Rebelle mais fragile: «Sorry» de Bart Moeyaert
Auteur jeunesse prolifique dont l’œuvre a été maintes fois récompensée, Bart Moeyaert a fait paraître en 2018 Tegenwoordig heet iedereen Sorry (Querido). Les éditions La Joie de lire viennent de publier la traduction française de ce roman pour la jeunesse qui, malgré son langage simple, ne fait aucune concession à un public particulier.
«Ils ne changeront donc jamais: d’abord prendre une décision sans moi, ensuite me demander si je trouve que c’est une bonne décision. Cette fois, ma réponse est non.» C’est le week-end et bientôt le père de Bianca, âgée de douze ans, et son amie vont venir la chercher. Lui et «sa Cruz» trouvent que Bianca est intraitable ces temps-ci et préfèrent qu’elle ne vienne plus tous les week-ends.
Photo © S. Kronholm
Bianca admet être «une fille qui nécessite un mode d’emploi», comme dit sa mère, mais, d’autre part, sa vie n’est pas vraiment agréable en ce moment: son père, qui était son meilleur copain, la déçoit, son petit frère hyperactif, Alan, qui a des problèmes cardiaques, requiert toute l’attention de leur mère. Celle-ci essaie d’orienter ses enfants le mieux possible, dans la bonne direction, mais n’y réussit que moyennement. Quand Bianca en a assez d’être à la maison, elle va soi-disant se promener, mais, en réalité, elle fait simplement le tour du bloc pour se retrouver à l’arrière du jardin. Entre celui-ci et celui des voisins, il y a un endroit dont personne ne connaît l’existence: «Tant que je reste assise ici, je ne suis nulle part. Personne ne me trouvera jamais.»
L’inconvénient de disparaître pour aller nulle part est qu’on rate soi-même des choses, comme c’est à nouveau le cas maintenant: Bianca ne savait pas que Billie King, l’actrice populaire du feuilleton Ici chez nous, allait venir. Son fils est ami d’Alan et voilà que Billie King est assise sur leur sofa quand Bianca rentre de sa «petite promenade».
Selon son «mode d’emploi», Bianca ne manifeste pas toujours sa joie, même pas maintenant, alors qu’elle est ravie de voir Billie King. Visiblement, sa mère ne connaît pas bien le mode d’emploi et elle est contrariée par la réaction tiède de sa fille à cette belle surprise. Son irritation augmente quand Bianca se présente à Billie sous le prénom Perdón: «Perdón, c’est un prénom très ancien que presque plus personne ne porte. Aujourd’hui, tout le monde s’appelle Sorry.»
Bianca est un peu effrayée d’avoir lâché ces paroles sans réfléchir, mais il y a ici une actrice populaire, Billie, qui ne s’appelle pourtant pas non plus Billie quand elle est sur scène. Ce qui énerve maman, Billie le trouve simplement curieux et elle va découvrir une brèche dans la dure carapace de Bianca.
Tout se passe dans la tête de Bianca et le lecteur doit être réceptif pour vivre cette situation et sentir l'intensité de la révolte intérieure de l'adolescente
Celui qui, innocemment, commence Sorry pour s’offrir un moment de détente arrêtera peut-être sa lecture après un certain temps. Car que se passe-t-il pendant les quelques heures que dure le récit? Deux enfants barbotent dans une piscine, les mères prennent le thé, la voisine vient sonner, le petit frère au cœur malade est oppressé… L’anecdote n’est pas très emballante et, en plus, le personnage principal prend à peine part aux événements, elle observe. Tout se passe dans la tête de Bianca et le lecteur doit être réceptif pour vivre cette situation et sentir l’intensité de la révolte intérieure d’une adolescente qui n’est pas calme, mais qui agit calmement.
Bianca voudrait bien que sa mère voie la différence entre ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Non pas que cela soit toujours clair. Bianca la cherche encore elle-même et utilise pour cela son feuilleton favori. Elle compare régulièrement Ici chez nous à la réalité et constate qu’en privé Billie est tout autre que sur scène, même si elle emmène, parfois, ses tics d’actrice dans la vie quotidienne. La différence entre scène et réalité, entre réel et non réel est sans cesse évoquée d’une manière ou d’une autre: «Maman veut dire… mais à l’entendre, on pourrait croire» ou «Elle dispose d’un bouton grâce auquel elle allume son sourire ou l’éteint.»
Bianca observe ce qui se passe en scénariste et se distancie ainsi des expériences douloureuses. Comme lorsque maman dit à la visiteuse que les choses sont difficiles quand votre fille est un livre fermé. «Hein, ma chérie?»: «J’utilise le bouton-sourire de maman: mon sourire s’allume puis s’éteint. / Dans Ici chez nous, ce serait le moment propice.»
Dans les pensées de Bianca, le récit se poursuit. Elle se représente sortant de la pièce, s’arrêtant un instant juste devant la porte et ajoutant quelques mots. «Pour favoriser le suspense, je laisse le silence peser. Grâce au silence, les paroles que je prononce sans prévenir prennent plus de volume.» Alors elle révélerait qu’elle a coupé son image des photos de famille. «Ce serait un grand moment de cinéma.» Pourtant, elle ne le fait pas, ce geste qui exprime son sentiment de ne pas appartenir à la famille, qu’elle est une fille qui ne vaut rien, «ni plus ni moins que quatre fois rien.»
Au lecteur superficiel échapperont sans doute l'atmosphère lourde et l’aspect dramatique de ce que Bianca communique si parcimonieusement
En peu de mots et avec une grande précision, Moeyaert met en scène des situations qui se déroulent clairement et très intensément sous les yeux du lecteur. La langue est simple et, dans toute son insoumission, la narration de Bianca est souvent drôle. Mais au lecteur superficiel échapperont sans doute l’atmosphère lourde et l’aspect dramatique de ce que Bianca communique si parcimonieusement. Ou ne communique pas, car c’est souvent dans les silences qui tombent entre les mots et les idées que vibre la tension de tout le non-dit.
Bianca est reconnaissable et fidèlement décrite. À aucun moment, le lecteur n’a le sentiment que son personnage a été pensé et modelé pour correspondre au rôle qu’on lui a prévu. Sa voix est authentique, non embellie. Bianca est véritable. Un personnage de Moeyaert typique aussi: capricieux et fragile, implorant l’attention tout en se tenant à l’écart. Sur la couverture, l’illustrateur coréen Jang Myeong Uk met magnifiquement en images cette dualité: sur la face avant, une adolescente vous adresse un regard dur et revêche, et, si vous retournez le livre, vous voyez sur le petit visage, ici les yeux clos, sa grande fragilité.
Sorry ne peut être exploré à fond que par un lecteur capable de décrypter la langue suggestive et les nombreux espaces vides. Quelqu’un qui est disposé à lire et relire lentement, qui donne au récit le temps de l’imprégner et d’acquérir une signification. Pour les lecteurs jeunes ou inexpérimentés, cela peut être difficile. Aussi Moeyaert n’a-t-il pas écrit ce livre en pensant spécifiquement aux jeunes d’une douzaine d’années. Il prête sa voix à une fille de cet âge, parle de son point de vue à elle sans faire aucune concession à un public particulier. Le récit de Bianca est destiné à qui peut et veut s’y absorber.