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littérature

Quatre voix lumineuses des Plats Pays : présentation littéraire à Paris

7 juin 2019 8 min. temps de lecture

La revue Septentrion. Arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas a le plaisir de vous inviter à une présentation littéraire. Elle aura lieu 4, rue Marceau, Paris 8e le 13 juin à 20.00 h.
Cet événement est organisé à l’initiative d’Ent’revues (Association pour la promotion des revues culturelles francophones) et avec le soutien de la Nederlands Letterenfonds (Fondation néerlandaise des lettres) et la Délégation générale du Gouvernement de la Flandre en France.

Quatre écrivains des Plats Pays lisent leurs poèmes: Gerry van der Linden, Lies Van Gasse, Ilja Leonard Pfeijffer, Charlotte Van den Broeck.

Voici un compte rendu de la plume de Pierre Monastier, notre fidèle critique parisien, de recueils récememment traduits en français de Gerry van der Linden et Lies Van Gasse.
La poésie de Charlotte Van den Broeck a déjà été présentée dans un article de fond paru dans Septentrion et publié sur le présent site. Le n° 4 / 2019 de Septentrion renfermera une présentation de l’œuvre d’I.L. Pfeijffer, un texte qui paraîtra aussi sur ce site.

La frontière linguistique est mince, pour qui fréquente assidûment les contrées septentrionales, géographiques et littéraires, entre les Pays-Bas et la Flandre belge, à l’image de Baerle (Duc et Nassau) dont la fragile démarcation traverse en parcelles discontinues le territoire de la petite ville. Il n’est dès lors pas étonnant de croiser les ouvrages, les traductions et les thématiques.

Deux recueils viennent de paraître, écrits par deux femmes, que quelque trente années et une bordure séparent. La première, Gerry van der Linden, est née en 1952 à Eindhoven, au sud des Pays-Bas ; la seconde, Lies Van Gasse, a vu le jour en 1983 à Saint-Nicolas, en Flandre orientale, non loin d’Anvers. Toutes deux ont développé une carrière de poète et d’artiste visuel.

Gerry van der Linden et la déchirure

Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.

Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: «L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie.»

Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort – tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.

«Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper.» Toucher «à» l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.

Alors la douleur

est déchirement de la doublure

alors le temps est déchirement de la doublure.

Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine – «Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée», disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.

L’amour n’est pas une vie, pas une mort

il tire sur les ourlets

de tes plus beaux habits, en déchire

la doublure soyeuse.

Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée – vêtement de bitume – se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.

L’homme crée

à partir d’une mare d’incapacité

une chose magnifique.

La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.

C’était un homme de manteau et de boutons

déboutonné, à temps

il a cherché

du tissé dans le Temps.

Lies Van Gasse et l’énigme du sphinx

Le recueil de Lies Van Gasse ne retrace pas l’histoire d’une vie poétique, mais d’une expérience, d’une seule journée. Publié aux éditions liégeoises Tetras Lyre, il s’intitule en français Révolution, terme que la traductrice Kim Andringa a préféré à «rotation», plus littéral, pour Wenteling.

Dans une langue lyrique et étirée, Lies van Gasse alterne les poèmes longs – deux à quatre pages – et les textes brefs. Il y a comme une évidence à la lire, non que l’objet soit d’emblée saisissable, mais en raison du vocabulaire simple, des images connues, de l’univers tangible qu’elle convoque.

Le poème se fait charade, par l’accumulation des figures, ouvrant au lecteur la possibilité de compréhensions superposées. Qui sont ce «je», ce «nous», ce «vous», ce «ça» qui se croisent tout au long des vers? Quelles sont ces révolutions qui provoquent par trois fois le basculement de l’écrivaine, entrecoupées de deux courts intermèdes en italiques intitulés «Coup de feu» et «Cercle»?

Révolution ressemble à un long accouchement qu’«une lance vive frappe vers le dedans». L’enfant est comme un corps étranger, constitué de chair et de mots, jusqu’à la rupture du couple, jusqu’à briser les yeux de l’être aimé, voire du poète qui tient toutes choses – la plume, la vie balbutiante, le corps de l’autre – dans sa main.

Le recueil pourrait être lu et compris à travers l’action de ce seul organe: la main, et par infusion les doigts ou encore le poing. Il n’y a presque aucun poème qui ne mentionne cette main, «main chaude» qui oppresse et qui paraît terne, mains qui pénètrent l’intime du poète, mains coupées ou devenues «oisives», mains qui «fouissent la terre» ou qui s’élèvent vers le ciel «comme une griffe», mains qui réchauffent l’oiseau et qui poussent «sur les arbres», qui accueillent le sommeil de l’être aimé, mains du poète qui – ultimement – s’apposent partout.

Le recueil pourrait être lu et compris à travers l’action de ce seul organe: la main

Le long poème de Lies Van Gasse se fait énigme; il s’inscrit, lui aussi, dans une temporalité antique: tout est rythmé par le temps, non celui des saisons et de l’Histoire universelle, mais par le temps humble et métaphysique, qui dessine depuis l’insondable sphinx la destinée humaine. Il y a un soir, immuable et renouvelé; il y a un matin, continuellement offert à tous les possibles: nouveau jour, unique et différent, le même. Toutes les rotations, toutes les révolutions intérieures s’inscrivent dans cet intervalle entre deux aubes – ou deux crépuscules.

Nous appelons cela un jour, nous disons

je dans une chambre, vaste et claire,

à la recherche d’un cœur à planter.

Je voulais devenir, mais j’étais.

La plus grande liberté humaine, son déploiement le plus pur s’inscrit dans ce cycle inaltérable: «l’éternité est mortelle», écrit en écho Gerry van der Linden. Elles inscrivent leur acte poétique, pour paraphraser l’écrivain savoyard Xavier de Maistre, dans un «Voyage autour de [leur] chambre». Et la poétesse néerlandaise de nous inviter, lecteurs, à le comprendre de l’intérieur :

regarde!

la poésie assise

sur une chaise à une table sous une lampe

la poésie est un contre-interrogatoire.

GERRY VAN DER LINDEN, «Fauves des villes» suivi de «Un croque avec Brodsky», traduit du néerlandais par Daniel Cunin, éditions Caractères, Paris, 2019.

LIES VAN GASSE, Révolution (titre original : Wenteling), traduit du néerlandais par Kim Andringa, éditions Tétras Lyre, Liège, 2019.
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Pierre Gelin-Monastier

critique littéraire
© dessin : Zhang Xiaokuo.

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