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arts

Rembrandt en guise de diversion : Oeke Hoogendijk signe un véritable thriller d’art

Par Karin Wolfs, traduit par Caroline Coppens
25 mai 2020 9 min. temps de lecture

Dans My Rembrandt, la réalisatrice néerlandaise de documentaires Oeke Hoogendijk brosse le portrait des propriétaires d’un Rembrandt. Elle orchestre son histoire à la manière d’un policier palpitant relatant la recherche d’une toile inconnue du maître. Mais le plus intéressant est le fait que Hoogendijk s’attarde aussi sur le côté incongru de cette histoire.

Alerte spoiler! Pour ceux qui n’ont pas encore vu «My Rembrandt»: cet article contient des informations sur des rebondissements et des éléments étonnants qui risquent d’influencer le plaisir du spectateur.

Le marchand d’art amstellodamois Jan Six junior est aux anges. «C’est blatantly obvious!» Tellement évident! Le Portrait d’un jeune homme qui, dans le catalogue de la maison Christie’s, est attribué à «l’entourage de Rembrandt» est du maître lui-même. Le doute n’est pas permis selon ce membre de la fameuse famille patricienne amstellodamoise, qui a grandi dans une majestueuse maison de maître au bord de l’Amstel. C’est là qu’il montre sa trouvaille à son père, Jan Six senior. Le père pose son regard sur la photo du tableau dans le catalogue: «Nous ne le voyons que parce que tu l’affirmes.» Il laisse de bonne grâce son fils, historien de l’art, éclairer sa lanterne. Celui-ci effleure la photo d’un détail de la toile alors qu’il explicite la manière dont les ombres sont projetées sur le visage. Et qu’il évoque «l’ombre en S de Van Dijck» qui, «chez Rembrandt, passe toujours sur le globe oculaire».

«Regarde donc», poursuit Jan Six junior – onzième du nom. Il se tourne vers le mur derrière lui, où est accroché le portrait que Rembrandt a peint de leur ancêtre Jan Six Ier. Les yeux de celui-ci disparaissent en grande partie dans l’ombre projetée par le bord de son chapeau. Mais avant même que son père ait le temps de réagir, Junior balaie lui-même la suggestion de la table: «Là, ce n’est pas pareil parce que le visage se présente différemment».

Une inspiration instinctive

Cette scène de My Rembrandt, le nouveau film d’Oeke Hoogendijk (connue aussi pour The New Rijksmuseum, 2014), n’est pas seulement un récit passionnant et distrayant, il permet aussi de découvrir le personnage principal, sa quête, sa bravoure, sa vision. Bien que le jeune Six ne soit pas le seul que Hoogendijk présente dans son documentaire sur les propriétaires de portraits signés Rembrandt, il en est tout de même le protagoniste principal. Un parti pris que la cinéaste justifie dans une interview à la télé néerlandaise VPRO: «Les films sur l’art sont souvent éducatifs, je trouve. Ils ressemblent à des conférences. Le contenu est intéressant, mais la forme n’est pas très passionnante. Je me suis dit: il doit être possible de faire sur Rembrandt un film qui tend un peu plus vers le thriller. Un thriller d’art. Telle était mon ambition.»

Dans ce thriller, Jan Six junior apparaît tel une espèce de Sherlock Holmes spécialisé dans l’art: un enquêteur scientifique et un guide efficace et importé au pays des maîtres hollandais, qui chasse les Rembrandt inconnus. Lorsque son père imagine comment une toile a pu avoir vu le jour, Junior met aussitôt fin à ses élucubrations. Ce ne sont que radotages émotifs, non fondés et non prouvés, qui n’ont rien à voir avec la science ni avec la recherche de la vérité.

Il apparaît pourtant que pour Junior également, la quête commence par une inspiration instinctive, comme il l’explique un peu plus tard. «On arrive d’abord en terre inconnue. On voit une photo d’un tableau qui suscite une certaine impression. On se trouve dans une espèce de brouillard. Une espèce de scène du crime. Il manque le meurtre. On n’y était pas, mais on se trouve face à un cadavre. Il y a plusieurs indications: un tableau avec des indices. Et un bon détective a déjà imaginé qui peut être l’auteur du crime.» Il ne reste plus qu’à trouver les preuves.

Avec sa caméra discrète mais perspicace, Hoogendijk semble se contenter du rôle du Dr Watson, l’assistant qui suit son brillant maître avec admiration. Elle nous montre comment l’œil exercé de Six s’attarde sur un détail apparemment futile. Et comment ce détail paraît contenir un indice important.

Dans le cas de Laissez les petits enfants venir à moi, le premier Rembrandt que Six a découvert, c’était un autoportrait du jeune Rembrandt à l’arrière-plan de la scène partiellement repeinte. C’est ce détail qui l’a mis sur la piste du fameux «coupable». Dans le cas de la seconde toile, Portrait d’un jeune homme, ce sont notamment les zones d’ombre sur le visage. Comme Hoogendijk, nous assistons avec fascination à la manière dont le connaisseur nous révèle les secrets d’une toile.

En véritable Sherlock Holmes, Six combine méthodes scientifiques – analyse de la peinture et de la toile et réflectographie infrarouge – et «caractéristiques» et «profils» plus subjectifs issus des sciences de l’art pour déterminer ce qui, au niveau de la technique du style, correspond ou non à l’œuvre de Rembrandt.

Pour combler le vide entre le savoir et la croyance, il fait appel à l’œil expert et indépendant d’Ernst van de Wetering, spécialiste de Rembrandt. Dans un premier temps, Van de Wetering semble atteindre une autre conclusion que Six. Mais lorsqu’il connaît un peu mieux cette œuvre un peu étrange, qu’il s’y habitue, et lorsqu’il a imaginé une explication plausible pour une couture dans la toile, il se ravise et se rallie à la théorie dont Six est convaincu depuis le début : en effet, il pourrait bien s’agir d’un Rembrandt.

Tricherie?

La véritable intrigue n’apparaît que lorsque le marchand d’art Sander Bijl accuse son collègue Six de tricherie lors de l’achat du Portrait d’un jeune homme à Londres: une querelle qui prend même Hoogendijk par surprise. La vérité qui, pendant tout ce temps, couvait à l’arrière-plan éclate alors en plein jour: Six junior n’est pas un détective objectif, mais un commerçant intéressé. Oui, il entend élucider le crime, mais dès le départ, il n’a qu’un seul coupable en tête. Un phénomène répréhensible qualifié en droit pénal de vision tunnel, d’acharnement. Un péché mortel pour des enquêteurs, car une telle approche néglige à tort, voire rejette délibérément les preuves à décharge. Et prive le suspect d’un procès équitable.

Même chez le professeur Van de Wetering, l’amour de Rembrandt est tel que son cœur – et, partant, son regard – est prêt à accueillir un nouvel «enfant» dans la famille Rembrandt. Et le spectateur, pendant ce temps, ressent ce qui n’est jamais exprimé à voix haute : pour tous les protagonistes, il est peut-être bien plus intéressant de trouver un véritable Rembrandt que de devoir reconnaître que l’auteur ne pourra jamais être désigné avec certitude. Apparemment, la question n’est plus celle de savoir qui est l’auteur, mais si Rembrandt aurait pu l’être.

Dans de telles circonstances, le détective Holmes, mais aussi l’expert indépendant, n’apparaissent plus comme des guides enthousiastes, mais comme des acteurs poursuivant un but. Lorsque leurs motifs sont divulgués, Hoogendijk n’est plus un Dr Watson docile, mais l’œil indépendant le plus acéré. Et elle ne pointe pas le doigt sur les aspects qui doivent capter notre attention, comme le fait Six, mais elle nous donne seulement des indications qui nous permettent de composer notre propre vision et d’élaborer notre propre théorie. Car pourquoi ces hommes sont-ils à tel point obnubilés par ce seul auteur potentiel?

Depuis le début – et c’est là tout l’intérêt de ses observations – Hoogendijk prête attention au côté absurde de cette histoire. Alors qu’au départ, l’intrigue concerne la trouvaille d’un nouveau Rembrandt, elle se cristallise ensuite sur les contradictions, les doutes, sans oublier les intérêts en jeu. Tout cela rend le récit ambigu, et donc passionnant. Celui qui pensait voir une intrigue policière traditionnelle doit en réalité tirer ses propres conclusions des indices que lui tend Hoogendijk.

Imperfections humaines

Hoogendijk se détourne de la querelle opposant Six et Bijl et reste fidèle au portrait global qu’elle souhaite faire des propriétaires de toiles signées Rembrandt. Ainsi, il apparaît que l’histoire de Six junior n’est qu’une ligne dans un récit bien plus vaste que celui de la quête de ce seul tableau attribué à Rembrandt. Et cette approche s’inscrit dans la tradition de récits policiers plus communs qui ne s’attachent pas tant à la résolution clinique d’un meurtre «parfait», mais où la quête du détective symbolise plutôt un système moins parfait, plus humain, dans lequel il évolue. My Rembrandt ne concerne pas le vieux maître lui-même, mais l’émotion que ses œuvres suscitent chez leurs (potentiels) propriétaires. En termes policiers, on pourrait même affirmer que Rembrandt constitue ici une manœuvre de diversion censée détourner l’attention du véritable objet de ce thriller d’art.

Or, ce faisant, on minimise aussitôt le rôle de Rembrandt qui, en maître des imperfections humaines, est parfait dans son rôle. Non seulement Hoogendijk présente les propriétaires de tableaux de Rembrandt dans leur imparfaite beauté, mais l’esprit Rembrandt transparaît aussi dans la relation que ces propriétaires ont avec ses œuvres. Comme le baron français Eric de Rothschild, qui se réveille tous les jours entre les portraits de Marten & Oopjen. Ou le duc de Buccleuch qui, dans son château en Écosse, cohabite avec la Vieille femme lisant, comme s’il s’agissait d’une parente. Et puis il y a cet homme d’affaires américain, Thomas Kaplan alias «l’aspirateur», qui rachète tous les Rembrandt qui apparaissent sur le marché comme s’il s’agissait d’entreprises. Des trophées qu’il présente ensuite comme un tableau de chasse amoureux: il avoue même qu’il a embrassé sur les lèvres un portrait qu’il est le seul à pouvoir tenir dans les bras.

Il émane des récits de tous les protagonistes un amour sans bornes pour l’œuvre, une énorme soif de reconnaissance, mais surtout une grande admiration pour le vieux maître: son statut se répercute sur eux et transparaît dans leur attitude envers son œuvre. Hoogendijk évoque elle-même la thématique globale de son portrait documentaire: «Quelqu’un m’a dit : on peut aussi y voir les sept péchés capitaux. Tous les vices, de l’orgueil à l’avarice, s’y trouvent condensés. Mais il y a aussi l’amour du beau. Toutes les facettes inhérentes à l’art, donc.»

Effilochés

Quoi qu’il en soit, Hoogendijk a réussi à représenter avec une certaine légèreté et dans son imparfaite beauté l’humanité tellement évidente dans l’arène inhabituelle et élitaire des grands musées internationaux, des dignitaires et des fortunes anciennes et nouvelles. Et ce n’est pas par hasard qu’à l’exemple du grand maître, elle permet à certains effilochés d’apparaître dans le film : ils donnent un air de vérité aux belles apparences. Elle filme le majordome qui reçoit les cinéastes dans un majestueux salon parisien plein d’œuvres d’art, où ils sont venus interviewer le baron de Rothschild. Elle filme le petit chien frétillant qui, en termes de spontanéité, n’a rien à envier à la fillette qui se retrouve en compagnie des mousquetaires dans La Ronde de nuit. Elle filme Jan Six père qui, tel un capitaine sur son navire, indique à Hoogendijk la meilleure manière de le cadrer pendant qu’elle installe son matériel. Elle filme à la cuisine, regarde par-dessus les épaules et par-derrière des cadres, car c’est souvent ce qui se déroule en coulisse qui a le plus de sens.

Si le portrait dressé par Hoogendijk révèle une chose, c’est bien que rien n’est clair de prime abord, et qu’un portrait requiert un examen soigneux. D’un œil perçant et exercé prêt à prendre tout en considération, même les éléments qui détonnent. D’un œil vif, capable de capter les moments spontanés. Ce que l’on découvre alors n’est pas univoque et demande une interprétation plus approfondie : une zone de tension qui pourrait bien être dominée par l’instinct.

Le film peut être visionné jusqu’au 7 août 2020 ici.
Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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