du Moyen Âge. Depuis lors, la langue frisonne est limitée à la province de Frise. Il en subsiste néanmoins beaucoup de caractéristiques en frison occidental et dans le dialecte de Groningue.

Cor van Bree : il m’arrive par boutade d’appeler l’anglicisation du néerlandais une réingvæonisation de la langue

Aujourd’hui, c’est surtout en Hollande-Septentrionale, en Zélande et en Flandre-Occidentale que l’on trouve encore des réminiscences de l’ingvæonique. En Hollande-Méridionale, elles sont relativement peu présentes en raison de l’influence des grandes villes. Pour le reste, comme il a déjà été dit, l’ingvæonique est à la base de l’anglais et du frison modernes. «Beaucoup de gens s’accommodent mal de l’actuelle anglicisation du néerlandais», dit encore Van Bree, «mais il m’arrive par boutade d’appeler cela une réingvæonisation du néerlandais.»

Il n’est pas sans intérêt de signaler que des résidus de l’ingvæonique sont présents jusqu’en France. Il fut un temps où la région où on parle flamand s’étendait jusqu’à Étaples. Le flamand de France comporte encore divers ingvæonismes, comme la voyelle i remplaçant la labiale u dans des mots tels que pit pour put (puits), brigge pour brug et dinne pour dun. Mentionnons aussi wied, mauvaise herbe, qui correspond à l’anglais weeds, et wiels pour wielen (roues), avec son pluriel ingvæonique en -s tout comme l’anglais wheels.

La toponymie en France n’est pas non plus sans rappeler l’ingvæonique, avec des noms de lieux en –thun (à rapprocher du néerlandais tuin, mais aussi de l’anglais town), par exemple Fréthun, ou d’autres qui se terminent par –incthun, comme Baincthun, Terlincthun et Wadenthun. Les noms britanniques d’origine similaire sont respectivement Bainton, Tottington et Waddington.

Mathilde Jansen

linguiste et journaliste scientifique

photo  © Meulenhoff

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