Rachel Ruysch : artiste jusqu’à son dernier souffle
Autrefois, les femmes artistes étaient rarement appréciées à leur juste valeur. La plupart d’entre elles furent éclipsées par leurs confrères masculins, exclues de l’éducation et du monde artistique, tant et si bien que leurs noms ne figuraient dans aucun livre d’histoire. Il n’en alla pas autrement dans les Plats Pays. Heleen Debruyne sort quelques-unes de ces femmes peintres de l’oubli pour leur rendre un hommage pleinement mérité.
Rachel Ruysch (1664-1750) grandit parmi les curiosités. Des cadavres d’enfants embaumés si soigneusement qu’on les croirait juste endormis. Des membres nageant dans du formol. Des animaux exotiques empaillés. Des plantes rares. Des squelettes de fœtus placés sur un monticule de calculs rénaux, au milieu de vaisseaux sanguins injectés formant comme de petits arbres. Un bras de bébé dans du formol qui tient une vulve…
© «Museum Booijmans Van Beuningen», Rotterdam.
Voilà ce qui arrive quand on est la fille d’un anatomiste et botaniste amstellodamois du siècle d’or. Son père, Frederik, enseigne l’anatomie aux futurs chirurgiens. Une fois ses cours terminés, il passe de longues heures dans son cabinet de travail à développer de nouvelles méthodes de préparation. Au XVIIIe siècle, la frontière entre l’art et la science est beaucoup plus floue qu’à l’heure actuelle: Frederik laisse libre cours à son imagination et reproduit souvent ses créations dans des dessins ou peintures. Sa collection de préparations et de curiosités devient une attraction touristique.
C’est là sans nul doute un cadre stimulant pour sa fille aînée Rachel qui, dès son plus jeune âge, fait montre d’un don exceptionnel pour le dessin et la peinture. Un talent qui lui vient de sa famille, car son grand-oncle et ses oncles maternels peignaient également. En 1678, contraints de se rendre à l’évidence, ses parents autorisent Rachel, alors âgée de 14 ans, à entrer comme apprentie chez un peintre. Il s’agit là d’un cas tout à fait exceptionnel, car si les filles de familles riches s’adonnent fréquemment à la peinture, elles le font d’ordinaire chez elles et comme simple passe-temps. Rachel, en revanche, devient l’élève d’une connaissance de ses parents, le peintre Willem van Aelst, réputé pour ses natures mortes.
© «Musées royaux des beaux-arts de Belgique», Bruxelles.
Dans l’atelier de celui-ci, Rachel apprend à peindre des «sous-bois», c’est-à-dire des compositions de plantes et de buissons où grouillent insectes, crapauds et serpents. Une tâche qui exige une motricité extrêmement fine et une patience d’ange: tout doit être reproduit fidèlement, jusque dans les moindres détails. Rachel n’a pas son pareil pour rendre la structure de la mousse à l’aide de pinceaux minuscules et de petites éponges trempées dans la peinture.
Elle se spécialise également dans les natures mortes aux fleurs. À cet égard, la collection botanique de son père s’avère très utile. Frederik a conçu un moyen pour conserver les fleurs sans les sécher, grâce à une méthode qui leur fait garder leur éclat et leur fraîcheur. Elle peut ainsi réaliser des compositions non réalistes, où se côtoient dans un même vase des espèces qui fleurissent à différentes saisons.
De superbes explosions de couleurs et de textures sont mises en valeur par un éclairage dramatique et un fond dépouillé, généralement sombre. Ses œuvres symbolisent la splendeur de la nature et, partant, de la Création. L’esprit du temps joue qui plus est en sa faveur, car les arrangements floraux acquièrent une immense popularité, si bien que les tableaux de Rachel trouvent facilement acquéreur.
À trente ans, elle épouse Jurriaan Pool, un orphelin qui, à force de travail, a réussi à se faire un nom comme peintre de portraits et d’allégories. Peu de temps après, elle donne naissance à leur premier enfant. Neuf autres suivront. La plupart des femmes de son époque et de son milieu se cantonnent dans leur rôle de mère et d’épouse. Ce n’est pas le cas de Rachel : défiant les conventions sociales, elle continue à peindre, parvenant à combiner carrière et soins domestiques.
© «Musée des Offices», Florence.
Ses œuvres connaissent un succès grandissant. En 1699, elle est la première femme à être admise dans la confrérie de peintres Pictura à La Haye. Captivés, les clients doivent commander ses compositions florales des mois à l’avance.
En 1708, elle est nommée peintre de la cour de l’électeur palatin. Ne souhaitant pas déménager avec sa famille nombreuse à Düsseldorf, elle obtient du souverain l’autorisation de rester à Amsterdam, à condition de lui livrer un tableau par an. Elle entretient des relations cordiales avec le couple princier. Son dernier enfant, Jan Willem, né alors qu’elle a déjà 47 ans, reçoit le prénom du prince électeur. Celui-ci et sa femme acceptent d’être ses parrains et offrent au bébé une médaille d’or et à la mère une superbe coiffeuse composée de 28 pièces en argent. Jurriaan n’éprouve aucune jalousie à l’égard du succès de sa femme Rachel, qui éclipse sa propre carrière. Au printemps 1711, le couple reçoit la visite d’un savant allemand, Zacharias Conrad von Uffenbach, qui la décrira en détail. Jurriaan affirme fièrement à l’érudit que, en matière de compositions florales et de fruits, sa femme dépasse tous les maîtres actuels et anciens.
© «Stadtmuseum», Düsseldorf.
Dans le portrait de famille réalisé par Jurriaan Pool en 1716, Rachel, le peintre lui-même et leur fils Jan Willem forment un groupe détendu, harmonieux et bien en chair. C’est Rachel qui capte le plus de lumière. En 1723, comme si toute cette prospérité ne suffisait pas, ils gagnent de surcroît une énorme somme à la loterie d’État. Belle carrière, aucun souci d’argent et bonheur conjugal. Tout cela n’empêchera pas Rachel de subir le même sort que tant de mères de son temps. Elle verra mourir la plupart de ses enfants, qui partiront bien avant elle. Trois décèdent encore enfants, une fille à l’adolescence et deux fils dans la vingtaine. Sa dernière fille, Maria Margaretha, meurt à l’âge de 35 ans.
Qui plus est, Rachel se brouille avec son fils Isaac. Dans sa correspondance, elle se plaint qu’il «persiste dans son comportement et son attitude incorrecte et irresponsable envers ses parents». Ils ne feront la paix qu’en 1749. Veuve largement octogénaire «dont l’esprit et l’apparence sont merveilleusement conservés pour une femme d’un âge si mûr», pour reprendre les termes du biographe de peintres Johan van Gool, Rachel continuera jusqu’à son dernier souffle à réaliser des tableaux et à les vendre au prix fort. Elle s’éteint le 12 octobre 1750.