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histoire

Quand les pauvres de Londres se nourrissaient de lapins flamands

Par Ian Mundell, traduit par Alice Mevis
6 juillet 2022 6 min. temps de lecture

Lorsqu’on évoque la ville d’Ostende et ses spécialités culinaires, on a tendance à penser spontanément aux crevettes et aux moules. Mais demandez à un Londonien du XIXe
siècle, il vous parlera sûrement de lapin. À partir des années 1840, d’impressionnantes quantités de lapins, dépecés et entassés dans des caisses, étaient envoyés outre-Manche sur des bateaux à vapeur pour être vendus sur les marchés de Londres. Ces «lapins d’Ostende» devinrent une source importante de viande bon marché pour les populations pauvres de Londres puis, quelques dizaines d’années plus tard, un aliment incontournable des cuisines bourgeoises.

Dans les années 1820, des bateaux à vapeur commencèrent à faire des trajets réguliers entre Ostende et Londres, transportant passagers et marchandises dans les deux sens. On ne sait pas exactement quand les lapins commencèrent à faire partie de ces échanges outre-Manche en provenance de Flandre, qui incluaient également des produits tels que des œufs et du beurre, mais dès 1843, leur présence devint suffisamment importante pour attirer l’attention de la revue humoristique Punch, qui écrivit en plaisantant: «Depuis l’importation en grand nombre dans ce pays de lapins d’Ostende, dépouillés de leur fourrure, on ne rencontre plus guère de chats dans les Plats Pays! L’un de nos correspondants a donc suggéré qu’on les nomme désormais non plus “Ostend Rabbits”, mais “Ostensible Rabbits”» (littéralement “prétendus lapins”).

Des lapins vendus dépecés

L’apparition de ces lapins dépecés sur les étals des marchés de Londres avaient en effet dû faire forte impression. Les gens étaient alors plutôt habitués à acheter des lièvres sauvages, possédant encore leur fourrure, auprès de revendeurs de gibier, d’épiciers ou encore de marchands itinérants qui déambulaient dans les rues avec des animaux à vendre suspendus à un bâton. Selon un marchand de gibier contemporain, des lapins déjà dépecés ne se seraient guère vendus à la fin des années 1830.

Et pourtant, les habitants de Londres savaient reconnaitre un bon produit quand ils en voyaient un, et ces lapins dépecés étaient une aubaine: peu chers et généralement de bonne qualité, ils étaient de plus disponibles en quantité. Les carcasses avaient peut-être l’air bizarre sans leur fourrure, mais leur viande avait l’air appétissante. Cela était d’une part dû au fait que les lapins flamands étaient en général plus gros que les lièvres sauvages anglais, et d’autre part au fait les muscles avaient tendance à se gonfler une fois tassés dans les caisses.

Des piles entières de ces caisses, contenant chacune environ 120 lapins, arrivaient à Londres tous les mercredis et samedis, grâce à la General Steam Navigation Company. En 1852, Londres importait entre 50 et 100 tonnes de viande de lapin chaque semaine, fournissant ainsi du travail à quelque 1000 vendeurs, porteurs et autres ouvriers, et nourrissant environ 100 000 personnes.

Prisé par les pauvres et les bourgeois

Si les bateaux à vapeur assuraient le bon fonctionnement du commerce de lapins d’Ostende, il n’y avait toutefois pas de temps à perdre si on voulait que les carcasses demeurent propres à la vente pendant encore un jour ou deux. Les commerçants se rassemblaient dès l’aube sur le quai où les bateaux accostaient, espérant ainsi être les premiers à réclamer leurs produits.

«Les gens se bousculaient et jouaient des coudes pour obtenir la meilleure place», écrivait Ambrose Keevil dans son histoire de l’entreprise britannique de produits alimentaires Fitch Lovell. «Les esprits s’échauffaient rapidement à cette heure matinale. Tous redoutaient la même chose: le brouillard qui menaçait de retarder les bateaux. Comme la réfrigération n’existait pas encore à l’époque, les lapins, denrées hautement périssables, devaient être vendus le plus rapidement possible à des marchands, soit sur place, soit sur le marché de Smithfield. Lorsque tout se passait bien, les voitures étaient chargées aussi vite que possible et les attelages de chevaux étaient ensuite lancés au grand galop, dans l’espoir d’être les premiers à atteindre les magasins.

Certains marchands ambulants vendaient leurs produits dans des brouettes, achetant leur marchandise sur les principaux marchés pour les revendre ensuite dans les quartiers les plus pauvres de la capitale. Dans son livre de 1851, London Labour and the London Poor (Le marché du travail et les pauvres de Londres), Henry Mayhew souligne que le lapin était un produit très prisé, et que certains marchands ne vendaient d’ailleurs presque rien d’autre durant la moitié de l’année. Une enquête menée sur le marché de Whitecross Street un samedi de novembre 1862 a recensé neuf étals vendant des lapins d’Ostende, qui tous faisaient d’excellentes affaires, concurrençant sérieusement les magasins à proximité. «Il s’agit d’un aliment parfaitement frais et sain», a de plus déclaré James Greenwood à un comité de la Royal Society of Arts, ajoutant même que «les pauvres accordent une totale confiance à l’homme à la brouette».

De quelle manière exactement ces lapins d’Ostende étaient préparés dans les foyers des plus démunis reste difficile à déterminer, mais la cuisson à la vapeur ou le pot-au-feu sont les options les plus probables. Tout au long du XIXe siècle, de nouvelles recettes pour accommoder le lapin d’Ostende virent le jour, dans des magazines féminins ou dans des ouvrages domestiques, signe que cette denrée cessa rapidement d’être considérée comme «nourriture du pauvre». Une infinité de possibilités s’offraient dès lors au cuisinier aventureux, avec pas moins de 124 recettes publiées dans le livre de 1859 de Georgiana Hill A Gourmet’s Guide to Rabbit Cooking, allant des soupes et tourtes aux rôtis et currys. Les commerçants, quant à eux, commencèrent à publiciser leur capacité à fournir des lapins d’Ostende.

Un élevage familial

Le fait que ces lapins étaient expédiés à travers la Manche en si grand nombre et continuaient tout de même à générer des bénéfices pour toutes les personnes impliquées demeurait un mystère pour de nombreux observateurs britanniques. La plupart supposaient que ces lapins étaient élevés dans de vastes terriers ou abattus parmi les nombreux lapins sauvages vivant sur le sol sablonneux de la région d’Ostende. Mais lorsque des journalistes se rendirent en Flandre en 1882 pour enquêter, avec l’idée de reproduire cette forme précoce d’élevage industriel en Angleterre, ils découvrirent une réalité plus terre-à-terre.

leur élevage ne coûtait quasiment rien à la fois en termes de travail et de nourriture

Presque tous les lapins d’Ostende étaient élevés dans des jardins ou dans des fermes, où ils étaient généralement pris en charge par les enfants de la maison. Cette activité était à la fois la contribution des enfants au revenu familial et leur servait en quelque sorte d’initiation à l’élevage. Les lapins étaient nourris avec des restes de nourriture et de la verdure glanée dans les haies: leur élevage ne coûtait donc quasiment rien à la fois en termes de travail et de nourriture.

Les lapins étaient ensuite collectés vivants par de petits commerçants qui voyageaient de village en village, puis rassemblés dans des entrepôts situés dans les grandes villes. Un rapport belge de 1873 cite Torhout, Staden, Tielt, Ruiselede, Eeklo et Gand comme principaux centres. Une fois dans ces entrepôts, les lapins étaient tués, dépecés et emballés, avant d’être remis à la société de paquebots d’Ostende. La peau des lapins était tout aussi précieuse que leur viande, sinon plus: leur fourrure était vendue pour la confection de manteaux, de manchons, de chapeaux, etc. D’ingénieuses méthodes furent développées pour tailler et teindre la fourrure de lapin afin qu’elle puisse passer pour du phoque, par exemple, ce qui a également donné lieu à un intense commerce d’exportation.

Concurrence australienne

Le commerce de lapins d’Ostende a battu son plein tout au long du XIXe siècle, jusqu’à ce que la concurrence étrangère commence à lui faire de l’ombre. L’Australie souffrait en effet d’une surabondance de lapins sauvages, mais grâce à l’avènement de conteneurs réfrigérés à bord des bateaux, elle pouvait désormais songer à exporter cet excès de viande de lapin vers l’Europe. Moins cher que le lapin de Flandre, le lapin en provenance d’Australie a commencé à s’imposer à partir du milieu des années 1890. Dès lors, l’appellation «lapin d’Ostende» en est venu à désigner tout type de lapin vendu sans sa peau, quelle que soit son origine.

Mais c’est la Première Guerre mondiale qui a porté le coup de grâce au commerce outre-Manche, lorsque la Grande-Bretagne a finalement été forcée de prendre au sérieux l’élevage de lapins domestiques afin de combler les lacunes de son approvisionnement en viande. La National Utility Rabbit Association fut créée dans le but d’encourager l’élevage privé de lapins et diffuser des conseils en matière d’alimentation et de prévention de maladies. L’un de ses premiers défis semble avoir été de convaincre les consommateurs britanniques que les lapins élevés localement n’avaient pas mauvais goût, mais qu’ils étaient en fin de compte identiques aux lapins d’Ostende.

Mundell Ian

Ian Mundell

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