«NOVA»: Quand les destins se croisent à contrecœur
Daniël Samkalden (° 1979) est le premier auteur masculin à paraître dans cette rubrique. Les destins des protagonistes de son ambitieuse première œuvre Nova se croisent plus souvent qu’ils le veulent. Ainsi l’écrivain Maarten Schrepel écrit à contrecœur
la biographie de Thomas de Poes, défenseur des droits des animaux.
L’écrivain Maarten Schrepel
La veille, Maarten Schrepel avait cédé les rênes de sa vie. Sans l’avoir vu venir. Il avait pris place sur l’une des chaises pivotantes en cuir noir de la salle de réunion de la maison d’édition. Tendu, il passa la main dans les cheveux et joignit les paumes sur la froide table en verre. Combien de discussions n’avaient-elles pas eu lieu ici à propos de ses manuscrits? Des échanges pénibles. Au sujet de ses maigres avances. De l’attention décevante des médias et du sort des nombreux invendus. Mais cette fois, il y avait de l’excitation dans la voix de l’homme assis en face de lui. Parlant et gesticulant avec enthousiasme, ce dernier frappa avec satisfaction du plat de sa main juvénile sur l’offre posée devant lui et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise.
Maarten regarda son éditeur de travers.
«Comment se fait-il que vous me fassiez cette proposition à moi? demanda-t-il.
– Je veux que ce soit vous qui l’écriviez parce que je veux être sûr que les faits soient exacts. Je ne veux pas de fioritures. Et aussi parce que Joost et Remco ont décliné. Je peux bien vous le dire.»
Il se pencha en avant.
«Et parce que le personnage de Lars m’a plu, Maarten. Ne l’oubliez pas quand vous prendrez la plume. Je veux le même ton. La même touche de légèreté que vous aviez su trouver.»
Lars Varga était le héros du cinquième roman de Schrepel. Sur pas moins de quatre cents pages, le livre racontait l’histoire d’un monsieur météo au bord du gouffre, qui tentait de faire carrière en politique. Sa déchéance personnelle se traduisait dans les sondages par un accroissement du nombre de sièges. Le livre s’était vendu à douze mille exemplaires. Un record pour l’auteur.
Thomas de Poes
Les mauvaises langues prétendaient que De Poes tentait de redorer son blason sur le dos des pauvres bêtes. Et il est vrai que ses actes exhibitionnistes l’avaient indéniablement ramené sur le devant de la scène. Mais à l’en croire, c’était bien la dernière de ses préoccupations.
Je ne m’engage plus que pour la cause animale. Pour ces animaux vulnérables et dans l’incapacité de se défendre. Et tous les moyens sont permis, avait-il fait écrire dans le supplément féminin du journal du samedi.
J’en ai soupé de la double morale paresseuse de mes congénères. C’est elle que je veux mettre à nu. Le reste ne m’intéresse pas. Et je me fiche aussi que vous me croyiez ou non.
Il avait donc ouvert le bal des animaux dans une tenue exempte de cuir et de laine. Avait posé nu dans la boue pour une campagne de sensibilisation contre la maltraitance des porcs.
Plus récemment, il fit parler de lui en s’enchaînant, coiffé d’une crête de coq, aux portes d’un poulailler industriel où cent quarante mille poules pondeuses potentiellement contaminées allaient être abattues. C’était devenu une entreprise à plein temps. Les préparatifs, l’action elle-même, les peines d’intérêt général.
Il ne s’enthousiasmait plus pour grand-chose. Non par indifférence, comme cela avait été le cas pendant la moitié de sa vie, mais au contraire parce qu’il avait désormais les nerfs à fleur de peau. La corne, le gras blanc mollasson, les vaisseaux pommelés par l’artériosclérose, tout cela avait disparu, il s’était retrouvé, tendre et sensible, dans un monde âpre et vide. Il voulait juste respirer. Il entretiendrait la blessure qui lui avait été infligée au-dedans. Une douleur cuisante s’était logée dans son corps, au niveau du ventre, du côté de l’estomac et du foie. Une sinistre morsure qui l’avait fait basculer dans un monde de ténèbres. Elle l’avait changé, ternissant son charme et le rendant plus silencieux. Voilà ce que font les inflammations : elles consument votre énergie.