«Redder» de Hannes Dedeurwaerder: échapper à une communauté sectaire
Redder (Sauveur) de Hannes Dedeurwaerder est un premier roman semi-autobiographique qui évoque le passé de son auteur au sein de la communauté pentecôtiste. Un regard original sur un univers qui reste d’habitude hermétique au monde extérieur.
Non, il n’a pas vécu lui-même tout ce qu’il décrit; Hannes Dedeurwaerder l’a reconnu en toute honnêteté lors de la sortie de Redder, son premier roman, qui se déroule entre les murs d’une communauté pentecôtiste. Cependant, tout ce qu’il évoque dans ce livre est déjà arrivé, les idées qu’il y distille sont plus vivantes que jamais, et il décrit avec réalisme, en bousculant bien des certitudes, ce que c’est que de grandir au sein d’une communauté religieuse stricte.
Redder raconte l’histoire de Samuel Stroobant, un garçon de dix-neuf ans qui grandit dans une famille très croyante, adepte du pentecôtisme. Cette religion détermine toute sa vie ou presque, même si Samuel se débat avec sa foi. Au fond, il aspire à être une preuve de l’existence de Dieu, «l’événement» en lui-même, plutôt que de se contenter de faire partie du flot infini de témoins des miracles qu’Il accomplit. Après tout, Samuel a sacrifié à la foi un an de scolarité de sa jeune vie, parce qu’il a refusé de répondre à des questions sur la théorie de l’évolution lors d’un examen de biologie.
Dedeurwaerder décrit avec réalisme, en bousculant bien des certitudes, ce que c’est que de grandir au sein d’une communauté religieuse stricte
Non, pour Samuel et ses coreligionnaires, c’est clair comme le jour: l’évolution telle qu’elle est prêchée à l’école est aveugle et vaine, elle est incapable d’aboutir aux organismes complexes que nous sommes. La seule alternative logique, et même scientifique, est que la création est le fruit d’un plan divin. On cite comme argument supplémentaire le philosophe anglais du XIVe siècle Guillaume d’Ockham, d’ailleurs moine franciscain, ce qui ne doit rien au hasard, en simplifiant commodément sa fameuse théorie du rasoir par l’idée que «l’explication la moins complexe est toujours la plus probable».
Comme les autres adeptes, Samuel tire ses connaissances et arguments d’ouvrages fictifs tels que Voici l’homme, et est influencé par des références littéraires comme Ton âme pour un peu d’argent de poche, censé démontrer la nature démoniaque du monde du rock’n’roll. Une expérience de lecture des plus dérangeantes pour un amateur de musique tel que Samuel –mais il y croit.
Et pourtant, Arvid, son camarade de classe, un véritable rebelle, grignote peu à peu les certitudes de Samuel, sème le doute dans son esprit, pose des questions auxquelles Samuel doit parfois se contenter de répondre d’un haussement d’épaules, déplorant l’étendue de l’ignorance de son ami. À moins que ce ne soit l’inverse? Samuel considère le doute comme un cancer, une maladie incurable, et se retire de plus en plus dans un parc naturel, dans la cantine duquel il travaille le week-end. Mais il doit aussi tenir compte de Molly, une fille de l’église pour laquelle il éprouve des sentiments, ainsi que du souhait explicite des dirigeants de l’église de l’envoyer à Amsterdam pour le préparer à sa vocation de missionnaire.
Deux aspects de ce livre sont particulièrement réussis. Dedeurwaerder montre avec brio ce que signifie grandir avec la foi dans une communauté sectaire qui reste en général fermée aux non-initiés. Doute et fanatisme alternent, le premier tournant en boucle dans la tête du personnage, le second étant propagé à l’extérieur, et les deux tendances semblent parfois se renforcer l’une l’autre, comme si Samuel en avait besoin pour se convaincre durablement. Cette lutte intérieure est habilement décrite, mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que Dedeurwaerder raconte son histoire sans céder à la rancune ou au ressentiment. Il montre aussi combien amour et solidarité sont présents dans ce genre de communautés, et combien est solide le lien qui unit les croyants, des gens qui se considèrent comme une grande et même famille. Bien sûr, cela rend d’autant plus difficile toute tentative de se soustraire au groupe, et cette émancipation est donc tout sauf évidente.
On peut en outre y voir un parallèle avec d’autres fanatismes du même ordre, qu’il s’agisse de communautés religieuses, d’antivax ou de jusqu’au-boutistes idéologiques aux extrêmes du spectre politique. Dedeurwaerder illustre la façon dont on peut tomber dans des erreurs de raisonnement en recherchant les preuves de ce dont on est déjà persuadé, et combien il est difficile de s’en libérer.
Dedeurwaerder montre aussi combien amour et solidarité sont présents dans ce genre de communautés
C’est là que réside en grande partie le mérite du livre, qui du point de vue littéraire, s’avère souvent un peu trop explicite. En outre, Dedeurwaerder, qui est aussi rédacteur publicitaire, a tendance à pécher par excès de jeux de mots, même si certains sont brillants. Cependant, ce premier roman possède une profondeur qui lui confère une intensité et un rayonnement particuliers. Le titre donne déjà un indice en ce sens: Redder est riche en références aux textes du regretté chanteur et écrivain gantois Luc De Vos du groupe Gorki, un homme qui, et ce n’est pas un hasard, recherchait avec mélancolie une forme disparue de chaleur humaine, qu’il retrouvait dans la foi. Cette intertextualité rend la lecture de Redder encore plus passionnante, de même que la quête du véritable sens de la vie entreprise par Samuel Stroobant.
Hannes Dedeuraerder, Redder, Bibliodroom, 2022.
Seul dans une boîte pour désillusionniste
Je n’arrivais pas à oublier l’opinion méprisante de Molly au sujet de mon projet musical avec les enfants. Le fait qu’Anguille sous Rock me manque et que j’aie tant savouré mon concert solo au Roseau –même si ce n’était que pour un auditoire d’à peine trois personnes– n’était-il pas en effet la preuve que j’étais en dessous de mon niveau avec les Sauveurs? Que j’étais en droit d’exiger davantage de moi-même et qu’il était temps d’arrêter de garder mes talents musicaux sous le boisseau?
Peut-être devais-je continuer d’insister auprès de Danny pour jouer les morceaux pendant le service dominical, comme il me l’avait promis. Mais puisque je supposais que Molly ne viendrait plus aux Eaux vives, j’abandonnai cette idée et décidai de me concentrer sur Jump/Start, le festival de notre église qui aurait lieu pendant le dernier week-end des vacances d’été. Cet objectif me laissait suffisamment de temps pour convaincre Molly de venir. En outre, je ferais face à un public de quatre cents personnes, soit plus du double de celui de l’église. Quelle meilleure façon de marquer le coup pour mes dix-neuf années passées aux Eaux vives que de donner un concert là-bas, avant mon départ pour Amsterdam où j’irais porter la parole de Jésus? Le seul problème, une fois de plus, était Danny qui, en tant que fondateur et organisateur de Jump/Start, n’avait pas dévié d’un millimètre du programme depuis sa création et défendait bec et ongles la même sempiternelle routine. Le festival était son enfant chéri, que lui seul élevait. Qu’est-ce que je viendrais faire là-dedans avec ma guitare?
Je tentai tout de même ma chance après le service dominical –qu’avais-je à perdre?– et je m’approchai de Danny de la manière la plus désinvolte possible. Accoudé à une table, profitant d’un rare moment de solitude, il remuait son café, plongé dans ses pensées. Son visage s’éclaira lorsqu’il me vit et il me tendit la main pour que je lui en tape cinq, ce que je fis avec enthousiasme, malgré mon aversion pour ce genre de geste. Tout était bon pour arriver à mes fins…
— Molly n’avait pas envie de venir, aujourd’hui? demandai-je d’un ton jovial.
— Elle est de nouveau au fond du trou, répondit-il en secouant la tête. Cette nuit, elle a même réveillé les autres filles avec ses cris de douleur. Deux moniteurs ont dû s’allonger sur elle pour la calmer.
— C’est grave à ce point?
— Personne ne sait ce qu’il lui arrive exactement. Elle allait un peu mieux ce matin, mais il était hors de question qu’elle vienne au service dominical. La gamine était éreintée.
— Je ne comprends pas, soupirai-je. Nous avons pourtant déjà prié pour elle à plusieurs reprises? Pourquoi Dieu la fait-il tant souffrir?
— Si seulement j’avais toutes les réponses, Samuel… Je me console à l’idée qu’Il sait ce qu’Il fait.
Je hochai la tête humblement.
— À propos, puis-je vous parler de quelque chose? osai-je demander après un bref silence.
À ces mots, son visage se plissa en un sourire. Il avala le reste de son café, essuya sa moustache avec sa serviette et, après avoir lancé un «merci» en direction de ma mère, il se laissa glisser le long du banc et sortit de table.
— Pour être honnête, j’attendais ça depuis un moment. Mais pas ici. Viens avec moi.
Sans comprendre ce qu’il voulait dire, je suivis Danny jusqu’à la porte derrière la table, qui menait à la réserve plongée dans une demi-obscurité où l’on triait les vêtements, lorsque cette tâche ne se déroulait pas dans le salon de notre bungalow. Comme toujours, la pièce, où régnait une chaleur étouffante, était remplie jusqu’au plafond de cartons de couches prêts à partir, sous la direction de ma mère, vers l’église jumelée en Roumanie.
Je sentis comme des papillons dans mon ventre lorsque j’entrai dans la réserve, et la même joie m’envahit que quand j’aspirais la peau à la surface du lait chaud ou que j’entendais le tintement de petits morceaux de verre dans le tuyau de l’aspirateur. Mon enfance avait en effet été grandement marquée par les nombreux week-ends et mercredis après-midi que j’avais passés ici, pendant que ma mère et d’autres femmes de l’église pliaient et triaient des vêtements. Je me fabriquais des cabanes en tissu, je grimpais le plus haut possible sur les piles de cartons ou je me cachais dans l’un des multiples renfoncements de la pièce. Quand je n’avais pas envie de jouer, je me faufilais souvent dans la grosse boîte vide au fond de la réserve, dont les parois étouffaient tous les bruits et où je pouvais passer des heures, assis en tailleur, à regarder les particules de poussière danser dans les rayons de lumière devant moi, rêvant de les rapporter à la maison sous mon bras.
À l’extérieur, quelqu’un avait tracé d’une gracieuse écriture d’enfant «boîte pour illusionniste». Au-dessus des premières lettres du dernier mot, on avait rajouté en caractères rouges «DÉS». Parce que cela sonnait si bien, lorsque j’étais dans ce carton, je m’imaginais toujours en désillusionniste. Avec une spécialité: disparaître sans manquer à personne.