Quelle a été la meilleure allocution royale durant la crise du corona?
Durant la crise du corona, de nombreux monarques européens ont adressé un discours à leurs concitoyens pour leur mettre du baume au cœur. Non seulement ce qu’ils disent, mais aussi leur manière de le faire méritent notre attention. Le regard soutenu du roi néerlandais Willem-Alexander et la gestuelle plutôt raide de Philippe renforcent-ils ou non leurs messages? Quels rôles jouent ces livres, ces portraits et ces bougies présents dans le décor? Nous mettons l’arrière-plan au premier plan et examinons les stratégies visuelles qui se cachent derrière ces apparences. Et enfin, qui a prononcé la meilleure allocution?
Parfois, une crise se révèle si profonde qu’elle accroît le besoin de mots réconfortants. Si, en mars 2020, la tempête Corona balaie l’Europe, elle s’abat également sur les palais royaux. L’ouverture fixe de l’année parlementaire, les traditionnels discours de Noël ou du Nouvel An font place à une autre genre de discours. Cependant, une allocution télévisée destinée à l’ensemble du peuple en prime time n’est pas une sinécure et demeure un événement rare.
© ANEFO - Archives nationales.
Pour les personnes possédant des connaissances historiques, une telle situation n’est pas sans rappeler les discours radiophoniques de la reine néerlandaise Wilhelmine ou encore du roi britannique George VI, le monarque qui bégayait: des moments où les gens aspiraient au réconfort durant une période d’angoisse et à une voix emplie d’espoir appelant à des jours meilleurs. Des monarques qui, en transmettant leur message par le biais du nouveau média de l’époque (la radio), sont devenus un symbole national d’unité.
Marcher sur des œufs
Ces rares apparitions en 2020 constituent une occasion en or pour un monarque comme Willem-Alexander, désireux de «connecter, représenter et encourager» les aspirations. Mais chaque discours royal s’apparente à marcher sur des œufs. Il ne faut surtout pas faire d’erreurs, car les critiques de tous bords affûtent les couteaux.
En mars 2020, les discours royaux concernant le coronavirus visaient principalement à réconforter les citoyens et à les inciter à collaborer à l’unisson pour faire face à la crise. J’ai déjà consacré un article au contenu de ces discours et à la finesse de style qui caractérisent les formulations. En outre, il s’agit également de ce que l’on appelle l’actio en rhétorique classique: la manière de présenter comprenant la voix, le souffle, le regard, la posture et les gestes. Enfin, on a tendance à négliger un aspect de l’éloquence, à savoir la rhétorique visuelle: la vue d’ensemble du décor et des accessoires.
La cheminée crépitante de Philippe
La cheminée du roi Philippe de Belgique est un exemple d’élément de décor qui ne coïncide pas du tout avec le message. Lorsqu’en décembre 2018, il s’est adressé au peuple («Les inégalités, la pauvreté, l’intolérance, le changement climatique, sont des questions qui demandent des réponses exhaustives»), et ce dans son palais, près d’un feu crépitant, son message n’a pas été bien perçu par une partie de l’audience: «Le roi a parlé «d’inégalités, de pauvreté, de tolérance et de réchauffement climatique» depuis son palais orné de peintures et de tapis onéreux, dans des salles pleines de paillettes et d’or. Derrière lui, des bûches brûlent dans la cheminée. Le réchauffement climatique?! Peut-on être encore plus hypocrite?» (tweet de Frank Vandenbroucke le 25 décembre 2018).
Un an plus tard, ce qui a crépité lors de l’allocution de Noël de Philippe, ce n’était certainement pas un feu dans la cheminée.
Celui qui met de telles questions de fond au premier plan, constate des détails frappants. Que font ces livres et ces artefacts là-derrière? Que trahissent les accessoires par rapport aux ambitions des princes?
Tableau de la troupe
Je vous présente les sept protagonistes. Le premier monarque à présenter un discours télévisé à la suite de la crise du corona, le 15 mars déjà, n’est autre que le roi Harald de Norvège. Sans musique d’introduction, sans images détaillées de son palais, il est assis à son bureau et lit son texte imprimé sur deux grandes feuilles de papier. Composé de 280 mots, ce discours s’avère être le plus court (environ deux minutes et demie).
Deux jours plus tard, la reine Margrethe II de Danemark s’adresse à ses concitoyens lors d’une allocution deux fois plus longue que celle de son homologue norvégien. Avec une quantité remarquable de conseils pratiques pour lutter contre le corona, elle se fait la porte-parole directe de la politique du cabinet.
Dans le plus long des sept discours (808 mots), le roi Felipe d’Espagne souligne l’importance de la préservation de l’unité dans une Espagne profondément divisée. Non sans raison: pendant son allocution, des manifestants séparatistes ont tambouriné sur des casseroles depuis leurs balcons pour protester contre l’État espagnol.
Le roi Philippe de Belgique s’exprime également très brièvement au mois de mars (255 mots en 2 minutes et 38 secondes de temps de parole net). Dans le but peut-être de masquer la concision frappante de sa communication, il a pratiquement le débit de parole le plus lent de tous les souverains, soit 96 mots par minute. Par ailleurs, les plans d’ouverture qui dépeignent le palais en détail sous plusieurs angles, accompagnés d’une musique d’ouverture nationaliste, s’avèrent de loin être les plus longs. Il accomplit une tâche doublement ardue, puisqu’il a dû prononcer le discours en néerlandais et en français.
Le roi des Pays-Bas, Willem-Alexander, est celui qui parle le plus longtemps et le plus rapidement (121 mots par minute en moyenne). Son texte comporte des phrases dont la longueur moyenne est la plus courte, ce qui doit faciliter la lecture.
Ce n’est que le 5 avril que le monarque suédois communique publiquement. En tant que représentant du pays européen faisant preuve de l’approche la plus libérale face à la crise du covid, le roi Gustav, le dimanche des Rameaux déjà, a évoqué à de nombreux reprises la célébration de Pâques qui approchait.
La reine Élisabeth, l’aînée des monarques âgée de 93 ans, brille d’abord par son absence. Elle brise ensuite le silence, à l’instar de Gustav, le 5 avril. Elle présente un texte de longueur moyenne, et sans paraître se presser, elle atteint la vitesse de parole la plus élevée, avec une moyenne de 125 mots par minute. Et elle établit un autre record: avec une moyenne de 25 mots, son texte contient en moyenne des phrases assez longues (25 mots par phrase), ce que l’on retrouve également dans les discours d’Obama et ce qui est déconseillé par tout rédacteur professionnel de discours en raison du risque de lapsus et de mauvaise accentuation. Elle parvient tout de même à prononcer ces longues formules avec engagement et une souplesse étonnante.
Drone
Qu’y a-t-il à voir? Bien souvent, les premières images montrent le bâtiment dans lequel se tient le discours. Que le plan soit accompagné ou non de musique, nous voyons le palais ressortir dans le paysage. Les prises de vues de drones britanniques font du château de Windsor un régal pour les yeux. Pendant le discours ultracourt de Philippe, nous avons droit à une visite touristique plus longue: un magnifique plan de l’architecture du palais et des environs précède un zoom sur le protagoniste. Chez Philippe et Felipe, les drapeaux nationaux flottent à l’extérieur; chez Felipe, nous voyons, à l’intérieur, le drapeau espagnol ainsi que (et c’est le seul!) celui de l’Union européenne.
Généralement, le lieu où est prononcé le discours suit immédiatement ces images: le cabinet de travail du monarque. Le cadre stéréotypé d’un discours royal sur le corona ne ressemble en rien à un bureau moderne. Pas d’intérieur épuré, de lumière fluorescente ou de mobilier d’entreprise, pas d’art abstrait au mur, pas de moyens de communication modernes (écran, ordinateur portable, tablettes, smartphone ou encore un tableau interactif au mur). Le monarque est assis à un bureau dans une pièce (semi-)obscure avec des bougies allumées, des chandeliers et des lampes d’ambiance avec des bougies allumées électriquement, ce que l’on pourrait qualifier d’atmosphère démodée. On demeure perplexe face à la présence de ces bougies. Ce n’est pourtant pas Noël, si? L’ensemble, composé de décorations murales détaillées, de lambris dorés et de peintures murales, dégage une classe distinguée. Les téléspectateurs à la maison ne sont pas logés à la même enseigne.
Le Coran, pas la Bible
Les sombres meubles robustes dominent, avec sur les tables de travail des fournitures de bureau classiques: des pots et de l’argenterie, des fleurs (beau bouquet aux couleurs subtiles chez Margrethe, une plante à fleurs rouges chez Elisabeth, un énorme bouquet de tulipes blanches chez Harald) ainsi que des livres. Les armoires remplies de livres illustrent la tradition, le savoir et la sagesse, ce qui n’est pas sans importance en temps de crise. Chez Gustav, mais aussi chez Philippe, bibliophile reconnu, on remarque une pléthore de livres dotés de reliures en cuir, ce qui nous empêche malheureusement d’en distinguer les titres.
Avec le roi Salmane d’Arabie saoudite, gardien des deux saintes mosquées, qui joue le rôle d’invité dans cette comparaison royale européenne, aucun doute: le livre qui figure dans son allocution télévisée au peuple, le 19 mars, alors qu’il se tient dans une salle dorée du palais, doit être le texte sacré de l’Islam, le Coran. Lors des allocutions de Noël de la reine d’Angleterre, chef de l’Église anglicane, on pouvait autrefois retrouver la Bible, mais aujourd’hui, elle laisse ce symbole de côté afin de ne pas exclure les adeptes d’autres religions ainsi que les non-croyants.
Il manque des accessoires visuels exprimant la période de l’année, à l’instar d’un sapin lors des discours de Noël ou d’une branche de buis à l’occasion du dimanche des Rameaux. Aucun symbole du corona n’est présent. On constate l’absence d’artefacts susceptibles de choquer, tels que des trophées de chasse qui pourraient inquiéter les membres des partis consacrés à la défense des animaux. Nous apercevons toutefois des pots et dans le chalet de Harald (une référence à la résidence secondaire préférée des Norvégiens), scintille une impressionnante collection d’objets en argent. Chez Margrethe, vous pouvez admirer une statuette blanche qui tient un cœur entre les mains, un choix d’artisanat sans risque qui transmet un message positif. Le seul risque réside dans le carrosse en porcelaine tiré par six chevaux : il pourrait déplaire aux membres du Parti néerlandais pour les animaux. D’ici cinq ans environ, cet accessoire subira le même sort que la cheminée crépitante de Philippe. Tout réside dans les détails.
Photos de famille
Ce qui fait pratiquement l’unanimité chez les souverains: la présence de photos. En y regardant de plus près: des photos de famille. Très probablement, car on ne parvient pas à distinguer ce qui se trouve dessus. La blague selon laquelle Willem-Alexander a accidentellement remplacé le portrait de ses filles par celui du groupe flamand K3 a fait le tour des réseaux sociaux. Le choix de ces photos n’a sans doute pas été effectué au hasard. Ceux qui posent sur ces photos sont en grâce: ce sont des photographies de leur propre famille, des parents, des enfants et des petits-enfants, qui expriment non seulement les valeurs familiales essentielles, mais surtout la valeur de cette
famille. Et dans le cas de Salmane, il s’agit d’un gigantesque portrait de l’ancêtre de la maison royale saoudienne (comme s’il était nécessaire de démontrer visuellement que l’actuel prince Salmane descend bel et bien de son ancêtre). Les portraits illustrent une famille nationale unique. Les politiciens vont et viennent, mais cette famille aux visages familiers du passé, du présent et du futur perdure.
À quoi ressemblent les monarques? Lors de ces discours de crise, la sobriété est un atout. Les hommes en costume sombre, en chemise blanche avec une cravate chic; leurs uniformes militaires et leurs insignes d’honneur restent au placard. Salmane égaye quelque peu le tableau avec une cape à liseré doré ainsi qu’un foulard traditionnel rouge et blanc à liseré noir. Les dames sont elles aussi sobrement vêtues: Margrethe en bordeaux sobre, Elizabeth, quant à elle, toujours en monochrome (en vert cette fois-ci, la couleur de l’espoir) avec ses perles habituelles.
Amateurisme
Un visage qui ne fait que bouger les lèvres ne donne pas lieu à de la grande télévision. Le travail soigneux des plans qui mêlent zooms avant et arrière étudiés ainsi des changements d’angle soigneusement réfléchis peuvent également appuyer le message.
Les plans et l’éclairage de Gustav sont soignés, et les zooms avant et arrière donnent à son message un peu plus d’impact et de relief. Chez Willem-Alexander aussi, les variations s’enchaînent de manière non emphatique et non distrayante.
Le travail du drone belge fait naître des attentes pendant la première minute, mais les mouvements de la caméra par la suite sont décevants: le zoom lointain sur Philippe met sans pitié en évidence son malaise lorsqu’il prononce le texte en néerlandais. Ses mains ne font pas le moindre mouvement, et son visage raide et inexpressif demeure pratiquement dépourvu d’émotion.
Le travail de caméra autour de Salmane relève tout simplement de l’amateurisme. Comme si le cameraman avait découvert la fonction «zoom» pour la première fois et avait effectué des zooms avant et arrière à une fréquence beaucoup trop élevée, sans aucune nécessité rhétorique, en changeant les angles de caméra. Des différences dans la culture visuelle peuvent bien entendu exister, mais dans le cas présent, cela s’avère tout simplement être de l’amateurisme.
L’art du discours
Salmane limite le contact visuel au papier sur lequel est inscrit son discours. Il se tripote le menton et la joue et triture ses feuilles. Dans sa chambre ornée de nombreux rideaux bruns et dorés, on constate rapidement qu’il se contente de lire à voix haute. Harald, Gustav et Margrethe ont également lu leur discours sur papier. Harald lit son discours sur deux très grandes feuilles posées sur son bureau, presque sans jamais regarder la caméra et par conséquent, son public. Et quand il lève les yeux, on aperçoit un visage fermé marqué par la tristesse. Ses mains disparaissent sous le bureau jusqu’aux coudes. Son laïus s’apparente à une corvée, et non pas à de la communication. Gustav et Margrethe lisent les feuilles sur lesquelles sont inscrits leurs discours, mais cherchent efficacement le contact visuel avec la caméra; on note que Margrethe a beaucoup de mal à tourner horizontalement les nombreuses feuilles imprimées et se trompe à plusieurs reprises. Sa jolie voix et son regard amical compensent heureusement beaucoup.
Willem-Alexander, Philippe, Felipe et Elizabeth utilisent la technique du prompteur, qui leur permet de garder à 100 pour cent le contact visuel avec le téléspectateur. Felipe est le seul à s’exprimer debout, et c’est lui qui accomplit le plus de gestes pour étayer ses paroles. Ces gestes paraissent naturel. Philippe et Elizabeth, quant à eux, demeurent immobiles, aussi bien dans leur posture que dans leurs gestes. Quiconque veut apporter un quelconque dynamisme à une présentation, se doit de compenser par une grande gestuelle (au moyen de sourcils expressifs, par exemple) et par une voix musicale. Les mimiques raides et la voix morne de Philippe ne l’aident guère.
Dans le journal Trouw, le discours de Willem-Alexander a été qualifié de «guindé». En comparaison avec les autres monarques, cette critique me paraît un peu forte. Le regard sérieux et impliqué, la mélodie limitée de sa voix compatissante, les expressions naturelles du visage et les (rares) gestes appuyant ses paroles s’accordent avec le sérieux qui requiert la crise. Seule la chose la plus difficile, à savoir le souffle, est parfois agitée et la voix moins musicale.
Médiacratie
Un monarque qui discourt ne peut pas simplement donner lieu à de la grande télévision. Bien sûr, ce qui prime avant tout, c’est le contenu, et parfois un discours guindé ou plus improvisé peut produire un puissant effet dans toute son authenticité. Voyez l’ancienne reine néerlandaise Beatrix après les attaques de la fête de la Reine à Apeldoorn, ses soupirs sincères dans un espace non descriptif.
Les allocutions du roi George, qui bégayait, ont été perçues par beaucoup comme réconfortantes. Mais dans notre médiacratie, le cadre et la manière de discourir ont leur importance. Lors des laïus concernant le corona, les attributs n’ont pas été mis en avant, ce qui, par exemple, lors du discours annuel du trône, donne aux formules de compromis parfois anémiques une certaine grandeur visuelle: les chevaux tirant le (douteux ou non, oui «raciste») carrosse doré, les parades et le folklore des chapeaux. L’arrière-plan et les détails contribuent au message. Ils peuvent lui être préjudiciables.
La reine la plus expérimentée, Elizabeth, maîtrise les lois du monde des médias. Elle attend longtemps avant de s’exprimer, elle est la dernière à prendre la parole, mais lorsqu’elle le fait, elle prononce un discours retentissant, moderne de par l’emploi du prompteur. Alors que le Premier ministre Boris Johnson a été évincé après avoir contracté la corona, elle offre du réconfort, et tandis que le combat déchirant du Brexit ébranle le sentiment d’unité nationale, elle renforce l’identité nationale.
«Meme de la reine»
Elle s’exprime dans une allocution calme, mais engagée. Avec l’aide de son réalisateur, son laïus est divisé en trois parties, entrecoupées par des images saisissantes et émouvantes de personnel soignant et du personnel chargé du ravitaillement qui méritent de nombreuses éloges, de citoyens qui applaudissent les héros du moment depuis chez eux et d’enfants aux dessins d’arcs-en-ciel colorés, et enfin de son fidèle accessoire visuel: une photographie d’elle-même lorsque sa sœur et elle ont prononcé leur premier discours radiophonique depuis le château de Windsor à la fin de l’année 1944. Tout un chacun peut en tirer la conclusion suivante: comme à l’époque, la Grande-Bretagne et sa reine sortiront de cette crise.
La reine immobile offre une image parfaite, avec un arrière-plan sobre, mais somptueux dépourvu de distraction, à l’exception des images de soutien soigneusement choisies. Ses propos sont marqués par une souplesse, une musicalité et une clarté (le tout apparemment sans efforts), tout en paraissant engagés et authentiques. Une combinaison dont les maisons royales saoudienne, belge et norvégienne rêvent probablement. We will meet again («Nous nous retrouverons»): le chant de guerre lors de la péroraison, à la simple écoute, crée un effet foudroyant: il a retenti pendant des jours dans les nouveaux et les anciens médias, comme le rappel d’une période difficile de l’Histoire dont les Britanniques étaient sortis vainqueurs ensemble, comme un meme royal.