Quand Renart conquiert le monde…
Née au Maroc peu de temps avant que sa famille n’émigre en Belgique, la juriste et auteure Rachida Lamrabet commente la version flamande du Roman de Renart (Van den vos Reynaerde, vers 1260) qu’elle a découverte au cours de sa scolarité anversoise.
Cette œuvre qu’on attribue à un certain Guillaume (que l’on appelle Willem die Madocke maecte) a été retenue dans le «Canon des belles-lettres néerlandaises» (les 50 œuvres les plus marquantes des Plats Pays, du Moyen Âge à la fin du XXe siècle). Si la version flamande suit d’assez près, dans sa première partie, Le Plaid ou Jugement de Renart français, elle développe ensuite une histoire bien plus originale.
À ce jour, Rachida Lamrabet a signé plusieurs romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre. La version originale du présent essai a paru le 1er août 2020 dans le supplément littéraire du quotidien De Standaard.
Le Renart est à nous tous
Enfants, mes frères, mes sœurs et moi avons eu l’occasion de nous perdre dans les vieux contes populaires que notre oncle nous racontait l’été, pendant les longues soirées au Maroc. Des récits amazighs peuplés de sorcières, de trolls ou encore d’animaux capables de parler.
Dans nombre de ces histoires évolue un renard, simplement prénommé Renard, soit, en langue tamazight: Ucchen. Un personnage roublard et flamboyant qui a raison de tout le monde.
© Musée Meermano / Wikipedia
Plus tard, à Anvers, lorsque j’ai rencontré Reynaert dans des livres pour enfants à l’école primaire, ce dernier m’a semblé familier. C’était le renard que mon oncle évoquait sous maints aspects chez mes grands-parents, dans la cour de leur maison, et c’est le même renard que je devais rencontrer plus tard, au collège, dans la fable ou épopée en vers Van den vos Reynaerde lors des cours de littérature néerlandaise. Que l’histoire se déroule dans le potager d’un fkih (érudit islamique) quelque peu pataud ou à la cour d’un comte de Flandre, le renard demeure toujours et partout le même. Ces innombrables récits présentent simplement trop de similitudes entre eux pour que cela relève du hasard.
S’il vise principalement les autres animaux, le renard se risque aussi, parfois, à malmener les humains. Ce qui est drôle, c’est que tant dans les récits de mon oncle que dans la fable en vers, les gens en question sont pour la plupart des religieux.
Dans les premiers, le dindon de la farce, c’est le fkih. Quand Ucchen se fait prendre sur le fait dans le potager saccagé, il feint d’être mort, ce dont on est convaincu quand on le voit la queue flasque et la gueule grande ouverte par où entrent et sortent à leur guise des mouches. Dans la seconde, le renard attaque le curé qui, tout nu, tente de chasser l’animal de sa grange.
La tactique qui consiste à faire le mort, on la retrouve d’ailleurs dans divers contes venus de cultures différentes.
Chez soi dans le monde
Retrouver Renart de ce côté-ci de la Méditerranée a constitué pour moi un constat à la fois rassurant et stupéfiant. Rassurant car l’émigration ne revêtait rien de bouleversant ni d’anormal: ma famille n’était pas la seule à avoir quitté son pays. Renart et ses histoires ne faisaient-ils pas le tour du monde ?
Prodigieux! Apparemment, il existait un réseau invisible entre les continents et les cultures par lequel on se transmettait maintes épopées. Nous nous racontons les mêmes récits ancestraux, de ce fait, rien ne nous est étranger, nous sommes chez nous dans le monde entier, de la même manière qu’un enfant est chez lui dans la cour intérieure de ses grands-parents où l’on raconte des histoires le soir venu.
Nous l’admirons en secret en raison de sa vivacité d’esprit et de son talent à se tirer coup sur coup des situations les plus hasardeuses. Non par la seule force des biceps, mais grâce à son intelligence et à sa perspicacité psychologique
Ces histoires nous touchent car elles nous disent quelque chose d’essentiel sur chacun de nous et sur nous tous considérés ensemble, en tant que communauté. Nous les trouvons précieuses, nous nous reconnaissons en elles, voilà pourquoi nous les intégrons au récit collectif. Nous ne les oublions pas. Nous les transmettons. Constat incroyable: le personnage du renard apparaît déjà dans le Pañchatantra, ce texte du Ier siècle écrit en sanskrit par un moine brahmane. Traduite dans plus ou moins toutes les langues possibles et imaginables, cette œuvre a fait le tour du monde. Par le persan, elle est ainsi parvenue dans le monde arabe sous la forme du livre Khalila wa-Dimna, dans lequel l’animal aux traits caractéristiques joue également un rôle.
© Wikipedia
Le renard comme incarnation de la ruse et de la perfidie. Il est insolent, sournois, un menteur devant l’éternel: l’archétype de l’anti-héros fourbe. Pourtant, nous adorons tous ce protagoniste, il donne du piquant à chaque récit. Nous l’admirons en secret en raison de sa vivacité d’esprit et de son talent à se tirer coup sur coup des situations les plus hasardeuses. Non par la seule force des biceps, car il est souvent plus faible que ses adversaires, mais grâce à son intelligence et à sa perspicacité psychologique.
Le renard est en outre un personnage rêvé pour dénoncer les abus que l’on observe dans le monde des humains. Une façon de brandir un miroir devant les dirigeants politiques et religieux, de dénoncer sans détour leurs mœurs et agissements sans que l’auteur de cette critique sociale déguisée en fable ne risque de finir écartelé.
Une fable, un procès
En tant que juriste, je n’ai pas manqué de relever que dans bien des fables de tous les pays se tient un procès. Tôt ou tard, on recourt à la sagesse d’un juge probe qui prononce une sentence relativement aux méfaits de Renart ou d’autres personnages.
À mes yeux, «Le Procès des animaux contre les hommes» qui figure dans les Épîtres des Frères de la Pureté de Bassora – un groupe d’intellectuels musulmans vivant au centre de l’empire islamique au Xe siècle – est l’un des plus beaux drames judiciaires de la littérature.
Grâce à ce réseau invisible qui nous nourrit en histoires venues du monde entier, ces intellectuels ont rassemblé la philosophie et les récits grecs, islamiques et persans pour écrire des fables pluralistes et humanistes. Dans l’affaire des animaux contre les hommes, ce sont les premiers qui intentent une action en justice contre les seconds.
© BNF / Wikipedia
Cette donnée – la tenue d’un procès –, on la retrouvera plus tard dans la version française du Roman de Renart, à savoir dans Le Plaid, de même bien sûr que dans l’épopée en vers de Willem, Van den vos Reynaerde. Cela ne relève en rien du hasard. Le droit, les règles que nous, humains, inventons afin de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres, cela revient au même que raconter des histoires, chose dont nous avons besoin pour devenir plus humains, pour être à même de regarder dans la tête et le cœur des autres de sorte à évoluer en êtres civilisés avec tout le monde.
Les épopées du renard, quel que soit son nom par ailleurs, quelle que soit la langue dans laquelle elles sont consignées et narrées, quelle que soient les contrées où il furète, ce sont les nôtres: elles font partie de notre canon universel.